L’Amazone rouge/12

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Alphonse Lemerre (p. 137-154).

XII

La chasse s’annonçait brillante au moins par l’assemblée des chasseurs qui, devant le portail des Crocs ouvert à deux battants, s’alignait en bel ordre guerrier.

Il y avait là les deux frères de Senzillon, Adhémar et Jacques, deux jeunes gens qui passaient leur vie à dresser des chevaux de courses et tombaient régulièrement aux sauts d’obstacles deux gentils garçons fiers d’être des éleveurs, possédant un haras renommé, n’ayant pas le sou mais d’excellents fusils.

Le baron de Mirande, gros et solide, sur une jument poulinière dont les jambes exhibaient les poils trop longs des bêtes mal pansées, un tireur intrépide, ancien lieutenant de louveterie.

Puis le marquis Roland de Malet, venu malgré sa situation gênante de fiancé non agréé. Le jeune officier avait même demandé une prolongation de congé pour assister à cette cérémonie parce qu’il perdait la tête. Il voulait savoir à quoi s’en tenir sur les intentions de l’originale personne désireuse d’être aimée sans jalousie et assez audacieuse pour tendre ses lèvres au premier venu… Mais quand on est amoureux fou est-on jamais le premier venu et ne s’imagine-t-on pas qu’on peut être l’unique si on le souhaite passionnément ?

Il se moquait bien, à présent, de ses projets matrimoniaux ! Il voulait connaître l’énigmatique jeune fille n’importe comment et à n’importe quel prix !… Puis d’autres petits propriétaires moins nobles, peut-être plus riches parce que ne s’amusant pas au faire valoir onéreux, chassant chez les autres et se contentant de ramasser un gibier qui ne leur appartenait que par les droits du plomb.

On était content parce que Jeanton, le soi-disant piqueur du comte de Tressac, annonçait une laie avec sa suite de cinq marcassins. Cela promettait des incidents et quelques dangers dignes d’être courus…

Par-dessus tout, il y avait le soleil incendiant la neige, un splendide éblouissement.

Toute la vallée de la Jordonne avait l’air d’un tapis d’hermine. Une belle neige assez solide pour voler en poudre autour des chevaux, ne fondant pas dans les ornières, ayant ceci de merveilleux que tout en dissimulant les obstacles, elle les nivelait parfois et rendait plus faciles les abords des tanières en les ouatant de silence.

Jeanton se pavanait dans un costume très spécial, une culotte de peau brune, des bottes, un redoutable harnachement, fusil, carnier, trompe d’appel, mais pour toute livrée, un tricot de laine bourrue que lui avait tricoté la cuisinière Joana. Sur sa figure cuite de vieux bougre plein d’expérience, on lisait la mâle résolution d’en découdre à l’occasion en faisant le moins possible découdre ses chiens.

Quant aux sept braques bleus, ils étaient difficilement contenus. Perdreau hurlait, les yeux en capote, la queue droite, la gueule dans la direction des bois. Malgré sa dignité de chef de meute, il frémissait d’impatience, sinon de froid. Ah ! ce ne serait pas le volume de leurs ventres qui empêcherait ces braves chiens de relancer convenablement le gibier. Ils savaient, d’instinct, qu’ils ne rentreraient pas tous au chenil. Les hommes aussi savent qu’ils peuvent être désignés par le mauvais sort ? Ce qui ne les empêche pas de courir au-devant de lui !

Le comte de Tressac, montant le Pacha, debout, sur ses étriers, la main en visière, regardait au loin une fumée qui tournoyait au-dessus des arbres. De la direction du vent, selon sa connaissance approfondie de ces sortes d’expédition, dépendait le succès des armes. À côté de lui, Félix de Tressac, en un très élégant costume de velours noir, assorti à la nuance aile de corbeau de ses yeux, gourmandait César, son alezan, avec lequel il se trouvait toujours en difficulté.

Il était près de huit heures. On n’attendait plus que la seule amazone de la chasse, Mlle de Tressac.

Elle sortit enfin de la cour, déjà en selle sur sa Lison, et d’un joli mouvement d’ensemble tous les chasseurs se découvrirent.

