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Dans le jardin du féminisme/Les Sources

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy éditeurs (p. 1-50).

DANS LE JARDIN
DU FÉMINISME


LES SOURCES

Il y avait une fois, dans un salon où je me trouvais comme spectatrice, une très belle jeune fille d’une physionomie assez triste, et par cela même intéressante, qui piquait ma curiosité. Sa seule coiffure lui conférait un aspect sévère ; c’étaient de légers bandeaux bruns, ondulés, qui s’écartaient sur son front, sur le regard de ses yeux, à la manière d’un double rideau s’ouvrant sur la scène d’un théâtre. Et une pièce en effet se jouait constamment dans ce front chargé de pensées, dans ces yeux châtains qui scrutaient les choses avec un air de positivisme étrange, d’où n’étaient exclus cependant ni le charme ni la douceur. La bouche, qui est peut-être le trait le plus expressif d’un visage, et celui auquel il faut demander le secret de la nature d’une femme, ne souriait qu’avec une certaine condescendance, grâce à un effort, signe commun aux personnes qui ont souffert et à celles qui, par philosophie, sont revenues de tout. J’attribuais à cette jeune fille vingt-sept ou vingt-huit ans. Je vous l’aurais mal décrite si elle vous apparaissait là-dessus rébarbative, arrogante ou précieuse. Parmi toutes les autres femmes de ce salon, elle était au contraire exquise et ses attitudes timides lui donnaient de la grâce. On me dit qu’elle était interne du professeur X… dans un grand hôpital parisien. C’était donc d’un très important service de médecine qu’elle avait, en partie, la responsabilité.

Comme elle prenait part dans un petit cercle à une conversation, j’allai me mêler à ce cercle pour l’entendre, présumant bien que les propos d’une telle bouche ne seraient pas indifférents et qu’ils ne manqueraient pas de m’instruire sur cette psychologie de la femme moderne dont nous sommes tous avides, et sur les causes du féminisme que j’essayais alors de définir. Elle disait en effet d’une voix décidée, mais sourde et comme secrète :

— Il faut arriver à tuer sa sensibilité. La sensibilité n’est qu’un piège auquel notre volonté se laisse prendre. Lorsqu’on est parvenu à se dégager assez de sa sensibilité pour l’observer en quelque sorte extérieurement, on doit être assez fort ou pour la détruire ou tout au moins pour échapper à ses suggestions.

Quelqu’un me souffla tout bas :

— Ne l’écoutez pas ; c’est du paradoxe. Je la connais. C’est le cœur de femme le plus tendre qui existe. Pour ses malades, elle est la bonté même. Et sa pitié est si grande que ceux qui l’observent s’aperçoivent fort bien qu’elle est entièrement vouée au soulagement de la souffrance humaine pour toute sa vie.

Mais j’entendais parfaitement ma jeune savante ; ce n’était pas à la bonté qu’elle intentait un procès. Pour la comprendre, il fallait reconstituer le cadre de son existence et l’y situer avec sa beauté, ses yeux de magicienne, son prestige d’intellectuelle, son inexprimable attrait. Oui, dans ce milieu des hôpitaux où, malgré l’afflux des étudiantes, on ne voit pas deux jeunes filles pour dix garçons, on peut imaginer le point de mire qu’elle était depuis quatre ou cinq ans, devant tous les externes ou internes des différents services où elle avait passé. Que d’enthousiasmes avait-elle dû soulever ! Je présumais qu’elle avait dû être aimée bien des fois et follement, car elle le méritait. Mais en bonne logique et sans qu’elle me fit la moindre confidence, je pouvais conclure ce qu’une femme de sa sorte avait pu répondre aux aveux éperdus de ses jeunes camarades. Bien trop fière et se sentant trop exceptionnelle pour engager sa vie au premier carabin venu, alors qu’il représentait le vulgaire parmi les garçons, et elle le rare parmi les filles, elle avait pris une attitude. Elle s’était composé un extérieur de marbre : sa dignité le lui commandait d’ailleurs. Mais l’intérieur ? Son cœur et sa jeunesse ne s’étaient-ils jamais émus ? Avait-elle pu voir sans frémir les désespoirs causés par ses refus ? Avait-elle, devant les mirages offerts, ignoré toute tentation ? Son implacable et doctrinaire affirmation : « Il faut tuer sa sensibilité », et la mélancolie, qui sur son charmant visage paraissait une fleur d’habitude plus que le témoignage d’une crise morale, n’étaient-elles pas deux aveux sur ce sujet ?

Ainsi le hasard me mettait en présence d’un échantillon supérieur de ces intellectuelles intransigeantes auxquelles je me suis plu à donner jadis le nom fabriqué de Cervelines. Elle était le plus beau terrain d’expérience que je pusse rêver pour étudier l’origine même du féminisme. Car le féminisme n’est pas né de la masse. Il a ses meneuses. Et celles-là même ne l’ont pas créé arbitrairement. Il a été le produit de leurs impressions, et, qu’elles me le pardonnent, de leur sensibilité déformée. J’allais donc pouvoir, près de celle-ci, déterminer certaines lois qui me demeuraient inconnues.

— Mademoiselle, lui dis-je, n’estimez-vous pas que l’on perde plus qu’on ne gagne à détruire sa sensibilité, pour autant qu’on y parvienne ?

Ma jeune féministe me regarda d’un petit air supérieur :

— Mais non, répondit-elle, puisque cette sensibilité se dérobe à l’action de la volonté et qu’elle peut faire de nous le jouet de nous-mêmes et des autres.

— Vous voulez peut-être parler du cas de l’amour ? lui demandai-je, moins pour amener la causerie sur un sujet qui sera toujours le plus beau de tous que pour la forcer de s’exprimer, à mon plus grand profit, sur l’objet de l’initiale querelle dont je crois le féminisme sorti.

— Précisément, reprit-elle (et elle y marquait de l’empressement), l’amour est un des meilleurs exemples de la servitude où conduit la sensibilité déréglée.

Je m’excusai alors de posséder moins qu’elle l’esprit philosophique, de ramener plus volontiers les abstractions au concret, enfin je voulus savoir laquelle vaut le plus entre deux femmes, celle qui, n’écoutant que sa sensibilité, s’est soumise librement, pour la vie, à l’amour d’un homme, suivant en ceci la loi normale, ou celle qui, résistant au penchant de la nature par crainte de perdre sa totale indépendance, renonce à l’amour et prétend ne rien devoir jamais qu’à soi-même.

