L’Amazone rouge/06

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Alphonse Lemerre (p. 59-68).

VI

Aux murs, les têtes de sangliers, gueules ouvertes, montrant les crocs, contemplent férocement de leurs petits yeux de verre les Messieurs de Tressac réunis pour la collation. La salle à manger est tapissée d’un papier genre cuir de Cordoue tout aussi accessible à l’humidité que les autres tentures de la maison. Dans les angles, il pend ou se gondole, se détachant du plâtre. Sans les hures, qui ont l’air de s’esclaffer d’un rire macabre, ce papier-là ne tiendrait plus.

Félia, remplaçant la bonne, Brésille, occupée au lavoir, car c’est jour de lessive, sert à ses supérieurs, père et frère, des crêpes de maïs qu’elle a faites elle-même.

L’odeur de l’huile de noix dans laquelle on a fait cuire ces crêpes imprègne l’atmosphère et la réchauffe. Il faut les grands froids pour qu’on allume les feux de cheminées qui n’arrivent jamais à tiédir entièrement les immenses pièces carrelées, n’ayant guère de rideaux, encore moins de tapis. Quand le vent souffle, le terrible vent d’équinoxe, c’est glacial.

On goûte le vin de la dernière cuvée à cette collation plus substantielle que d’habitude. Il n’est vraiment pas mauvais, ce vin, encore trop doux, mais de jolie couleur.

Le père lève son verre du côté de la campagne dont le ciel est plus clair que celui de la cour.

— Il a du corps ! dit-il gravement.

Le fils répond avec déférence :

— Je suis de ton avis. Il saura porter l’eau.

Personne, en ce moment, n’a l’air de songer aux tisanes de la tante Fantille.

Entre les deux dressoirs qui se font face surchargés de faïences et de vaisselle d’étain brillantes comme de l’argent, règne une sécurité de famille bien unie. Ce n’est peut-être pas la chaleur de l’intimité, mais c’est la défense contre l’adversité, le devoir de rester ensemble. La véritable richesse ne réside-t-elle pas dans l’art de conserver ses apparences ?

Bien vivre n’est pas aussi nécessaire que continuer à vivre. D’ailleurs, qui se tourmente des misères morales ou qui ne peut s’y habituer lorsqu’on boit à sa soif et mange à sa faim ? Quand on a des regrets ou des remords, c’est qu’on digère mal.

L’ancien juge au tribunal civil n’achève pas sa crêpe de maïs :

— Tu me donneras des biscuits, dit-il à sa fille. Ils me permettront de mieux discerner le bouquet de ce vin-là que la nourriture chaude.

Toujours silencieuse et attentive, Félia se dirige vers le dressoir, derrière son père, et elle délie la ficelle d’un paquet apporté la veille du chef-lieu. Ses mains tremblent d’une légère émotion à la vue d’une belle tranche de génoise, ce massepain fait d’amandes pilées avec du sucre, du beurre et fort peu de farine. Son frère n’a donc pas oublié sa commission ?

Elle sert les biscuits dressés en pyramide sur la tranche même du gâteau.

Elle n’ose pas en parler. Elle attendra qu’on lui en offre, tout de suite, ou ce soir, au dîner.

Le père questionne brusquement, rien n’échappant à la lueur aiguë de son regard.

— De la génoise ? Pourquoi faire ? Le pâtissier s’est trompé, certainement… Tu as vu ?

Et il pousse l’assiette vers son fils.

— Il a complété le poids avec ça… parce qu’il aurait pu en mettre plus de cent à la livre, tellement ils sont secs, dit Félix, très railleur.

— Allons donc ! Qui aime la génoise ici ? Pas moi, ni toi ! J’ai horreur des blanc-manger qui ne servent à rien. Un biscuit termine bien le dîner en achevant le vin pur du dessert, mais ça… ça…

D’un index brutal, il démolit la pyramide et attire à lui la génoise qui se casse en deux morceaux.

Il sourit de pitié :

— Il faut donner cela au chien.

— Oh ! papa !… murmure involontairement la jeune fille, debout, derrière la chaise de son père.

Lâchement, son frère détourne un peu la tête.

Il sait pourtant bien qu’elle ne le trahira pas.

