L’Amazone rouge/03

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Alphonse Lemerre (p. 25-34).

III

Mlle Félicie de Tressac, qu’on appelle ordinairement Félia, aurait bien voulu aller à la ville, mais son père n’a pas songé à l’inviter.

Quant à son frère Félix, qu’on nomme toujours Féli parce que les gens du pays ne peuvent pas sortir un x de leur gorge, il est beaucoup plus pressé de s’habiller pour profiter d’une occasion assez rare aux Crocs que de s’occuper de sa sœur. Au moins n’a-t-il pas l’apparence d’y penser.

Dans sa chambre, Félia contemple ardemment la cour derrière le rideau de tulle que tapotent ses doigts frémissants, et elle le tire comme si elle voulait se défendre de toute espèce de curiosité, comme elle tire, sur ses prunelles luisantes, les rideaux de ses paupières.

Elle a envie de tant de choses, et la ville a des magasins si luxueux !

Elle voudrait des épingles à cheveux qu’elle ne trouvera jamais chez la mercière du village, des laines pour broder, et puis des pantoufles de cordes. C’est tellement commode ces espadrilles qu’on appelle des mules d’Espagne sans qu’on sache au juste s’il s’agit d’animaux ou de chaussures !

Et puis… et puis !…

Voici la Lison qu’on amène attelée au cabriolet haut sur ses roues dégingandées. Les pieds de la jument, ferrée à neuf, tapent solidement sur les dalles de la cour, et elle encense de plaisir. Lison aime à se promener. C’est une bonne bête, de croupe solide et d’encolure bien roulée. Elle a une longue queue genre arabe presque plus longue que la tresse brune de la jeune fille.

Félia de Tressac voudrait la conduire elle-même, car son père et son frère n’ont guère de ménagement pour cette jument fine de la bouche, très nerveuse, mieux mise pour la selle que pour la voiture.

Ce cabriolet, d’un modèle ancien, est si pesant des brancards avec sa tendance à charger de l’avant aux descentes !

Un jour, on lui a ramené Lison la bouche en sang.

Des Crocs à Périgueux, il faut une heure de voiture en marchant bien. Ils y resteront deux heures au moins pour faire des commissions, les provisions et sûrement une visite à la tante Fantille. Ils reviendront à la nuit. Elle n’aura pas le temps de se rendre aux écuries pour soigner sa Lison.

Elle rêve un moment. L’intensité de son regard, derrière les carreaux de sa fenêtre, est telle qu’elle a l’air de supplier la silhouette de son frère Félix qui, brusquement, avant de prendre les rênes, les rejette à son père et saute à bas de la voiture.

— Tu as encore oublié quelque chose ? mâchonne celui-ci du bout des dents.

— Oui, une lettre. Pardon.

Botté, guêtré, le pantalon de velours marron très serré à la taille sous une veste de chasse, coiffé d’un tyrolien gris, Félix de Tressac a maintenant l’allure d’un officier en bourgeois, mais il paraît beaucoup moins droit que son père, s’il est plus mince, et une étrange hésitation se devine dans tous ses gestes. Peut-être se souvient-il trop de ses études faites au séminaire, de sa vocation manquée, de cette sorte de réprobation muette qui entoure toujours un religieux ayant renoncé à la prêtrise.

Cela n’a pas fait de bruit, pourtant, et comme ils n’ont aucune relation dans leur monde en dehors des rendez-vous de chasseurs, personne, depuis cinq ans, ne s’est occupé de cette fausse situation, mais lui, sans doute, y pense perpétuellement.

Il traverse le grand vestibule, bondit sur les marches de l’escalier, les franchit quatre à quatre et au lieu de tourner à gauche, dans le corridor, pour gagner sa chambre, il va vers celle de sa sœur à droite.

Félia l’a entendu venir, l’a deviné plutôt. Une terreur sans nom se peint sur son visage. Elle n’a que le temps de se jeter sur la clef de sa porte qu’elle tourne.

— Félia ? Ouvre donc ! C’est idiot, voyons ! Je viens te demander si tu as des commissions pour la ville. Veux-tu m’ouvrir ?

— Non ! Non ! Je te remercie, je n’ai besoin de rien ! répond la jeune fille.

— Veux-tu m’ouvrir, Félia ?