Il me sembla que là-dessus les yeux positifs de la jeune interne se troublaient un peu. Elle n’avait pas complètement jugulé ses nerfs et je touchais peut-être à une plaie. J’attendais qu’elle tranchât péremptoirement le cas, mais elle nuança :

— Cela dépend, dit-elle. Il y a telles conditions dans lesquelles une femme peut aimer sans se diminuer, sans s’asservir. Il y a telles circonstances où, en se refusant par exemple à un mariage digne d’elle, la femme se limiterait véritablement. Mais il en est d’autres où elle se doit à elle-même, où elle doit à sa dignité, à son développement intégral, d’immoler un amour destiné simplement à atrophier sa personnalité.

Vous croyez donc, lui repartis-je en souriant, qu’un pauvre cœur de femme qui aime vraiment puisse en venir à ces froids calculs, à ces idées mathématiques de valeur, de personnalité et que l’amour se mette dans une balance, comme vos petits enfants chétifs de l’hôpital ?

— Il le faut, répliqua-t-elle, avec un certain dédain de la littérature que je faisais là ; il le faut si l’on a résolu, et une femme le doit, de ne pas se laisser asservir par l’homme qui, lui, n’a jamais demandé que cet asservissement.

Elle avait lâché le grand mot. J’eus l’impression qu’elle venait de laisser tomber la clef de toute la théorie féministe. Le féminisme est moins un système qu’une révolte. Il serait si beau et si aimable s’il se contentait de travailler sereinement à l’épanouissement de la femme, à sa protection, à sa culture ! Mais l’humanité, qui a tant de peine à s’émouvoir pour une idée, ne se met en branle que si on la lance contre quelque chose. De même que la marche de l’évolution démocratique, au lieu de s’accomplir selon des lois établies dans la paix par des esprits exempts de passion, ne se fait en réalité que contre le capital et contre le patronat et contre la bourgeoisie, de même le développement féminin s’est entrepris contre l’homme. On dirait que tous les ferments sociaux sont à base de haine.

Une de ses amies me raconta plus tard : — « C’est une pauvre enfant qui lutte. Plus un être est fort, plus la vie lui oppose de rudesses. Ne trouvez-vous pas que, pour celle-ci, sa physionomie porte l’empreinte de douloureuses victoires remportées sur les duretés de l’existence ? — Oui, répondis-je, dans un service aussi chargé que celui du professeur X…, j’imagine assez ce que doit être l’internat ; la contre-visite à elle seule serait tuante pour un homme, après les cours, le laboratoire, les séances d’histologie. Que dire d’une jeune fille aussi fragile qui… — Vous n’y êtes guère, me répliqua l’amie ; je parle des difficultés sentimentales dans lesquelles se débat cette petite. Elle est courtisée par un médecin qui porte déjà un grand nom, à l’École, un assistant de son patron. Il en est fou. — Peut-être n’est-il pas libre ? questionnai-je. — Il est veuf, reprit l’amie de l’étudiante, et l’épouserait demain si elle daignait y consentir. Mais il l’effraye, et il y a de quoi. — Est-il donc pour quelque chose dans la mort de sa première femme ? demandai-je, épouvantée. » L’amie sourit et sans me répondre : — « C’est un homme d’une personnalité écrasante, d’une personnalité impérieuse, qui la mangerait. Il cherche à la dominer déjà par sa passion. Ce n’est pas ainsi qu’elle entend être aimée. Elle a trop pensé, elle a trop réfléchi ; elle a sa conception de l’amour. Elle veut un amour qui la laisse elle-même, qui n’empiète ni sur sa sérénité, ni sur sa liberté. — Et, murmurai-je, elle a présenté sa liste de conditions à l’homme passionné que vous venez de me décrire ? — C’est-à-dire qu’elle lui a opposé ses droits. Vous ne nierez pas qu’une femme telle que celle-là en a d’exclusifs. — Je pense qu’elle a au moins celui de ne pas aimer son physiologiste, car d’après ce que je viens d’entendre, elle le déteste. — Plût au ciel ! dit l’amie, car alors elle souffrirait moins. Mais elle l’adore. — Comment tout en aimant, voulus-je encore savoir, une femme peut-elle garder assez le culte de son moi pour lui sacrifier ce qu’elle aime ? Calculer ainsi n’est pas le fait de l’amour. — Vous ne connaissez pas la femme moderne, m’expliqua l’amie. La femme nouvelle qui a laborieusement libéré sa personnalité des entraves qu’on avait toujours imposées aux femmes jusqu’ici, pour qui cette libération a été une grande œuvre, la grande œuvre, la vocation, le but, ne peut cependant pas, le jour où, à force de patience, d’énergie, elle s’est totalement affranchie des secrètes servitudes que l’homme avait tissé autour d’elle comme un réseau, abdiquer et se soumettre comme si rien n’eût été fait et sous le prétexte de la passion qui est le plus insidieux des esclavages. Imaginez Sidonie mariée à ce savant (Sidonie n’était pas du tout le nom de mon interne, mais je le lui prête par jeu, parce que l’archaïsme un peu solennel et l’harmonieuse sonorité de ce vocable correspondent heureusement au caractère de cette orgueilleuse modeste). Imaginez Sidonie mariée à ce savant. Il est célèbre, il emplit le monde médical de sa réputation. Il se livre à des recherches de laboratoire qui piquent la curiosité générale. C’est une lumière puissante qui éteint complètement la petite flamme qu’il a épousée. Elle n’est plus rien, que la femme du grand homme. C’est fâcheux pour une créature, qui, étant seule, comptait naguère. Mais il y a pire. L’amour de cet homme est tyrannique, il est jaloux, dévorateur. Il entend être la raison du moindre souffle de la poitrine de Sidonie. Et le pire est que le propre penchant de l’étudiante se fait le complice de ce tyran. Vous me comprenez. Si elle écoutait sa nature, si, moins coutumière de discuter avec son propre individu et de tout se marchander à elle-même, elle obéissait à sa sensibilité, ce serait peut-être pour renchérir encore sur celle de son mari ; Que deviendrait alors la maîtrise d’elle-même cet ordre de l’âme entièrement sujette de la volonté ? »