— Ma fille, commence solennellement le juge, ayant conservé des discours sur la conscience depuis la veille, la propriété nous fournit tous les desserts qu’on a le droit de rêver à ton âge. Ou tu es une jeune fille raisonnable, ou tu as toujours quatre ans. Je suis étonné de tes goûts dispendieux. Est-ce que les confitures, les fruits crus, les noix et les châtaignes ne sont pas meilleurs que les compositions frelatées de ces marchands qui ne savent qu’inventer pour dévaliser notre bourse ? Il te faut des bonbons et des gâteaux de la ville, alors que tu as nos raisins et nos crêpes de maïs ? C’est encore ton frère, trop complaisant, qui a subi un de tes caprices, mais moi je ne suis pas ici pour supporter toutes les fantaisies des voisins. Les uns veulent boire des médecines puantes, les autres dépenseraient volontiers tous mes revenus en friandises coûteuses.. Ta génoise ne vaut pas la pâtisserie de ménage et tu peux apprendre à la faire si Joana te paraît insuffisante à sa confection. Mais ça… ça… je parie qu’en examinant le corps du délit, on y trouverait du sable ou des coquilles d’amandes ? Ma chère enfant, pourquoi vas-tu chercher ailleurs une nourriture qui ne nourrit pas ou qui peut t’empoisonner ?

Il parlait lentement, posant ses mots comme des pions sur un jeu, ne haussant pas la voix, serrant les syllabes entre sa langue et son palais, ayant l’air de les déguster : ainsi le vin de tout à l’heure. Il ne grondait pas. C’était pire : il s’écoutait.

Félia de Tressac, très droite dans sa blouse de laine grise, semblait absente de la discussion. Elle savait que l’on ne pouvait pas tenir tête à son père, encore moins elle que son frère, parce que certainement elle ne trouverait pas les paroles qu’il faudrait pour se justifier.

Elle est une sauvage, à peine instruite, elle a appris ce qu’elle sait à l’école des prêtres qui lui ont inculqué une seule science : le respect des choses établies. Elle ne lit ni livres ni journaux et elle n’entend aucune autre cloche que celle du clocher de son village. Quelquefois, elle a des envies folles de luxe qu’elle ignore et qui sont des réminiscences de ses rêves de certaines nuits, des rêves continuant en elle dans ses occupations très humbles de la journée lui insinuant de timides désirs irréalisables. Oui, elle voudrait bien une robe neuve ou un gâteau inédit dont elle savoure le parfum sans jamais y avoir mordu. Mais très vite revenue à la monotone simplicité de son existence, elle ne regrette rien, ne se souvient même plus de ce qu’elle désirait, s’imaginant avoir été comblée par le rêve toujours plus beau que la réalité. Sans être pieuse, vivant entre deux hommes qui ne pratiquent aucune religion, sinon celle du renoncement, elle renonce aussi volontiers, incapable d’une révolte et surtout de formuler une revendication quelconque.

— Va donc me chercher Perdreau, ma chère enfant ! ordonne le père tranquillement.

Félia sort de la salle à manger le cerveau paralysé par le besoin d’obéir sans réfléchir à la peine prévue. Elle descend les grands escaliers, le perron, et les paons accourent à sa rencontre, tous leurs falbalas balayant le sol. Leurs petites têtes princières auréolées d’aigrettes se dressent devant elle, dardant leurs yeux cerclés d’or.

Machinalement, elle fouille dans les poches de sa blouse où se trouvent toujours quelques grains en prévision d’une quête de ces beaux mendiants, lesquels ne servant à rien sont moins nourris que les vulgaires poules pondeuses. On parle même quelquefois de s’en défaire, car ils dégradent les murailles à force de chercher les baies de lierre à coups de bec ou d’ergots.

Arrivée au chenil et reçue par les hurlements de joie de toute la meute, Félia en détache Perdreau, un terrible chien maigre, tout en muscles sous sa peau blanche fleurie de petites roses d’un noir bleu. Elle le mène en laisse pour qu’il ne fonce pas sur les paons, dont il ne ferait que trois bouchées, plumes comprises.

Toujours muette, maintenant le chien dans le même silence obéissant, elle reparaît devant son père et attend les nouveaux ordres.

Son frère, debout, fume une cigarette tournant le dos à la scène. La main qu’il appuie, en arrière, au dossier d’une chaise est agitée d’un frisson.

Le père, les yeux sur le chien, comme s’il était entré seul, s’adresse à lui très affectueusement :

— Tiens, mon brave Perdreau, dis-moi un peu si cela vaut la peine d’être avalé.

Et il jette les morceaux de la génoise au braque ahuri qui les gobe comme il goberait des mouches, sans les apercevoir, puis le chien, s’asseyant sur son derrière, attend, les oreilles gonflées d’espérance, qu’on lui serve au moins un bel os de gigot après cet apéritif ridicule.

La jeune fille a-t-elle vu ce qui s’est passé ? On pourrait croire que non. Elle reconduit Perdreau jusqu’au chenil, et en lui enlevant sa laisse, elle flatte doucement son crâne bossu.

Elle n’a pas de rancune.