Félia avait arboré la veste rouge de la tradition et le bouton de l’équipage jadis solennellement transmis de père en fils, pauvre équipage qui semblait tomber en quenouille, puisque toute seule l’héritière de la maison daignait s’en parer.

Coiffée de son petit tricorne, qui, sur son énorme tresse brune, semblait augmenter simplement la couronne de ses cheveux, elle apparut à tous, ce matin-là, étrangement pâle, de la même pâleur de cire, eût-on dit, que le teint de son frère. Ses yeux avaient une fixité singulière. Ils faisaient probablement tous leurs efforts pour ne pas croiser ceux des autres, afin de conserver une héroïque indifférence.

Au salut collectif des chasseurs, elle répondit par un vague sourire, une légère inclination, puis vint se placer entre son père et son frère pendant que Roland de Malet s’avançait vivement pour lui baiser la main.

Elle tendit cette main gantée qui tenait la cravache et il n’eut que le loisir d’effleurer le pommeau d’argent de cette cravache, parce que la Lison se permit un petit saut de côté.

— Dites donc, Roland, fit railleusement Félix de Tressac, est-ce que vous aviez pensé à suivre la chasse en voiture que vous n’avez pas de fusil ?

Le marquis de Malet haussa les épaules :

— Je passerai le prendre à hauteur de chez moi, mon cher, car je ne savais même pas qu’il y eût une battue ce matin.

— Ah ! oui, fit le jeune homme sombre, dont le rictus méchant s’accentua. Vous n’avez pas reçu de carton ?

— Un oubli du facteur ! Cet animal-là, en temps de neige, ne se donne pas la peine de grimper les pentes, objecta le père de Félia, qui, lui, n’aurait pas compris l’omission.

Félia, les yeux au ciel, semblait absente de toute agitation terrestre.

En fait de cérémonial traditionnel, il y eut le coup de l’étrier servi par Brésille apportant un grand plateau rempli de verres du meilleur des vins de Tressac, un vieux blanc généreux de chaleur et délicieux de bouquet.

Autrefois, chez le juge plus jeune, on aurait offert un casse-croûte substantiel, mais, devenu prudent, Jean-Gabriel déclarait que ces choses-là sont incompatibles avec des exercices qui exigent une certaine lucidité cérébrale. D’ailleurs, la maîtresse de la maison étant une jeune fille de vingt ans, il paraissait difficile de lui faire présider un repas de chasseurs quelque peu enclins à la plaisanterie gauloise.

La chasse, les Tressac en tête, suivit les chiens couplés, solidement maintenus par la poigne de Jeanton, et l’on gagna la haute forêt en passant par le village de Tressac.

Ce village se composait d’une dizaine de vieilles masures se serrant autour d’un clocher à moitié ruiné dont le coq ayant reçu un vigoureux soufflet du vent avait plutôt l’air, ses ailes ouvertes, se penchant à en perdre l’équilibre, d’une poule appelant ses poussins.

Tous les villageois étaient sur leur seuil, heureux de contempler le cortège faisant honneur à ces Messieurs de Tressac. Il y avait des garçons rêvant de servir un jour de rabatteurs, tout béants d’admiration pour la veste rouge de la demoiselle, ce point de flamme parmi les hommes.

— Elle est jovente ! disaient-ils en clignant de l’œil.

Mais les commères en madras hochaient le front elles connaissaient des histoires qui rendaient un beau mariage impossible pour cette fille noble. D’abord pas de dot. Une propriété indivise entre trois propriétaires, quatre en comptant cette pauvre tante Fantille, s’obstinant à ne pas mourir et réclamant si fort son viager qu’on l’entendait de plusieurs lieues ! Comme elle était pâle, cette belle mignonne en veste couleur de braise !

À la sortie du village, on s’orienta vers la forêt, qui s’avançait, toute noire, là-haut, sur le tapis d’un blanc aveuglant. Avec cette neige-là, si les anciennes traces devaient être recouvertes, il y en aurait de nouvelles encore plus visibles.