À cet instant j’interrompis l’amie et la priai de me dire si l’étudiante avait réellement posé un tel ultimatum au savant amoureux. « Elle le lui pose, me répondit-elle, chaque fois qu’il tente non de la convaincre, mais de la vaincre, ce qui l’offense d’ailleurs cruellement. Elle décrète qu’elle n’acceptera qu’un amour qui gardera dans l’exercice de sa vie la place assignée par elle et ne la débordera jamais. — Cela n’empêche donc point l’amoureux de recommencer ? — Au contraire. — Cet homme est bien épris, pensai-je tout haut. — Sidonie ne le mérite-elle pas ? — Elle le mérite, et du premier instant que je l’ai vue, je n’ai pas douté qu’elle n’eût éveillé bien de l’amour dans le cœur de ses camarades. Mais c’était à ces simples jeunes gens ignorés que j’avais attribué le mal qui dévore, à ce que vous me dites, un célèbre médecin. — Oh ! rectifia l’amie, l’un va sans préjudice de l’autre. Il y a à cette heure deux étudiants de quatrième année qui se pourfendraient volontiers pour un regard de Sidonie, si elle donnait à l’un ou à l’autre l’occasion de s’en targuer, soit à la visite, soit au laboratoire de bactériologie où je sais qu’ils travaillent ensemble. — Eh ! bien, dis-je alors, avec le sens très louable que nous avons tous de donner aux conjonctures de la vie des solutions simplistes, eh ! bien, que n’écoute-t-elle alors l’un ou l’autre de ces jeunes gens à qui leur âge confère nécessairement une importance moindre que celle d’un assistant de professeur, et dont la personnalité se rangerait plus sagement au niveau que lui imposerait la valeur de Sidonie ? — Voudriez-vous, me répliqua vertement l’avocate de l’étudiante, qu’une femme telle que mon amie se soumît à l’amour d’un externe banal qui n’a jamais fait ses preuves, qui n’annonce aucune transcendance et lui est vraisemblablement très inférieur ? Malgré toutes les sages précautions que prenne la femme moderne qui se prête au mariage, il y a des liens, dans cette institution, et forcément des abdications. Ce serait péché qu’une femme supérieure les consentit au profit de quelqu’un qui ne la vaudrait pas. Ce serait reconnaître apparemment que l’homme, parce qu’il s’est arrogé tous les droits, peut les exiger toutes, ces abdications, en sa seule qualité d’homme. Quelle humiliation pour une femme ! »

Je résumai : « Donc l’intellectuelle, qui ne peut épouser un grand homme de peur qu’il ne l’éclipse, ne peut choisir davantage un homme moyen qui se trouverait indigne d’elle ? — Exactement. — Cela suppose, continuai-je, une intellectuelle enivrée de sa valeur, passant le temps à l’estimer, à l’apprécier, à la regarder au miroir, comme une coquette sa figure, ni plus ni moins. Nous sommes loin de cet oubli de soi, prélude au dévouement instinctif de celle qui sera destinée au sacrifice. — Pourquoi le sacrifice de la femme plutôt que le sacrifice de l’homme ? » dit alors l’amie de Sidonie. Et là-dessus je restai bouche close, car c’était le cri même du féminisme qu’elle jetait là et il est trop puissant pour qu’on le fasse taire d’un mot.

Je revis Sidonie. Elle revenait très lasse de sa clinique d’enfants, qu’elle a fondée avec le concours de la baronne Th., et où elle s’était attardée une heure et demie après le temps réglementaire. Ses yeux charmants étaient pleins des visions enfantines qu’ils avaient reçues toute l’après-midi ; elle souriait et racontait les mots de ses petits malades qui avaient cinq, sept, huit ans.

— Le féminisme…, lui dis-je.

Elle esquissa une grimace.

— Oh ! je vous en prie… Vous faites de moi une théoricienne insupportable. Il y a autre chose dans ma vie que le féminisme, et tenez, tout à l’heure, à la clinique, une petite fille de cinq ans qui commence de l’infection osseuse et dont on a coupé les boucles brunes.

Mais, dans le jardin du cœur de Sidonie, jardin profond dont on n’a jamais fini le tour, ce qui m’intéressait, ce n’était point le coin des clairs ruisseaux, des fontaines jaillissantes, mais la sombre région des terres sans fraîcheur, drainées et asséchées par artifice, dont elle a fait le champ de bataille de ses luttes. Je prétendais qu’elle m’instruisît et qu’elle acceptât de m’y conduire.

— Ce n’est pas avec vos histoires d’enfants que j’écrirai mon livre, l’interrompis-je en riant, mais d’après les lumières que vous m’aurez fournies sur les théories qui dirigent votre vie et celle de tant d’autres femmes, les théories qui, nées des intellectuelles, sont en train de changer la face sociale, et que, par crainte de me méprendre, je ne veux connaître que d’une femme comme vous. Le féminisme est le fruit de l’orgueil de la femme.

— Non, dit Sidonie, il est le produit de l’égoïsme de l’homme.

Ce mot me rappela qu’on admet généralement sans discussion l’abnégation de la femme et l’égoïsme masculin, faisant en cela une pétition de principe sur laquelle on s’en repose d’une plus ample argumentation. Autre chose était d’entendre développer ce thème par une Sidonie. Je l’y poussai. Elle ne demandait que cela :

— Pas égoïste, l’homme ? fit-elle en s’échauffant, pas despote ? Lisez le Code. C’est lui qui l’a fait et cela se voit. La femme est une mineure. Elle n’est même pas maîtresse de ses biens. La signature du mari vaut seule. La femme est astreinte à l’obéissance dans la vie conjugale ; et dans la vie publique, jusqu’à nos jours, elle était écartée de l’administration ; aucune participation à la vie civile. On avait bien trop peur qu’elle n’y prit conscience de sa véritable valeur et n’y oubliât qu’elle était faite pour servir. Voyez comme on murait la jeune fille en la persuadant qu’elle était incapable d’autre besogne que celle de la maison. L’homme savait bien que, du jour où elle se mêlerait comme lui à l’activité générale, son propre bien-être à lui, ses aises, sa gourmandise, ses goûts de volupté, que favorise l’assiduité de la femme au foyer, seraient sacrifiés et qu’il pourrait leur dire bonsoir. Aussi que de protestations indignées de sa part lorsque, grâce à l’initiative de nos maîtres et devanciers, les libérateurs de la femme, elle put s’évader et décupler sa vie en participant aux activités du dehors ! Par exemple vous souvenez-vous de la stupéfaction qui accueillit les premières doctoresses, les premières bachelières même. Nous avons fait du chemin depuis. Voici que, des intellectuelles, le mouvement s’est étendu à toute la classe moyenne et que les bureaux sont peuplés de femmes. Du même coup la mineure d’autrefois sera bientôt portée jusqu’à l’action politique ; ses pauvres droits, si contestés naguère, elle va sans doute pouvoir les défendre enfin elle-même. L’homme doit se dire mon règne est fini.

