L’Amazone rouge/02

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Alphonse Lemerre (p. 15-24).

II

La salle à manger tenait toute la largeur de la maison et avait quatre fenêtres deux sur la colline d’où l’on voyait son tapis éternellement vert et sa frise de grands châtaigniers, de chênes puissants, arbres paraissant noirs, parce que perdus dans le brouillard de l’automne, et deux sur la cour intérieure d’où l’on pouvait contempler le squelette en fer du puits autour duquel tournaient des paons majestueux à la traîne quelque peu fanée.

Ces trois Messieurs de Tressac déjeunaient. À onze heures du matin, c’était à peine le jour sur la grande table du milieu de la chambre.

Une petite paysanne en madras faisait discrètement le service de cette table couverte d’une nappe damassée dont la lingerie à la fois épaisse et souple donnait l’impression de la soie.

Il y avait ce matin-là le plat traditionnel des paysans périgourdins : les châtaignes blanchies.

On les avait d’abord pelées au couteau, puis éviroulées dans l’eau chaude sur un feu de sarments, car on ne peut obtenir de bonnes châtaignes blanchies sans un feu de sarments !

L’immense marmite de fonte pendue à la crémaillère de la cheminée se met à pousser des soupirs, son couvercle se soulève d’horreur, et l’on vient enfin à son secours… on l’enlève du feu… on la pose sur ses menus pieds au bord des cendres, puis on introduit dans les gros bouillons où dansent les châtaignes blondes l’évirouloir, une pince à deux branches en bois strié de coches, et les mains vigoureuses de la cuisinière, une vieille femme enveloppée d’un fichu tricoté laissant passer son nez en bec de canne, triture les fruits pelucheux jusqu’à ce qu’ils se dépouillent complètement de leur seconde peau. On replace les châtaignes blanchies dans la marmite, sur un lit de grosses pommes de terre bien rondes, dont la chair cuite à point sera d’un jaune d’ambre, et on bourre le tout d’un chiffon qui ne doit servir qu’à ça… autant que possible !

Le couvercle de nouveau solidement vissé sur le chiffon, la marmite est remise au feu sans une goutte d’eau. Vivement, on active la claire flambée du sarment, et les châtaignes, dans la vapeur qui les mord, prennent une couleur dorée, les pommes de terre brûlent un peu, les plus atteintes seront jetées aux poules, mais combien seront délicieusement parfumées celles qui s’écraseront, farineuses, sous le coup de poing du gourmand !

Et voilà, renversé sur un plat de vieux limoges, le monceau fumant des châtaignes qu’on apporte aux Messieurs de Tressac qui les attendent devant des bols de lait frais tiré.

Ces Messieurs de Tressac mangeaient leurs châtaignes avec la visible satisfaction de gens bien racés qui daignent avoir faim.

Le père, un ancien magistrat, droit, maigre, aux muscles d’acier, porte haut une tête neigeuse ornée d’un toupet d’un aspect rigide. Cela n’ondule pas. Cela garde l’apparence de lames de rasoir. Ses yeux, d’un vert d’algue marine, semblent luire sous les paupières parcheminées comme une lueur froide sous des feuilles sèches. Cet homme imberbe a dû posséder, jadis, un type lamartinien, mais l’âge lui enlève toute expression poétique pour ne lui laisser que des lèvres en coup de sabre se retroussant, de temps en temps, sur des dents aiguës, des dents de carnassier, mal rangées quoique encore fort solides, ayant pu, un jour de rage folle, trancher net l’oreille d’un cheval.

Jean-Gabriel de Tressac fut un juge sévère au tribunal civil et il devint, sa démission donnée à propos d’un conflit politique, un chasseur très renommé, un propriétaire plein de méfiance et de chicanes, chassant surtout le braconnier. Depuis son départ de la magistrature assise, il ne demeurait jamais en place, debout avant l’aube, cherchant partout l’occasion de dresser un procès-verbal, d’ailleurs absolument inutile à ses intérêts.

