Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 167

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Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 368-370).

167.

LAGRANGE À D’ALEMBERT.

À Berlin, ce 21 septembre 1781.

J’ai reçu, mon cher et illustre ami, votre dernière Lettre, et je suis infiniment sensible aux nouvelles marques qu’elle contient de la continuation de votre amitié. Je voulais attendre, pour vous récrire, que j’eusse quelque chose d’intéressant à vous mander ou à vous faire passer, mais je ne puis m’empêcher de profiter de l’offre obligeante que M. le baron de Bagge[1] a bien voulu me faire de se charger d’une de mes Lettres pour vous, ne fût-ce que pour vous donner simplement de mes nouvelles et me recommander à votre souvenir. Les chaleurs de l’été, qui ont été cette année très-fortes ici, m’ont empêché de terminer, comme je me l’étais proposé, différentes choses que j’ai depuis quelque temps sur le métier ; je vais maintenant les reprendre, mais je ne puis encore prévoir ce qu’elles deviendront. D’ailleurs, je commence à sentir que ma force d’inertie augmente peu à peu, et je ne réponds pas que je fasse encore de la Géométrie dans dix ans d’ici. Il me semble aussi que la mine est presque déjà trop profonde, et qu’à moins qu’on ne découvre de nouveaux filons il faudra tôt ou tard l’abandonner.

La Physique et la Chimie offrent maintenant des richesses plus brillantes et d’une exploitation plus facile ; aussi le goût du siècle paraît-il entièrement tourné de ce côté-là, et il n’est pas impossible que les places de Géométrie dans les Académies ne deviennent un jour ce que sont actuellement les chaires d’arabe dans les Universités.

Le Volume de 1779 est imprimé, mais je n’ai pu encore en avoir un exemplaire pour vous l’envoyer. Je compte que vous aurez reçu les deux précédents, que j’avais mis dans un paquet adressé, il y a quelque temps, à M. de Condorcet. Ce paquet contenait aussi des exemplaires de mes derniers Mémoires pour MM. de Condorcet et de la Place, et voici deux Planches que je vous prie de vouloir bien leur remettre de ma part pour compléter ces exemplaires. Elles n’étaient pas encore prêtes lorsque je fis le paquet. Comme ces Mémoires ne contiennent que des choses ordinaires, et que d’ailleurs vous recevez régulièrement nos Volumes, j’ai cru devoir me dispenser de vous en envoyer aussi un exemplaire à part ; mais je vais donner à l’imprimeur mon travail sur la libration de la Lune, et, aussitôt qu’il y en aura un exemplaire de prêt, je tâcherai de vous le faire parvenir. Je profiterai aussi de la première occasion que j’aurai pour vous envoyer les nouveaux Volumes de Gœttingue, que j’ai chez moi depuis quelque temps, ainsi que notre nouveau Volume.

Voudriez-vous bien avoir la bonté de dire à M. de Condorcet que j’ai reçu les deux Lettres qu’il m’a fait l’honneur de m’écrire par MM. Caillard et Poterat ? Comme ils n’ont ; fait l’un et l’autre que passer ici, je n’ai pu que les voir un moment, et j’ai fort regretté de n’avoir pu cultiver leur connaissance autant que leur mérite me l’avait fait désirer. Je remercie M. de Condorcet de tout mon cœur de me l’avoir procurée. Je vous prie aussi de lui dire que depuis longtemps je n’ai reçu aucun de vos Volumes et que le dernier que je possède est celui de 1776. Je crois qu’il a paru aussi le neuvième Volume des Mémoires présentés[2], que je n’ai pas non plus. La partie historique de ces Volumes est une des choses que je lis avec le plus de plaisir et d’intérêt, et c’est ce qui me fait principalement souhaiter de les recevoir. Si vous avez des nouvelles du marquis Caraccioli, je vous prie de m’en donner ; je remets à lui écrire à la fin de l’année, et je serais bien aise de savoir si l’on doit adresser les Lettres directement à Palerme ou bien à Naples.

Adieu, mon cher et illustre ami ; portez-vous bien et conservez-moi votre précieuse amitié, à laquelle je réponds par toute la tendresse de la mienne. Je vous embrasse de tout mon cœur.


  1. Charles-Ernest, baron de Bagge, chambellan du roi de Prusse. Il se rendit ridicule à Paris et ailleurs par ses manies musicales. Il avait la passion du violon, jouait faux, et se croyait le premier virtuose de son temps. Joseph II lui fit un jour ce compliment ironique, qu’il prit au sérieux « Baron, je n’ai jamais entendu personne jouer du violon comme vous. » Voir entre autres, sur lui, les Mémoires secrets de la République des Lettres aux dates de février 1782 et des 3 et 5 juin 1783.
  2. C’est-à-dire du Recueil intitulé Mémoires de Mathématiques et de Physique présentés à l’Académie royale des Sciences par divers savants et lus dans ses assemblées.