Je laissais Sidonie parler sans l’interrompre ; non pas que l’acidité de son discours me semblât être le propre de son esprit, mieux fait au contraire pour le miel que pour le vinaigre, mais parce que je voulais savoir quelle part tenait dans sa théorie l’hostilité d’un sexe contre l’autre. À la fin j’objectai pourtant :

— Ne craignez-vous pas que, par le fait qu’elle a obtenu certaines prérogatives, elle ait dû en abandonner d’autres qu’elles tenait de siècles nombreux, et qui n’étaient pas sans agrément ? Pardonnez-moi ; je parle de mille petits avantages que vous trouvez sans doute puérils et dignes de la mineure que vous n’êtes plus, mais qui néanmoins ne déplaisaient point. J’ose à peine les dire toutefois. C’était l’empressement désintéressé de l’homme près de la femme, c’est-à-dire la courtoisie, c’est-à-dire la reconnaissance d’une certaine souveraineté spirituelle à laquelle il rendait hommage par des riens. Ainsi lui cédait-il le pas sur la voie publique et sa place en voyage. Ainsi s’était-il imposé le devoir de lui épargner les peines et les efforts trop rudes. Un honnête homme ne supportait point, par exemple, qu’une femme soulevât un fardeau. Il devait toujours garder, près de celle que la nature a faite plus faible, l’attitude vigilante d’un gardien et d’un protecteur. Ne trouvez-vous pas, mademoiselle, que cela était charmant et que, ma foi, en bien des occasions la chose avait du bon ?

— Il faudrait, me dit Sidonie, que l’homme fût devenu un goujat notoire pour se soustraire, sous le prétexte que la femme sait gagner seule sa vie désormais, à des devoirs d’une élémentaire politesse et que l’on trouve même dans la rudimentaire civilisation des animaux. Car chez ceux qui vivent en troupeau, le mâle se précipite pour défendre les femelles attaquées ; et chez les gallinacés, qui joignent à une fière élégance la plus belle stupidité que je connaisse, on voit néanmoins le coq, lorsqu’il a découvert du bout de son bec un grain dans la poussière, le retourner et s’en jouer en caquetant jusqu’à ce que sa préférée dans la basse-cour soit venue s’en repaître. Ainsi le sentiment de ce qu’il doit à ses poules dépasse, dans cet oiseau bouffi de vanité, le désir d’un repas délicieux.

Je répondis à Sidonie :

— Parfaitement. Mais il y a chez les animaux cette particularité que la femelle n’a jamais revendiqué la tête du troupeau, ni la direction de la basse-cour. Le respect dû au plus faible est sa modeste revanche. Mais le jour où elle les prend toutes, le respect devient superflu. Je me suis aperçue que, depuis qu’on voit des femmes portefaix dans les gares ou présidant à la recette dans les chars populaires, l’homme se fait un moindre scrupule d’être assis pendant que reste debout le sexe qu’il sait capable de si rudes travaux. Ceci n’est qu’un fragile indice et comme le signe hésitant d’une transformation qui ne manquera pas de s’accomplir.

— Ce serait, dit Sidonie révoltée, la marque et la preuve nouvelles qu’il n’y avait qu’hypocrisie dans l’attitude chevaleresque de l’homme, et qu’il ne cherchait par sa politesse et ses petits soins qu’à maintenir dans l’esclavage celle dont il affirmait ainsi l’infériorité, car, si le rôle de la femme a changé, sa physiologie est demeurée la même.

— Tout se passe comme si elle s’était transformée.

— Elle ne s’est pas transformée ; c’est le courage et l’énergie de la femme qui ont fait tout l’effort.

— Je le reconnais avec admiration. Mais il est vrai que l’homme est moins porté à entourer d’hommages une créature qu’il voit l’égaler dans toutes les fonctions.

— Eh bien ! ses hommages, nous nous en passerons, s’écria Sidonie, pourvu qu’il renonce à exiger de nous le servage et à nous confiner dans les besognes ménagères où il était fort agréable pour lui en effet que nous excellions.

— Elles étaient les plus douces, objectai-je.

— Elles étaient les plus ennuyeuses, reprit Sidonie.

— Vous ne nierez pas, continuai-je, que dans le mariage…

— Ah ! vous en venez au pire, interrompit âprement Sidonie, car c’est bien là et sous la forme la plus traîtresse que l’homme a sacrifié la femme. Car enfin, ni plus ni moins, il a écrit dans le Code, comme je le disais tout à l’heure : « La femme doit obéissance à son mari. » Et il l’entraîne à cette sujétion par la comédie de la déférence galante et du culte amoureux. C’est à genoux qu’il lui demande le don d’elle-même. À peine l’a-t-elle fait qu’il jette le masque et redevient le maître. Non, non, jamais je ne pourrai admettre qu’un être libre, un être parfait en soi, entende encore sans frémir cette phrase abominable, décret d’un autre être qui ne le surpasse nullement « Tu obéiras ! »

— Le jour où vous aimerez véritablement, dis-je à Sidonie…

Elle interrompit en rougissant un peu :

— Ah ! vous aussi, vous comptez sur le mensonge de l’amour pour obscurcir dans l’esprit de la femme le sens de sa dignité. C’est un piège alors ?

— Belle savante, expliquai-je doucement, il n’y a pas là matière à dramatiser, je vous assure. L’obéissance à ce qu’on aime fait partie de l’amour. Soyez bien persuadée que dans un ménage uni chacun obéit à qui mieux mieux, et que l’homme lui-même, bien qu’il n’en trouve pas l’obligation dans le Code, cède souvent à sa compagne.

— Alors il ne fallait pas inscrire dans la loi ce texte avilissant.

— En cas de conflit, comme on devait déterminer qui céderait, la force des choses, le sens commun, le bon sens imposèrent que ce serait l’être le plus léger, le plus soumis au jeu de ses nerfs, le moins porté à réfléchir.

— Qui a prouvé, s’écria Sidonie, que la femme soit plus légère, moins portée à réfléchir ?

— Toutes les femmes ne s’appellent pas Sidonie, lui expliquai-je en riant (car elle savait que je me plaisais à lui attribuer ce vocable).

