L’Amazone rouge/11

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Alphonse Lemerre (p. 125-136).

XI

Ce fut au dîner, le soir, que le soupçon se glissa entre le frère et la sœur.

La fille ne disait rien depuis le déjeuner où elle avait essayé d’expliquer au père l’extraordinaire aventure de ce braconnier pris au piège se sauvant tout seul au moment où elle s’y attendait le moins et qu’elle avait poursuivi, supposant qu’il ne pouvait aller loin en traînant la jambe.

Elle mentait avec patience, avec entêtement, suivant de point en point la fable inventée par Roland de Malet, n’omettant, bien entendu, dans la comédie sentimentale qui avait remplacé le drame, que la présence du jeune homme.

Le juge, furieux, n’y comprenait rien malgré la simplicité du récit. C’était trop simple ! Il sentait que l’affaire conservait une obscurité peut-être dangereuse pour son ordinaire clairvoyance paternelle.

Lors de son retour avec le garde champêtre, celui-ci, risquant une plaisanterie de fort mauvais goût, s’était permis de demander si le Garillac venait d’enlever la demoiselle pour ne pas rentrer bredouille, ce qui lui avait valu un discours du juge sur le respect qu’on doit aux filles de bonne maison.

Et quand, ayant fouillé tous les alentours du piège, on fut obligé de convenir de la disparition du délinquant et de sa gardienne, il fallut rentrer chacun chez soi, bredouille également.

Le comte de Tressac n’était pas encore à table vers onze heures, qu’arrivait sa fille rendant compte de sa mission tel un soldat vaincu mais toujours très respectueux des consignes.

Au soir, la Brésille servant un civet de lièvre, pourtant bien appétissant, fut terrorisée par les visages graves de ces Messieurs. On ne parlait plus de l’affaire. On ne voulait plus y penser et il y avait de l’orage dans l’atmosphère, un de ces orages d’arrière-saison qui se termine généralement par un déluge, des cascades de pluie ravinant toute une contrée. Des sanglots s’amoncelaient.

— Pour ce pendard de Garillac ! grognait Joana, la cuisinière, à l’office.

— Ce n’est pas un drôle à rencontrer au coin du bois ! déclarait Jeanton qui, en sa qualité de vieux piqueur, n’aimait pas les maraudeurs de ce genre.

— Les lapins sont à ceux qui savent les prendre ! affirmait Brésille, fille de paysans n’ayant jamais pu se figurer que le gibier n’est pas à tout le monde.

Seulement, là-haut, ces Messieurs de Tressac ruminaient de nouveaux interrogatoires dignes de l’inquisition.

— Peut-on savoir ce que ce garçon t’a raconté dans ce tête-à-tête d’au moins une heure ? demanda le juge au tribunal civil qui se transportait lui-même au criminel et commençait à plaider le fond.

Félia mangeait pour la forme, ne parvenant plus à avaler un morceau et pâlissant par instant à croire qu’elle allait défaillir. Ce qui l’impressionnait, c’était surtout le mutisme de son frère qui semblait se désintéresser absolument de cette histoire.

— Il ne m’a rien dit, prononça lentement la jeune fille, craignant de laisser lire à travers quelques phrases plus ou moins bien imaginées d’autres phrases qui résonnaient encore à ses oreilles. Je n’entends pas beaucoup le patois et il était trop occupé de sa jambe, le pauvre, pour songer à la conversation.

— Ah ! ah ! ricana le juge. Le pauvre ! C’est attendrissant ! Tu l’entends, Félix, nous ne saurons jamais les imprécations qui furent lancées contre les ayants droit ! Mademoiselle, qui prétend avoir couru à cheval après un fuyard boiteux, témoigne d’une grande pitié pour ce personnage, lequel depuis au moins cinq ans dévaste mes chasses ! Plus de coq de bruyère, plus de perdrix et tous les garennes pendus à ses collets. Enfin… si tu l’as sauvé, pourquoi n’as-tu pas le courage de l’avouer… et peux-tu me jurer que tu n’y es pour rien ? Devant un tribunal, le témoin est obligé de jurer, ma chère enfant, de dire la vérité, toute la vérité.

— Je jure que ce n’est pas moi qui l’ai sauvé ! répondit machinalement la jeune fille.

Félix, qui l’examinait à cette même minute à la lueur froide des regards de son père semblant la transpercer, tressaillit et jeta d’un ton câlin, de ce ton qu’il prenait pour se moquer sans que l’on s’en doutât :

— Ce n’est pas lui non plus qui s’est sauvé, n’est-ce pas, Félicie ?

— Bien sûr ! bégaya-t-elle, se mettant à trembler de tous ses membres.

— Tiens ! Tiens ! Alors… qui ?

Elle se leva de table pour aller chercher le dessert, sur un dressoir, parce que Brésille, toujours si lente, tardait à revenir, et pendant ce court instant de répit son frère mit un doigt sur ses lèvres.

— Laisse-la tranquille, fit-il bas à son père, je me charge de la confesser, moi.

Le juge haussa les épaules :

— Non, déclara-t-il, tout haut, je ne croirai jamais qu’un lascar qui a la jambe dans un pareil étau puisse s’évaporer sans y abandonner un peu de sa chair. Or, le piège, remis en place et bien tendu, ne conservait aucune trace de ce gibier de prison. Voilà. Là-dessus, bonsoir ! Qu’on me donne le café, mes cigares et l’Écho de la Dordogne. Vous pouvez aller au diable tous les deux… puisque tu es un confesseur de profession… moi, en ma qualité de juge en dernier ressort, je m’en lave les mains.

