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Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 166

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Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 366-367).

166.

D’ALEMBERT À LAGRANGE.

À Paris, ce 11 mai 1781.

Quelque plaisir que j’aie, mon cher et illustre ami, à recevoir de vos Lettres, je sens très-bien que vous avez beaucoup mieux à faire, et je me console de tout ce que je perds à votre silence par tout ce que la Géométrie doit y gagner. Vous êtes bien bon de vous être occupé quelques moments de mes dernières rapsodies elles n’en valaient pas la peine, et je serais bien content si elles vous avaient seulement donné l’idée de vous occuper profondément de tout ce que je n’ai fait qu’effleurer. Ce que vous me mandez sur les fluides m’a paru très-intéressant et me donne grande envie de connaître toute la suite de vos belles recherches sur cet important sujet.

Souvenez-vous toujours que je n’ai point encore le Volume de 1778 ; il est vrai que je l’attends avec moins d’impatience depuis que vous avez bien voulu me faire part de ce qu’il contient de votre façon. Quoique je sois presque absolument hors d’état de m’appliquer à la Géométrie, je conserve le peu de forces qui me restent pour vous lire encore et pour vous entendre, s’il est possible à ma pauvre tête, que la moindre contention fatigue. Je m’amuse à repasser toutes les sottises mathématiques que j’ai écrites depuis quarante ans, et je jette sur le papier quelques remarques que cette lecture me suggère mais ces remarques ne paraîtront tout au plus qu’après ma mort, si même ceux à qui je les laisserai les jugent dignes de paraître, ce qui est au moins fort douteux. Ma situation est d’autant plus fâcheuse, que je ne puis guère m’occuper de la seule chose qui m’intéresse véritablement, c’est-à-dire des Mathématiques. Tout le reste n’est pour moi que remplissage, dont je m’amuse faute de mieux.

Le marquis Caraccioli est parti le 1er de ce mois. Il est pénétré de douleur de quitter ce pays-ci, et il a bien raison, car il y était bien aimé et recherché. Je ne vois personne qui ne le regrette vivement, et je le regrette plus que personne, car il avait pour moi toute l’amitié possible, et je le voyais presque tous les jours, ou chez moi, ou chez lui, ou chez des amis communs. Il m’a écrit en partant une Lettre pleine d’amitié, à laquelle j’avais répondu d’avance en lui faisant les plus tristes et les plus tendres adieux. Ma situation, mon cher ami, est vraiment affligeante. J’ai perdu depuis cinq ans, soit par mort, soit par absence, cinq ou six personnes qui m’étaient chères ; j’ai perdu le goût de tous les plaisirs, excepté celui des études mathématiques, auxquelles je n’ose me livrer ; ma santé ne me laisse que la force qu’il faut pour vivre, en usant d’un grand régime. Il faut se soumettre à ce malheur de la condition humaine. Je me console au moins en pensant que vous m’aimez toujours un peu, et je suis plus que consolé pour la Géométrie en pensant que vous vous portez mieux que moi. Adieu, mon cher ami ; je vous embrasse aussi tendrement que je vous aime.

À Monsieur de la Grange, des Académies royales des Sciences
de France et de Prusse, à Berlin
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En note : Répondu le 21 septembre 1781, par M. le baron de Bagge.)