— Tous les hommes non plus, fit-elle en plaisantant aussi, puisque vous signifiez par ce nom la sagesse. Et, à la force physique près, je ne vois pas de différence qui fasse prédominer la volonté masculine.

Je n’osai pas lui objecter que la logique ne passe pas pour le fait des femmes, et que d’instinct on s’en réfère davantage à celle de l’homme, car ce lieu commun lui eût paru détestable. Je choisis un autre argument qui était à mon sens aussi assuré, mais qui offensait moins la susceptibilité de ma féministe :

— Celui sur qui pèsent toutes les responsabilités du foyer et qui en assure la subsistance a le droit d’en tenir le gouvernail.

Mais je vis que j’étais tombée de Charybde en Scylla.

— La responsabilité du foyer ? sa subsistance ? Mais, à moins que vous ne parliez d’une époque antédiluvienne, la femme y est pour une lourde moitié. N’est-ce pas elle qui conduit le ménage, élève les enfants, et, soit par sa dot, soit par les gains de sa profession, subvient en partie à l’entretien de tous ? Dans ce cas je me demande pourquoi ce ne serait pas, si un conflit éclatait, à sa volonté de prévaloir.

— L’obligation qu’elle a justement de tenir sa maison et d’élever les enfants lui rend difficile et exceptionnel l’exercice d’une profession ; quant à la dot, elle est loin de constituer le système général, et la masse ne la connaît pas. Lorsqu’un homme meurt laissant femme et enfants, on s’apitoie communément sur le sort de ceux-ci en disant : « Voilà une famille qui a perdu son chef et son soutien. » Si c’est la femme, on déplore le malheur, mais pour des raisons de sentiment plus qu’au point de vue des intérêts matériels et généraux. Le monde n’est pas si sot. Il situe ainsi le père et la mère aux plans différents que leur assignent et leurs natures opposées, et les missions respectives qui découlent de ces natures. Le monde comprend et admet que c’est en général à l’homme qu’appartient la direction de la famille.

— Le monde n’en est pas à une erreur près, dit Sidonie. Combien de fois voit-on la femme plus capable, plus digne surtout que le mari de diriger la famille. Mais on demande tout à la femme, sacrifices, peines, efforts, sans compensations. L’homme s’est chargé lui-même de se pourvoir de tous les droits en échange des obligations les plus agréables. Comme on exige peu de lui ! À lui toutes les distractions extérieures, les plaisirs, la vie brillante du dehors. À la femme les soucis ennuyeux et mesquins de la maison avec défense d’en franchir le seuil. Un impôt écrasant de devoirs tombe sur cette créature opprimée.

— L’homme n’en a-t-il pas lui aussi de très lourds ?

— C’est-à-dire qu’il s’est attribué les plus intéressants et qui le mettaient en situation de commander. On a vu cependant, par l’expérience des dernières années, que la femme était très capable d’assumer les mêmes charges. Elle peut faire les mêmes études, exercer les mêmes fonctions. Malgré tout, que de peines pour obtenir au même titre que l’homme son bulletin de vote ; que de luttes ! Ne l’a-t-elle pas acquis déjà par cette similitude de fonctions ?

— Ne soyons pas injustes, dis-je à Sidonie, et reconnaissons le privilège que, malgré son égoïsme, l’homme lui a toujours réservé. Il a toujours mis son honneur même à la tenir à l’écart des fonctions dangereuses. En cas de péril, les féministes mêmes reconnaissent qu’elles peuvent s’adresser à l’homme et le convier à des risques dont il est naturel qu’elles se garent. Que le péril soit le feu, l’eau, les malfaiteurs, on ne réclame pas là l’égalité des sexes. Enfin l’homme fait une chose pour laquelle la femme ne le remplacera jamais, et qui lui vaut bien quelques compensations.

— Et cette chose c’est… ?

— La Guerre.

Le doute ne m’était plus permis. C’était bien sur l’hostilité des sexes qu’était fondé le féminisme. Il y avait bien à sa source une sorte d’humeur de la femme contre celui qu’elle veut égaler, et par qui elle se croit persécutée. Je dis qu’elle se croit, car en réalité il n’apparait pas que, de son côté, l’homme nourrisse d’inimitié contre la femme. À peine s’il y a dans son esprit un peu de persiflage pour les petits défauts de sa compagne. Je ne parle pas de leurs querelles amoureuses où chacun attribue à l’autre, avec une réciprocité sensiblement égale, de la légèreté, de l’inconstance, de la duplicité, mais des sentiments qui font la base des rapports sociaux. Là, soit dans les lois, soit dans les mœurs, on trouve moins un penchant à sacrifier la femme qu’à la protéger. J’entends bien ici les féministes me dire que la femme n’était pas tant persécutée que méconnue, et que c’est faute d’avoir compris la véritable valeur de sa nature qu’on ne lui a jamais rendu justice ; elle est victime d’une erreur : celle qui lui attribue de l’infériorité. Il n’en est pas de pire, pensent les féministes, pour un être conscient de sa dignité, et il n’en est pas qui offense davantage. Voilà l’explication de leur rancune contre celui qui aurait exploité leur prétendue faiblesse en prenant partout la première place.

Un fait est indiscutable. C’est la tendance du plus fort à dominer dans toute société, et la lutte que doit opposer le plus faible, ou même la propre conscience du plus fort, à cet instinct animal. Cette lutte a été l’œuvre de la civilisation. Plus une société est perfectionnée, plus les petites gens et les femmes y gagnent d’honneur. Le christianisme, qui a réformé la société humaine, a commencé par conférer à la femme la plus foncière égalité qu’elle pût rêver, l’égalité spirituelle. Il l’a protégée dans le mariage en défendant la répudiation, « sous quelque prétexte que ce soit », a déclaré Jésus. Il l’a dignifiée dans le mariage en y prononçant l’égalité absolue de ceux qui seront « une même chair ». Dès la primitive Église, les femmes, qui furent les plus tendres et les plus ardentes propagatrices de la foi nouvelle, occupèrent un rang où elles prirent une magnifique revanche sur les humiliations passées. Ce développement moral et intellectuel de la femme suit toujours la marche du progrès dans une société. Au moyen âge, il y eut une explosion de féminisme dont l’influence est venue jusqu’à nous et dont nous sentons toujours les impérissables effets. Mais oui, le féminisme d’aujourd’hui a un grand précédent, et qu’il lui sera difficile de surpasser. C’est la Chevalerie.