Il se mit à rire, rendu à son humeur narquoise par ce jeu de mots de circonstance.

Le comte de Tressac permettait rarement à ses enfants de sortir avant lui de la salle à manger. Il aimait à discuter interminablement au sujet des menus incidents de la journée, parler de la politique locale ou des déprédations des bûcherons dans ses coupes. Il ne détestait pas que son fils lui tînt tête pour le plaisir de le contredire ou de lui faire de la morale.

Quant à sa fille, elle pouvait ranger la vaisselle que la Brésille remontait de la cuisine, mais sans bruit. Au moindre heurt d’une assiette sur le buffet, il élevait la voix pour des remontrances, s’adressant aussi bien à la demoiselle qu’à la servante.

— Bonsoir, papa ! vint dire Félia en s’inclinant légèrement devant son père, comme si elle lui tendait son front. Le geste suffisait, car on la dispensait de toute effusion superflue entre personnes sérieuses.

Et elle sortait de cette pièce tiède, de la chaleur un peu vivante des endroits où l’on a bu et mangé, où l’on a échangé des propos animés, pour aller rejoindre une chambre glaciale où ne brûlait que la triste veilleuse de ses nuits.

Félix, lui, tournait à droite pendant qu’elle tournait à gauche.

Ce soir-là, quand tout fut silence dans la vaste demeure des Crocs, il ouvrit son harmonium.

Elle ne vint pas !

Félix, à moitié fou d’impatience, se promena de long en large, puis se risqua dans le corridor.

Aucune lumière dans la chambre du milieu. Le grand juge dormait certainement, tâchant d’oublier l’abominable aventure d’un coupable gracié par sa propre fille.

À la porte de sa sœur, une mince raie de lumière indiquait la veilleuse.

Il hésita et, n’y tenant plus, il gratta imperceptiblement à cette porte sûrement fermée à double tour.

Elle n’était pas encore couchée, le front penché, l’oreille tendue, elle avait écouté le chant mystérieux, si mystérieusement doux…

Comme il faisait froid chez elle !

Elle n’irait pas. Un autre regard d’amour s’était interposé. Elle en subissait peut-être le nouveau charme sans même s’en rendre compte.

— Ouvre-moi, Félia, souffla Félix de Tressac d’un accent volontaire qui fit un effet surnaturel à la jeune fille tremblante parce que cela sifflait par la serrure de la porte en imitant le vent d’hiver.

— Non ! Non ! répondit-elle, malgré sa ferme résolution de lui laisser croire qu’elle dormait.

— Ouvre-moi, je le veux. Puisque aussi bien tu ne peux pas dormir ? Tu sais que tu ne dormiras pas avant de m’avoir parlé.

Elle fit un pas… un autre pas. Elle se sentait attirée par lui, aspirée par son souffle ardent. En effet, elle ne pourrait pas dormir gardant en elle sa mauvaise conscience.

Des siècles d’atavisme lui avaient enseigné que la confession est le soulagement de l’âme et si elle ne se croyait pas coupable en action elle l’était par omission.

Comme il faisait froid pieds nus sur ce carreau ! Ah ! oui, dormir, et avant de dormir, se confesser de cette faute qui n’était pas la sienne !

Encore un pas ! Elle tourne la clef, ouvre sa porte et il se jette sur elle, pauvre petite proie destinée à subir toutes les forces mauvaises.

Quand, l’ayant entraînée, presque emportée, dans sa chambre, où flambait un bon feu, elle se retrouva chez lui, elle soupira doucement :

— Je voulais tout te dire, Félin, je te le jure, seulement pas devant notre père. Il m’aurait battue… Toi, tu m’aimes trop pour me battre, n’est-ce pas ? Et puis je n’ai rien fait de mal : c’est Roland de Malet qui a délivré le braconnier.

— Tu lui avais donc donné rendez-vous dans le bois ?

— Mais non. Il passait. Papa venait de partir pour aller au village…

— Oui, je vois cela d’ici.

Il s’était assis près d’elle, sur son divan, la tenait serrée à lui couper la respiration. Les yeux dans ses yeux, elle ne lui échapperait plus. Son cerveau de fillette transie, de peur ou de froid, serait mis à nu par sa volonté passionnée.

Elle raconta tout, en courtes phrases, lui tendant ses lèvres avec une soumission fervente et quelquefois, lui souriant, ravie d’avoir chaud :

— Tu sais, je ne l’aime pas, je ne l’aimerai jamais comme toi, mais je l’épouserais bien tout de même parce que je me sens perdue, ici, comme dans la forêt… Je rêve que j’entends hurler des loups qui veulent me mettre en pièces et il y a ce sang qui coule, oh ! le sang du pauvre Garillac !… pour deux lapins de garenne, ce n’est pas juste ! Vois-tu, Féli, M. de Malet a raison de dire qu’il ne faut pas prendre les gens ni les animaux avec des pièges pareils… c’est trop méchant.

Elle se mit à rire, d’un rire bizarre, d’un rire qui s’étranglait en des sanglots.

Alors, dans un geste dont il ne fut pas le maître, un mouvement de rageuse folie, la serrant toujours plus fort, il cassa le lien qui coulissait sa chemise de jolie paysanne, sa chemise de toile fine sous laquelle pointaient ses menus seins de vierge…