Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 153

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Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 340-342).

153.

D’ALEMBERT À LAGRANGE.

À Paris, ce 14 septembre 1778.

Il y a longtemps, mon cher et illustre ami, que je vous dois une réponse. Comme je n’ai rien de fort intéressant à vous mander et que je vous sais occupé à de meilleures choses, je vous épargne cet ennui. Mais les sentiments que j’ai pour vous n’en souffrent pas, et vous pourrez en voir la preuve dans le Mercure du 5 septembre[1], où, en faisant l’extrait du dernier Volume de l’Académie, j’ai parlé de vous comme je le dois, comme j’en pense et comme en doivent penser tous ceux qui vous connaissent.

Je vous conjure de nous envoyer quelque chose pour le prix des comètes. Si vous ne venez à notre secours, nous courons le risque de couronner un Ouvrage médiocre. Celui auquel nous avons accordé en dernier lieu la moitié du prix était assez peu de chose. Je suis très flatté de ce que vous me dites de mes Recherches sur la cause des vents. Il y a trente ans que je fis cet Ouvrage et que je fus obligé de le faire en quatre ou cinq mois, du mois d’août 1745, où je reçus le programme, jusqu’au mois de décembre, où il fallut envoyer ma pièce. Ayant depuis ce temps fait de nouveaux pas dans la théorie des fluides et dans le calcul des différences partielles nécessaire à ces sortes de problèmes, j’avais toujours eu envie de reprendre ce travail sur les marées et sur les vents. M. de la Place m’en a dispensé, et je suis fort content de ce qu’il a fait là-dessus, quoique je n’aie pu guère l’étudier à fond ; je crois cependant qu’il lui a échappé quelques remarques assez importantes mais cette omission, si elle est réelle, n’ôte rien au prix de son travail.

Je ne sais si vous aurez reçu un petit éloge de Fénelon que j’ai lu à l’Académie, en présence de l’Empereur[2], et qu’on m’a demandé pour le nouveau Mercure. Je viens d’y mettre encore un Éloge de La Motte, que je compte vous envoyer aussi bientôt. Je suis bien fâché de n’être presque plus en état de m’occuper d’autres choses que de ces misères littéraires, dont pourtant nos beaux esprits ont la bonté de faire quelque cas, mais que je donnerais de bon cœur pour un beau problème de Géométrie. Je crois pourtant que je donnerai un Volume d’Opuscules mathématiques l’année prochaine, mais il contiendra bien peu de chose qui puisse vous intéresser. Je veux vider mon portefeuille, même des ordures qu’il contient, afin de n’y plus penser, car tout travail de tête me fatigue trop à présent.

M. de Condorcet m’a dit vous avoir écrit au sujet du prix qu’il a remporté. Il doit aussi avoir répondu à M. Formey, et je ne sais si M. Formey a envoyé la médaille, dont il doit avoir le reçu, que je lui ai fait tenir par M. de Rougemont, banquier du roi de Prusse à Paris.

Adieu, mon cher et illustre ami ; aimez-moi toujours. Nous voilà tous engagés dans une guerre de terre et de mer[3] qui ne finira peut-être pas sitôt. Dieu veuille que mes craintes soient mal fondées ! On fait ici bien des vœux pour le succès de vos armes, parce qu’on croit que votre cause est juste. Adieu encore une fois ; je vous embrasse aussi tendrement que je vous aime. Mes très humbles respects à l’Académie.

À Monsieur de la Grange, de l’Académie des Sciences de Prusse et associé
de celle de Paris, à Berlin
.
(En note : Répondu le 12 décembre 1778.)

  1. Voici comment d’Alembert y parle de son ami :

    « Nous ne faisons qu’annoncer aussi les belles recherches sur le mouvement séculaire des nœuds et des orbites des planètes par le célèbre M. de la Grange, que l’Académie a couronné tant de fois, qu’elle a adopté très jeune encore dans le petit nombre de ses associés étrangers, dont il est un des plus illustres, et qui unit au plus rare génie le caractère le plus estimable. » (Mercure de France, 5 septembre 1778, p. 55.) Ces lignes sont extraites d’un article sur le Volume des Mémoires de l’Académie des Sciences de 1774.

  2. Cet éloge de Fénelon, imprimé dans le Tome II (p. 487 et suiv.) des Œuvres de d’Alembert (Paris, 1821, in-8o), avait été lu à la séance publique de l’Académie française du 25 août 1774, et le fut encore à une séance particulière du 17 mai 1777, à laquelle Joseph II assista.
  3. La guerre fut déclarée par la France à l’Angleterre le 10 juillet 1778.