Et c’était un féminisme plus souple, plus subtil que le nôtre. Il ne tablait pas, pour favoriser la femme, sur l’égalité des deux sexes, mais sur leurs différences même, ce qui était, si j’ose dire, plus intelligent et plus scientifique. Et il concourait ainsi davantage à l’harmonie de la société qui est d’autant plus parfaite que ses parties composantes diffèrent davantage et sont comme poussées et comme renforcées chacune en son caractère propre.

Le féminisme de la Chevalerie était fondé sur ce raisonnement psychologique : « L’homme par son instinct est conduit à abuser de sa force contre l’infériorité physiologique de la femme. Celle-ci, formée pour être le parachèvement de l’homme dans le couple et sa complémentaire, doit porter en elle des éléments spirituels qui manquent au premier, de façon que leur union compose un tout parfait. Ces éléments de sensibilité, de divination, de tendresse, essence de la féminité, sont le fait d’un plus délicat organisme, plus fragile, plus complexe, instrument raffiné d’une autre musique dont la subtile valeur échappe à beaucoup. Pour éviter que ne soient offensées cette délicatesse et cette subtilité, vouons un culte à cette faiblesse, organisons le règne moral du pouvoir féminin. De la sorte, nous donnerons toute son expansion à une influence qui n’obéit pas aux mêmes lois que l’influence du mâle, qui ne suit pas les mêmes procédés et qui serait vaincue d’employer les mêmes armes. »

Ce fut l’esprit chevaleresque. Il construisit un sanctuaire à la femme. Elle était dépourvue de la force physique : la Chevalerie en fit l’âme des combats et les guerriers s’en allaient à la croisade ou contre les barbares, en tout cas à la mort éventuelle, pour l’honneur d’un applaudissement féminin. Elle n’avait pas le pouvoir intellectuel ; mais l’inspiratrice de toute poésie, de toute littérature et de toute création de l’esprit, c’était la Femme. Elle était dépourvue de l’autorité qui mène les foules et ne légiférait point, mais elle se tenait auprès du législateur et il est impossible de déterminer la part immense qu’a prise son conseil ou le simple influx de sa présence dans les lois.

Les pays où l’esprit de la Chevalerie n’a pas régné et qui ont relégué la femme au harem ou dans l’esclavage, pour composer en quelque sorte une société essentiellement masculine, n’ont donné qu’une civilisation rude et bornée, stérile, incapable de progression ou d’évolution, dévorée d’intérêts grossiers et à base de force animale.

Par opposition, qu’on relève tous les caractères des sociétés où la Chevalerie a régi les mœurs, et on y verra la politesse, le désintéressement, l’élévation morale, la vitalité et le triomphe des valeurs spirituelles qui sont certainement les apports de la femme dans la collaboration sociale.

Ce serait donc une injustice et une ingratitude notoires à l’égard de la Chevalerie que de méconnaître qu’elle fut le premier féminisme et de lui faire grief des contraintes et des entraves qu’elle a imposées à la femme, alors que ces règles sévères n’étaient qu’une protection l’assurant contre toute déformation possible. Dans la gageure qu’avait lancée, à la Barbarie enchaînant la femme, la Chevalerie la délivrant, ces contraintes étaient la condition du succès, la garantie de l’œuvre entreprise. L’une avait fait des esclaves méprisées. L’autre, des reines spirituelles. Mais il fallait éviter de donner raison à la Barbarie en faussant dans une liberté absolue la délicatesse de l’élément féminin. On accepta, par exemple, le pouvoir spirituel de la femme, mais on maintint en France la loi salique par quoi elle était exclue de l’exercice de l’autorité et de la force. On décréta que ce serait un honneur pour le plus brave des chevaliers de défendre la plus faible des femmes, mais on isola la jeune fille, la veuve dans une sorte de tour des sévérités où toutes sortes de conventions devaient préserver la femme seule.

L’erreur du féminisme actuel qui veut ignorer sa puissante aïeule, la Chevalerie, c’est de n’avoir retenu de cette organisation que la tour des sévérités, comme les simplistes qui dans tout l’ancien régime ne voient que la Bastille.

Sidonie disparut du monde quelques mois, puis on l’y retrouva et elle n’avait pas changé de figure. C’était toujours ce même visage où la bouche semble habituée à dicter au cœur des ordres terribles. C’était toujours la douce et stoïque savante, qui s’est composé par principe une vie humanitaire. Je demanda :

— Eh ! bien, son physiologiste ?

— Ne parlez plus jamais de cette histoire, me répondit l’amie de l étudiante. C’est une chose finie, qu’il faut enterrer, oublier, n’avoir pas connue. Cet homme aujourd’hui est marié. Oui, avec une autre. C’est indigne, n’est-ce pas ? Après avoir juré qu’il se mourait pour Sidonie ! Ils sont tous les mêmes. Il a épousé la fille d’un grand confrère, une grosse dot, paraît-il, et nulle à faire pleurer. On dit qu’il lui avait tourné la tête depuis longtemps et qu’elle en rêvait. Peu importe, de Sidonie à cette petite oie blanche, quelle chute ! Je voulus savoir s’il s’était donné les apparences de trahir, en abandonnant insidieusement Sidonie, ou s’ils avaient rompu dans une de ces scènes éclatantes dont le théâtre et le roman sont nourris.

Mais, expliqua l’amie, ce n’étaient entre eux que scènes éclatantes. Elle avait à se défendre contre la sauvage exigence et, si je puis ainsi dire, le bolchevisme de cette passion qui voulait en quelque sorte exproprier cette sereine créature de sa force morale et de son self-contrôle. Ce qui est possible près d’une petite héritière mondaine qui vit entre le tennis, les thés et le fox-trott, ne l’est plus guère près d’une intellectuelle consciente de ses droits. Sidonie ne pouvait noyer sa personnalité dans l’amour. Elle a très noblement résisté. Cela a dû finir par fâcher ce monsieur.

