L’Amazone rouge/07

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Alphonse Lemerre (p. 69-76).

VII

Le vent souffle. D’abord de très loin, comme une plainte émanant d’un effort, il cherche à s’ouvrir des portes, il demande son chemin, il tourne autour des collines, se serrant, frileuses, pour l’empêcher de se glisser entre elles, puis il commence à s’irriter des résistances.

Sa voix s’enfle et il secoue les choses dressées contre ses gestes de colère. Il est le prélude néfaste de l’hiver, et se battant avec ce qui demeure encore de l’été, il doit annoncer toutes les catastrophes en exagérant l’emphase des prophéties mauvaises. Il sème la terreur parce qu’il n’a pas de visage. Il est la voix du vide et la nature a horreur de lui.

Il s’engouffre, là-bas, dans un vallon dénudé où il n’y a point d’arbre et il fonce, tourbillonne, puis il remonte, s’attaque à la forêt, fait craquer toutes les branches, en casse beaucoup qui sont déjà mortes, jonche les routes et les sentiers de feuilles sèches après avoir joué avec elles comme un chat furieux avec des souris jaunes. Tout se replie ou tombe sous ses morsures. Et il se fâche, s’enrage de plus en plus contre les obstacles. Personne jamais ne connaîtra l’affreux combat qu’il a entrepris contre un chêne, le doyen de la forêt qui portait des centaines d’années et s’était fait faire une place d’honneur au milieu d’une clairière. Au sommet du pays il a vu passer sous son ombre tant de bêtes, entendu tant de râles d’agonies et protégé tant de couples amoureux qu’il avait le droit de se croire éternel. Recevant le premier salut du soleil, buvant la première fraîcheur de la nuit, il se sentait roi.

Mais le vent, cette inconcevable révolte de l’air qui crache et vitupère sans motif avouable, cette crise d’hystérie de l’espace, ces convulsions dont on n’arrive pas à comprendre le mobile, cette force aveugle qui représente, très au-dessus de la nature, une absurdité stérile et qui s’acharne pour l’unique plaisir de détruire, le vent l’a enfin saisi par la tête, brisant sa couronne de feuillage, arrachant son sceptre, sa plus forte branche et l’éventrant du haut en bas. Dans la nuit transparaît sa plaie blafarde, encore humide de sa sève. Il est nu jusqu’aux entrailles et son cadavre désormais appartient aux bûcherons qui n’en tireront pas deux planches droites.

Et le vent, fier de son exploit, reprend sa course, descend joyeux, sifflant, rugissant, le long des pentes. Ses clameurs sont des abois de meutes à la poursuite d’un mystérieux gibier. Il mène la chasse avec une méthode infernale, cerne tous les buissons, pénètre tous les halliers, frappe à toutes les barrières. Et il fait sonner des cors prodigieux, tire des salves de coups de fusil qui crépitent sur les frondaisons comme des averses de grêle sans avoir besoin d’aucune arme palpable. Pour faire cette guerre, il n’emploie ni les cailloux, ni l’eau, ni le feu. Il est en puissance, de toute éternité, non pas comme un Dieu possible, mais comme Satan lui-même, le souffle du Malin, un impossible maître qu’on subit sans le voir ni pouvoir le réaliser cérébralement.

Le vent pousse les escadrons de nuages emportés au galop de ses chevaux fous. Là-haut, des crinières blanches, grises ou noires voilent tour à tour la lune offensée par ce tumulte et ces fumées d’incendie. Comme une grosse larme, elle roule là dedans et se demande si elle suffira, cette nuit, à pleurer la fin du monde !

Le vent traverse la vallée paisible de la Jordonne. De ses poignes vigoureuses, il relève la chevelure des saules, veut arracher les dernières grilles de fer des Crocs et fait trembler d’un multiple frisson les lianes du lierre qui se mettent à fouailler la vieille demeure dans un délire de cinglements.

Le vent, autour d’elle, danse une sarabande qui foule les herbages et les fleurs tout en criant des injures. Tantôt un saule creux se couche pour ne plus se relever, tantôt un plâtras de muraille s’effondre dans le miroir d’eau. Tout cela était d’ailleurs prévu, et pourvu que tienne la maison sur ses assises, on ne se plaindra pas des nouveaux dégâts. La part du vent, c’est la part du diable. Il ne fait que passer, on lui envoie ce qu’on ne peut pas retenir et qui n’est jamais grand’chose !…

Au milieu de la maison, le père dort, dans une chambre bien close où sont entassés les meilleurs meubles et les plus épaisses tentures. Jean-Gabriel de Tressac rêve qu’il poursuit un de ces fameux sangliers dont les hures exhibent leurs grandes dents aux panoplies de sa salle à manger.

Il se retourne et s’étire :

— Ah ! oui, le vent !… et il se rendort, heureux de reposer à l’abri de la tourmente. Les murs des Crocs en ont vu d’autres !

Le vent le fait mieux dormir parce que cette menace de l’invisible ne le concerne point.

Ses récoltes sont rentrées.

Le vin est dans les tonneaux. S’il reste des châtaignes ou des noix aux arbres, ce sera plus commode pour les enfants de son fermier de les ramasser par terre.

Rien ne se perdra, sinon la peine de ce fou furieux, car le vent est, par excellence, l’expression de la folie. Ça ne sert à rien qu’à effrayer les simples d’esprit.

Jean-Gabriel de Tressac, l’ancien juge au Tribunal civil, est un esprit fort.

Il ne croit qu’au strict bon droit de l’espèce humaine : boire, manger, dormir, empêcher les voleurs, braconniers ou commerçants de dilapider vos revenus surtout quand on n’en a pas beaucoup.

Le vent a pénétré dans la maison.

Comment ? Par où ? Une lucarne du grenier ? Un soupirail des caves ? Il a grimpé, souffle à souffle, les marches du grand escalier, s’est mis à courir dans le corridor et maintenant il hurle désespérément, comme une bête haletante, au museau s’écrasant sous les portes.

Les enfants du comte de Tressac ne dorment pas.

Félia, réveillée en sursaut par la voix de l’ouragan, cette plainte lamentable ou menaçante qui ressemble à un sanglot ou à un ordre, s’est levée, elle s’est assise sur son lit, enveloppée de sa longue robe de nuit de fine toile blanche qui tombe jusqu’à ses pieds, sa natte brune détordue lui faisant un sombre collier autour des épaules, la tête penchée en avant, elle tend l’oreille pour écouter avec plus d’attention ce que raconte le fou.

Ses yeux fixes brillent d’une étrange luminosité. A-t-elle peur ? Cette musique douloureuse irrite toujours ses nerfs, les fait sortir de leur somnolence. Si elle ne pense pas, elle subit. Un souvenir reste fiché dans son cerveau comme une lame y creusant, de sa pointe insidieuse, une blessure par où s’en va sa raison de fille sage.

La veilleuse, accrochée sous la grande croix noire étendant ses bras protecteurs au-dessus de sa couche, n’émet plus qu’une petite flamme bien près de sa fin. Ou il n’y a plus d’huile ou le souffle de cet enragé, qui mord le bas des portes, est allé jusqu’à elle pour la courber, l’éteindre.

Ténèbres.