La voix est sourde, impérieuse. Il se presse contre la porte, une vieille boiserie qui craque.

— Tu avais envie d’aller à Périgueux et tu m’en veux d’y aller sans toi ? Pourquoi me fais-tu l’injure de me fermer la porte au nez quand je viens ? Voyons, papa n’aime pas à attendre, tu le sais ?

Félia, de l’autre côté, tremble, comme saisie d’un accès de fièvre.

Enfin, parce qu’elle entend Lison gratter du sabot dans la cour, elle retourne la clef. Son frère pousse la porte si fort qu’il se trouve lancé contre elle.

— En vérité, gronde-t-il, la saisissant aux épaules et la secouant d’une pression furieuse, tu finiras par me rendre fou !

Puis, esquissant un salut ironique en ôtant son feutre avec un geste de théâtre :

— Alors, que désire Mademoiselle ?

Les yeux sur les yeux, les deux beaux jeunes gens se mesurent, se toisent comme deux lutteurs prêts à en venir aux coups.

Félia, sa taille très svelte, sans presque de poitrine, dressée sur ses hanches rondes, fait figure de chatte préparant ses griffes et a des prunelles d’émeraude. Félix, hors de lui, malgré l’ironie de son salut respectueux, tient sa sœur sous son regard étincelant, et cette fois c’est bien la braise rouge qui domine dans le charbon.

— Quand tu auras fini, toi, de m’humilier par tes manières de princesse ! Je suis un tyran, hein, un bourreau ? Je t’empêche de courir les grands chemins, d’aller en ville, de rencontrer ton galant ? Allons, un peu de courage, dis-moi ce que tu veux que je te rapporte : sa peau ?

La colère l’étrangle.

Chez une fille nerveuse, la violence de n’importe quel sentiment n’est pas très loin des larmes.

Félia se mord les lèvres, ne peut plus parler, des sanglots plein la bouche :

— Je te dis que je n’ai besoin de rien ! Va rejoindre papa. Si tu tardes, vous ferez galoper Lison et elle sera fourbue quand vous rentrerez. Non. Je t’assure que je ne veux rien…

— Pas même une tranche de génoise pour ton dessert ?…

Un flot de larmes inonde le beau visage pâle devenu tout rose.

— Ah ! si tu veux… mais il ne faut pas le dire.

Il se met à rire, peut-être plus honteux de son subit emportement qu’elle n’est honteuse de ses pleurs.

— Entendu. Tu auras ta génoise, et une belle scène de papa sur la gourmandise de sa fille… pour mon dessert à moi ! Comment veux-tu que ce juge intègre ne s’aperçoive pas qu’on t’offre des choses en cachette ?

Il tourne le dos, redescend l’escalier quatre à quatre.

Quand il reprend les rênes de Lison qui part à fond de train, son regard sombre est comme un peu embué au souvenir des larmes de la jeune fille.

C’est ainsi depuis longtemps.

Ils ne peuvent mettre un terme ni l’un ni l’autre à cette lutte quotidienne.

Il est clair qu’elle a peur, ou horreur, du renégat et qu’il est impatienté, ou exaspéré, par cette fille qui ne parle guère, a des gestes de répulsion dès qu’il s’approche d’elle, cette fille sournoise ayant un galant, paraît-il.

Et ils s’injurient par les gestes, l’accent, les façons de tourner autour des mots, des actes, des moindres aventures de leur vie tellement retirée.

Quand ils oublient, un instant, l’étrange haine qui les lie l’un à l’autre, c’est pour se meurtrir de remords dont la violence n’est pas en proportion de leurs fautes.

Ce serait intenable si ça ne finissait pas par devenir une merveilleuse occupation, un dérivatif à leur ennui de prisonniers volontaires.

Ils habitent un ancien couvent.

Ils sont à la campagne, isolés de toute espèce de contrôle mondain.

Et il n’y a vraiment qu’au monastère, entre religieux remplis de leurs casuistiques, ou à la campagne, entre paysans férocement attachés à la terre, qu’on peut concevoir de semblables animosités !

C’est un enfer de tous les jours qui maintient les âmes en état de grâce relatif devant l’impossible bonheur humain.

Mais on a le droit de se battre pour se distraire et se prouver que le bonheur humain n’existe pas.