Je réfléchis longuement. Sidonie était à l’autre extrémité du salon, silencieuse, debout et se penchant légèrement pour entendre une conversation. Sa joue délicate, un peu creusée sous la pommette, exprimait en même temps sa finesse excessive et une douleur cachée. Tout en elle était tendresse, grâce et bonté. Comme l’on comprenait qu’elle eût été si aimée ! Pourtant l’orgueil avait fait d’elle une insupportable précieuse qui avait exaspéré en fin de compte l’honnête homme auquel pendant des mois elle avait marchandé ce que l’amie appelait « sa personnalité ». Les hommes apportent dans l’amour plus de simplicité que nous. Un grand amoureux pardonne tout à ce qu’il aime, sauf ces chipotages. Il les trouve, avec raison, indignes de l’aveugle générosité qui anime la passion. Que ce médecin follement épris de Sidonie, l’aimant intelligente, savante, cérébralement puissante comme elle était, mais l’aimant toute et la voulant toute, se soit irrité de l’entendre dire : « Je vous aimerai jusqu’à la limite où ce sentiment n’entamera pas ma sereine volonté, je vous aimerai, mais sans me soumettre, sans obéir, sans oublier ce que je vaux ; je vous donnerai de mon âme, avec mesure, avec parcimonie, ce que je voudrai » ; oui, que d’entendre ces calculs le médecin en question fût parti dans un cri de haine et de colère, ce n’était que trop naturel. Je le dis à l’amie de Sidonie :

— Cette charmante fille n’a que ce qu’elle mérite. On ne lésine pas avec l’amour. Il comporte une humilité divine, une soumission. On n’aime qu’à la minute où l’on a dépouillé son moi, où on le renie au profit de ce qu’on aime. La première pensionnaire venue, le cas échéant, en sait là-dessus plus long qu’une doctoresse. La doctoresse a trop cultivé son orgueil. En gagnant beaucoup, elle a perdu quelque chose, ce quelque chose d’essentiellement féminin, cette flexibilité morale que l’homme exige dans l’amour.

Ce serait un peu fort, me repartit l’amie de Sidonie, que la femme fût condamnée pour toujours et jusque dans l’amour à cet anéantissement devant l’homme. Si elle fut jamais son égale, c’est bien là. Depuis les siècles préhistoriques, un préjugé veut qu’elle soit une proie. Dieu merci, nous ne sommes plus à l’âge de la Forêt. La libre associée de l’homme dans le mariage a le droit de conclure l’union avec autant de fierté que son conjoint.

— La fierté que l’homme mêle à sa passion a d’abord le mérite, dis-je, d’être bien inconsciente, et s’il réclame l’absolu, c’est que lui-même croit le donner. Le seul surcroît de force physique dont il est favorisé lui prête une apparence dominatrice. Au fait je ne crois pas que l’homme et la femme soient égaux dans l’amour. La femme y surpasse l’homme, précisément parce qu’elle est plus capable de s’exalter dans le renoncement. C’est que là il faut chercher la supériorité ailleurs que dans l’orgueil. Celui qui aime le mieux n’est pas le plus imbu de sa dignité ni de ses droits. À cause de cela, dans l’amour, la femme est la plus grande, Éponine vaut à nos yeux mille fois Sabinus qui était un héros. Elle s’était pourtant oubliée et n’avait point compté avec ses droits féminins. Qui lui imputera cet abandon à un manque de dignité ? Sidonie pour qui la médecine n’a plus de secret et qui en remontrerait à ses maîtres est adorable ; le contraste même entre sa féminité délicate et sa puissance intellectuelle lui donne un attrait irrésistible et je bénirais sa science qui en a formé un être si complet, à condition qu’elle ne lui eût rien ôté de ce qui a fait tant d’Éponines, depuis que le monde est monde. Je ne demande qu’à voir se développer intégralement la femme, mais que ce soit dans le style féminin.

— Éponine est Éponine. Mais la supériorité d’une Sidonie ne lui permet pas le même genre d’héroïsme.

— Pardon, interrompis-je. Il me faudrait savoir l’histoire du cœur de Sidonie depuis cette rupture, et ce qu’elle a fait de sa vie.

— Oh ! fit la féministe, son histoire, vous ne la voyez que trop inscrite dans la mine de cette pauvre enfant. J’ai été la confidente de sa douleur ; elle a dépassé tout ce que j’aurais pu imaginer chez la plus sensible et la plus instinctive des femmes. Ce lâche abandon a fait en un instant de notre fière savante une créature désemparée. J’ai assisté à ce naufrage moral ; ce fut affreux. Vous dites qu’elle n’était pas capable d’aimer. Ah ! si vous l’aviez vue souffrir, sans une plainte, sans une larme, comme une statue ! C’est à son travail qu’elle s’est agrippée pour ne pas sombrer tout à fait.

— Peut-être, avançai-je, y rencontrera-t-elle de nouveau quelque compagnon qui la consolera et bénéficiera cette fois de la dure leçon…

— La leçon ?… Pensez-vous donc que Sidonie regrette ce qu’elle a fait ? Elle m’a dit : « Mieux que jamais aujourd’hui, je mesure dans mon âme la place de cet amour et je m’applaudis. Véritablement, je n’aurais plus été moi-même. » Oui, voilà ce qu’elle m’a dit. Mais soyez tranquille. On n’aime pas deux fois ainsi. C’est bien fini. Jamais pareil orage ne perturbera. plus sa sérénité. Car elle ne peut être la femme ni d’un trop grand amour, ni d’un amour banal.

— Elle ne souffre plus ?

— Regardez-la plutôt !

L’exemple de Sidonie était venu concrétiser d’une façon pathétique la théorie des intellectuelles orgueilleuses sur l’amour. Elles introduisent dans ce sentiment un élément destructif qui est la révolte contre l’homme. La Chevalerie avait établi un ordre sur lequel étaient fondés les rapports de l’homme et de la femme. Nous avons vécu des siècles de cet ordre. C’était de la part de l’homme protection respectueuse et, ne le nions pas, domination ; de la part de la femme, souveraineté morale, assujettissement aux petits sacrifices, mais aussi puissance infinie de l’influence. Lequel était privilégié dans ce partage ? Les féministes assurent que c’était l’homme. À première vue, il le paraît, en effet, et le mot d’obéissance inscrit au Code, au passif de la femme, le dit avec une certaine brutalité. Cependant il ne faut pas conclure si vite. Lorsqu’on fait la balance des droits et des devoirs attribués aux deux sexes, on commence à pressentir qu’il devait y avoir une sensible égalité, car, si les petits sacrifices de leur liberté, de leurs aises, de leurs caprices étaient imposés aux femmes, les grands demeuraient l’affaire du sexe fort. Sur lui pèsent les plus lourds devoirs. Il ne faut pas, pour en juger, examiner à la loupe le cas particulier d’une famille, mais observer le large ensemble social. Les risques des inventions décisives, le péril de ces aventures qui assurent la continuité de l’essor dans une nation, les effrayants hasards des affaires où blanchissent les cheveux, qui les court ? Les métiers redoutables qui menacent la vie de l’artisan, qui les exerce ? Et toutes les charges militaires, qui les assume ? On a objecté l’héroïsme des infirmières durant la grande guerre. On a vu, en effet, de cette phalange admirable se détacher encore une élite et beaucoup de femmes ont été volontaires pour soigner les blessés sous les obus ; mais, quoi qu’aient fait ces créatures d’exception, fleurs rares de tout un pays et qui n’engagent pas leurs sœurs, leur tâche peut-elle être mise en parallèle avec l’holocauste sanglant de la grande masse combattante ?