Les chiens, un moment perplexes, n’hésitèrent plus sur la piste et partirent en trombe. On connaissait la bauge habituelle des sangliers, mais une laie suitée ne se laisse pas prendre chez elle quand elle a flairé un danger, elle change de quartier pour ne pas se faire encercler, fonce droit devant elle, les marcassins étant en état de courir aussi bien que leur mère.

Ce fut dans les bois du Têtard que le piqueur entra en conférence avec son chef.

Le comte de Tressac, oubliant son fils, sa fille et tous les autres cavaliers, s’était jeté, bride abattue, en pleine forêt. Cette passion pour la chasse, cette folie de forcer les bêtes sauvages, était l’unique passion que lui avaient léguée ses ancêtres, et elle lui avait déjà coûté pas mal de restriction. Il conservait le plus de terre qu’il pouvait et de terres incultes à cause de leur étendue, non de leur rendement. Il aurait tout laissé en friches, volontiers, pour avoir le droit d’y élever des loups et des sangliers s’il se déclarait leur ennemi pour le principe.

Jeanton lui confia que les chiens, en défaut pour la laie, suivaient un des marcassins ayant étourdiment quitté la bauge de second pied. Tressac Jean-Gabriel ne chassait pas pour amuser ses invités ou des amateurs. Il avait supprimé le cor, ce bruit ostentatoire, et se contentait de l’appel bref de la corne de son piqueur personnel.

— Ça va bien ! répondit-il. Nous retrouverons la mère plus tard. On va toujours s’offrir celui-là !

Et les chasseurs ralliés, de droite et de gauche, tâchèrent de s’orienter, les uns sur le parcours des chiens, les autres, se forlongeant, s’imaginant les distancer.

 

Dans un fourré inextricable, un monstre veillait, une énorme boule de crins noirs où s’incrustaient deux boutons de verre, tantôt rouge, tantôt jaune, les boutons de son équipage à lui que la nature lui avait donnés histoire de les faire luire à bon escient en face de son ennemi, l’homme ! C’était la redoutable laie, grouin levé, ses courtes pattes disparaissant sous elle, et autour de sa majestueuse circonférence, quatre marcassins prêts à détaler au signal de leur mère. On s’était réfugié là en entendant les chiens sur la voie de l’autre sanglier, le plus faible, perdu pour s’être laissé surprendre en flânerie.

Les branches basses d’un sapin frangé de neige les couvraient. Tout autour, des buissons de ronces, de houx, s’enchevêtraient formant à la fois un toit et un rempart, presque un mur. Ils n’y étaient que depuis l’aube, mais déjà, sur le sol, coulait comme une pâte brune, de la boue délayée, neige fondue et racines hachées, une fange épaisse dans laquelle ils se seraient roulés avec joie s’ils n’avaient entendu, au loin, les féroces coups de gueules des braques. Des abois brefs, rauques, espèces de morsures anticipées, indiquant la bonne piste. Tout à l’heure, il faudrait foncer… la mère aiguisait ses boutoirs sur le tronc du sapin, grognait, prête à en tuer le plus possible. Et si le marcassin égaré finissait par les traîner jusqu’ici, on verrait sûrement un beau carnage…

 

— Mademoiselle, murmurait Roland de Malet, je suis venu sans invitation, oui. C’est très lâche de ma part. Je vous dois des excuses. Je voulais savoir… Je suis retourné au gros chêne, là-haut, espérant que vous me feriez la grâce d’y revenir. — il ajouta, la voix frémissante d’émotion : — Croyez-vous donc, Félia, qu’il m’a été possible d’oublier ce moment-là ?

Félia, les rênes abandonnées sur l’encolure de Lison, écoutait les yeux mi-clos.

Ils s’étaient isolés de la chasse, lui le désirant, elle sans s’en apercevoir, après un temps de galop et le saut d’un fossé plein de neige où l’officier avait failli piquer parce qu’il ne savait plus mesurer aucune distance.

Il continua, serrant la Lison du flanc de son bai brun qu’il tenait vraiment mal.