Il s’était marié tard. Ses deux enfants devraient être ses petits-enfants, et il avait laissé, sans y rien comprendre, sa femme, beaucoup plus jeune que lui, mourir d’une maladie de langueur dont il ne fallait pas lui parler.

À côté de lui, son fils, Félix de Tressac, penche sur une châtaigne qu’il trouve mal épluchée un profil qui ne rappelle en aucune façon celui de son père. Il est brun, a des yeux d’un noir effrayant, des prunelles luisantes passant, en une minute, par toutes les nuances de l’aile du corbeau : noir bleu, noir vert, noir violet, et resplendissant, tout à coup, de ce scintillement de jais qui est un reflet de charbon encore flambant à l’intérieur.

Pour le moment, les longs cils voilent ces yeux presque fermés. Les mains sont fines, étroites, blanches, aux ongles en amandes, et le teint de cire du jeune homme s’associe à la pâleur d’hostie de ses doigts. D’abondants cheveux bouclent sur le front un peu bombé, aux tempes larges.

Boutonné hermétiquement dans une sorte de lévite ou de robe de chambre de bure, il a l’air équivoque d’un prêtre qui ne peut se résigner à dépouiller tout à fait l’habit.

Au bas bout de la table, comme il convient à une femme en présence des directeurs de son existence, est placée Félia de Tressac, une fille de vingt ans, la fleur de la branche, tout l’épanouissement de la vieille race du pays. Le visage carré, comme celui d’une chatte, a la pâleur chaude des roses poussées à l’ombre, mais les yeux sont immenses, tiennent toute la figure et ont le bleu des corolles du lin mêlées d’un gris changeant, allant du vert au noir, parce que les prunelles paraissent absorber le blanc du regard en ne lui laissant plus de marge. Les paupières sont couchées en travers des globes cristallins comme deux rideaux sur une vitre. Elle a l’air de ne pas voir ou de regarder en dedans des choses connues d’elle seule. Son nez, très rond du bout, sa bouche à peine indiquée, petite sangsue rouge, rendent ce visage très bizarrement enfantin, qui ne compte pour un visage de femme que par la manière dont il se tourne vers vous et selon le coup d’œil qu’il vous adresse. Aussi brune que celle de son frère, sa chevelure est nattée en un diadème lourd, fait d’une grosse tresse entraînée souvent en arrière par son propre poids, et alors la jeune reine barbare redevient une petite fille qui mange ses châtaignes avec une sincère gourmandise.

Elle est simplement habillée d’une longue blouse de laine grise, sorte de tablier d’écolière indiquant qu’elle se soucie de ne pas tacher sa robe.

Seulement, sous le tablier, il n’y a pas de robe, ce qui est encore plus commode pour ne rien tacher du tout.

De temps en temps, elle envoie rouler sur la nappe, du côté de son frère, une châtaigne brûlée et celui-ci riposte par une autre, mal cuite, croquante, histoire de flatter leurs goûts réciproques.

Les deux hommes boivent un vin couleur de topaze dans des verres de cristal précieux, hauts comme des ciboires.

La jeune fille se contente du lait de son bol qu’elle additionne de l’eau pure de la carafe taillée à facettes de diamants posée près d’elle. Les jeunes filles bien élevées ne doivent jamais boire de vin.

La petite bonne au madras apporte encore un pâté de lièvre fort joli dans sa croûte jaune, une enveloppe de maïs et d’œufs rôtie autour de viandes épicées et truffées copieusement.

Les deux hommes l’enlèvent de leurs tranches et ils passent cette croûte sur une assiette à la jeune fille qui n’aime ni la viande de lièvre ni les truffes.

Puis il y a des fruits : des pommes, des raisins, des noix que le père, sans daigner se servir du casse-noisette, brise avec ses dents, et vient le café en des tasses d’une porcelaine aux peintures translucides.

— Ces Messieurs espèrent-ils qu’on attelle ? questionne la petite bonne qui prononce : Messieurs, Mouchurs et dit espèrent-ils pour veulent-ils.

Alors les deux hommes se regardent indécis, pendant que la jeune fille, qui ne prend pas de café, ouvre des yeux plus grands.

L’instant semble solennel.