Normal et naturel, le soin qu’a eu l’homme de tenir la femme à l’abri des dangers passe inaperçu. C’est un fait cependant et qui crée à la protégée des obligations. L’homme n’a pas manqué d’y tenir la main. Par une loi d’équilibre, à ses grands devoirs correspondaient des droits. Il les a revendiqués. Il s’est proclamé le tuteur de celle que l’honneur lui commandait de défendre. Il a dicté sa volonté. Cela n’était pas, à proprement parler, injuste. La justice ne consiste pas dans l’égalité des droits, mais dans l’égalité des rapports entre les droits et les devoirs. La femme a eu ses devoirs, ses lourds devoirs : la maison, la maternité, l’embellissement de la vie, mais elle a obtenu aussi ses droits, des droits spéciaux, qui n’étaient pas semblables à ceux des hommes, qui tenaient à la nature même de ses fonctions, c’est-à-dire à sa nature propre, c’est-à-dire ceux que la Chevalerie lui avait assurés.

Tel était l’ordre. On peut en concevoir un autre. Mais on ne peut juger que celui-là qui fut à l’épreuve des siècles. Il avait un avantage c’était de créer une harmonie entre les deux sexes dans la société. Ce qui est absurde, ce qui est anti-humain, c’est de mettre en désaccord et de jeter en guerre l’un contre l’autre, par la révolte, les deux éléments essentiels de l’humanité, alors que la vie ne résulte que de leur union. Je parle ici dans un sens, bien plus large que celui de la seule procréation, et veux dire que, socialement aussi, rien ne se fait sans la collaboration de l’homme et de la femme, qu’une société uniquement masculine est stérile, qu’une action uniquement féminine est invertébrée, et que, selon le mot de Jules Lemaître, les cerveaux aussi ont un sexe.

Le reproche que je fais aux femmes telles que Sidonie, c’est d’avoir jeté le cri de guerre et mis leurs sœurs en défiance contre l’homme, d’avoir en un mot établi une inimitié latente entre les deux sexes. J’ai vu, là-dessus, des féministes sourire et me rassurer en affirmant que la nature aurait toujours raison des doctrines et qu’elles-mêmes n’élèveraient jamais tant la voix contre le tyran que la nature ne criât plus fort et ne rapprochât de force les deux ennemis. Cela est certain, et ce n’est point des instincts que j’ai douté ; je n’ai jamais cru naïvement que l’amour fustigé par les théoriciennes allait s’enfuir en pleurant. Mais ce serait affreux qu’il restât grâce aux seules injonctions de la nature et contre la raison, et contre le gré de celles qui ne le toléreraient qu’avec mépris, et que, par exemple, les femmes entrassent dans le mariage avec mille arrière-pensées et suspicions contre celui à qui la nature les lierait plus que leur bonne volonté ou leur cœur. Quelle sorte d’amour que celui qui n’entraîne pas l’adhésion de l’être tout entier ! Aimer et poser des conditions, aimer et se réserver, avec des réticences et des restrictions ; aimer enfin en voyant dans son conjoint un ennemi secret dont on aura sans cesse à se défendre et à se méfier, c’est subir l’amour et pas davantage.

Voilà pourtant où l’orgueil et la peur de servir peuvent conduire les femmes et où je n’ose pas dire qu’il ne les a pas menées déjà. Car, en jetant les yeux autour de moi, dans une société où les femmes prennent un rôle de plus en plus important et vivent près des hommes dans la plus complète confusion des fonctions, je vois régner en même temps une sournoise rivalité, l’esprit haineux de la concurrence, et les plus débordantes manifestations du plus libre et du plus facile amour. Les féministes ont raison. La nature ne perd pas ses droits. Véritablement on aime plus que jamais. Mais comment aime-t on ?

Quant à celles qui, plus conscientes, comme Sidonie, ne supportent pas de compromis entre leur orgueil et leur sensibilité et n’accepteraient pas d’être entraînées par leur cœur en des chemins que n’aurait pas choisis leur dignité, quel sera leur sort ? Il ne me paraissait pas que celui de Sidonie eût rien d’enviable. Je me rappelais le mot qu’elle m’avait dit et qui m’avait passablement étonnée, lors de notre première rencontre : « Il faut arriver à tuer sa sensibilité. » Aujourd’hui le crime était consommé, elle le croyait du moins. Elle avait étranglé, au profit de sa « personnalité », le bel amour dont l’agonie la torturait encore. Elle n’y avait certainement gagné ni paix intérieure, ni profit moral, ni bonheur.

Ce n’est pas un avantage que ce sentiment d’hostilité peut apporter à la femme. D’avoir revendiqué une apparente indépendance, elle ne sera ni plus grande, ni plus heureuse. Pour quelques satisfactions d’orgueil, elle souffrira fatalement, car le cœur, lui, ne se paie pas de mots.

Il faut reconnaître au féminisme tout ce qu’il a fait pour le bonheur de la femme. Ce n’est pas en vain qu’il aura pris certaines Bastilles, et, en particulier, celle de l’ignorance où il n’y avait aucune raison pour que la femme fût maintenue. Il a servi la femme seule, en lui assurant le moyen de tenir d’elle-même sa subsistance. Il a enseigné le travail aux femmes et a par là même augmenté leur vie. Mais il aurait pu faire son œuvre sans dénoncer le vieux pacte de la Chevalerie qui avait toujours raison, je veux parler des lois anciennes qui avaient fixé depuis des siècles les rapports des deux sexes, et tendaient à l’harmonie par la spécialisation. On pouvait développer la femme, accroître sa vie sans opposer aigrement sa valeur à la valeur masculine. Il fallait la cultiver enfin dans le sens féminin, ne pas présenter la subordination mutuelle des deux sexes comme un opprobre, ne pas crier à la victoire quand les femmes faisaient par exemple les portefaix dans les gares, enfin ne pas poser, surtout ne pas résoudre, l’insoluble problème qui restera toujours une énigme, celui de l’égalité des sexes.