— Je ne veux pas quitter le pays sans être fixé. Pourquoi refusez-vous d’être ma femme et qui a des droits sur vous pour vous dicter ce refus ? Si vous en aimez un autre, un mot seulement et je m’en vais sans me plaindre. Si vous êtes une coquette un peu cruelle, je ne demande pas mieux que de vous accompagner sur ce sentier-là. Je vous aime trop pour renoncer à vous. Répondez-moi donc.

Félia ouvrit les yeux. Elle paraissait sortir d’un rêve. Elle fit glisser sa carabine de son dos dans ses mains et en vérifia la charge :

— Voulez-vous que je vous prête mon fusil ? demanda-t-elle très gravement.

— Non, merci ! Je ne tiens pas du tout à tirer le sanglier. D’ailleurs (il se mit à rire), vous avez dû glisser du plomb pour les moineaux là dedans, et ce n’est pas suffisant aujourd’hui !

— Des chevrotines, monsieur de Malet, pour la grosse bête, le loup, par exemple.

— Allons, tant mieux, je ne doute pas de votre expérience, mademoiselle de Tressac. L’avez-vous vu seulement, le loup dont vous parlez ?

Alors elle baissa ses beaux yeux remplis d’une fièvre intense.

— Je veux que vous vous en alliez, Roland, pour ne plus jamais revenir. Gardez cependant un bon souvenir de moi. Oui, si j’en avais été digne, j’aurais été bienheureuse d’être votre femme. Je suis condamnée à finir ma vie dans la prison des Crocs… parce que je suis une malade, comme ma mère… Mon frère m’a ordonné de vous dire cela. Ne prenez pas la peine de me demander à mon père, il vous répondrait la même chose.

Roland de Malet fit reculer son cheval. Il eut un geste de stupeur et son cœur lui fit horriblement mal. Ah ! c’était donc une malade, une poitrinaire ? Mais que signifiait ce jeu, coupable ou innocent, de cette jolie fille souffrante, cherchant à éveiller les désirs des hommes en leur tendant ses lèvres ?

— Vous mentez peut-être pour m’éloigner. Vous en aimez un autre et vous craignez…

Il n’eut pas le temps de terminer sa phrase, Félix de Tressac arrivait derrière eux, ayant mis plus d’un quart d’heure à les rejoindre parce qu’il ne se risquait jamais à franchir les fossés avec César, un cheval ombrageux qui répondait de travers à l’appui du mors.

Il interrogea tout de suite sa sœur, ne s’occupant même pas de son compagnon.

— Roland sait-il ?

Félia inclina la tête doucement.

— Oui, je viens de le lui dire.

Du moment que le frère avait la mission de se mêler de la question, c’est que la jeune fille disait la vérité et qu’on désirait dans la famille de ces gens, d’un orgueil intraitable, lui épargner une humiliation publique.

On confiait ce douloureux secret à son honneur et il n’avait plus qu’à se retirer sans ridicule insistance.

Il enveloppa la belle amazone rouge de son dernier regard d’amoureux, son brave regard droit, tendre et respectueux.

Il tâcherait, lui, de se guérir… ce serait long, mais il ne devait pas lui imposer une passion coupable, ni une union légitime qui les conduirait, l’un et l’autre, au suicide de leur race. Comme il sentait les larmes lui monter du cœur aux yeux, il lança follement son cheval dans le premier chemin s’ouvrant devant lui, oubliant de saluer Félix de Tressac, ce mauvais ange dressé entre elle et son rêve d’amour…

…Très loin, très loin, comme il atteignait la lisière du parc de son château, il entendit un coup de feu, un seul, puis les abois de la meute se précipitant, sans doute, sur la bête blessée.

Un affreux malheur endeuilla cette chasse où ne fut pourtant pas tuée la bête que l’on traquait. Félix de Tressac fut trouvé mort dans la clairière où avait eu lieu la dernière entrevue de sa sœur et du marquis de Malet. Le pauvre garçon avait été foulé aux pieds des sangliers, le renversant et le lardant de leurs coups de boutoirs. Ils avaient si bien déchiqueté son corps qu’on ne ramassa plus qu’une bouillie sanglante…

…Et personne, vraiment, ne put deviner qu’avant de tomber sur leur passage, Félix de Tressac avait reçu un coup de fusil en pleine poitrine.