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L’Animale/11

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Mercvre de France (p. 172-191).
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XI

— Mais, ma chère, tu es en deuil, et je ne sais vraiment pas pourquoi je reste ici, moi ?

Le jeune homme se balançait sur le fauteuil américain, au centre de l’atelier, fumant un cigare, l’air grave. Laure, assise par terre dans une posture d’humble adoration, le regardait en caressant le petit chat de ses mains distraites. Elle portait un peignoir de cachemire pourpre, aveuglant comme un torrent de sang.

— Oh ! mon cher Henri, murmura-t-elle avec un sourire, les filles qui se conduisent mal ne portent pas le deuil de leurs parents, et je t’assure que je ne ressens aucune tristesse.

— Je le regrette pour toi, ma chère amie, c’est honteux… une totale absence de cœur. Je m’en suis aperçu depuis longtemps.

— Si, j’ai un cœur, soupira doucement la jeune femme, mais il est nu ; les autres cœurs sont mieux habillés cela fait une différence… de loin…

— Allons donc, s’écria Henri s’impatientant, il y a des femmes qui ont des remords à défaut de dignité.

— Voyons, Henri, ma mère m’avait chassée de chez nous, elle ne me considérait plus comme sa fille… Cependant, pour te plaire, je veux bien me mettre en deuil, mais je ne possède pas un morceau d’étoffe noire, et je n’aime guère à te demander de l’argent…

— Me reproches-tu de te laisser manquer de robes ? dit le jeune homme d’un ton sec, en secouant des cendres sur un coussin.

— Non, je n’ai besoin de rien… au contraire, je te remercie.

Henri s’absorba un instant dans ses réflexions, et il reprit, les traits durs, les yeux fixes :

— Je ne suis pas un prince. Un deuil comme celui-là se porte intérieurement, et tu avoues que tu t’en moques… Alors, pourquoi me mêlerais-je de tes affaires de famille !

Hochant la tête, Henri tira de nouvelles bouffées.

— Un singulier curé, tout de même, ajouta-t-il, ce curé d’Estérac ! je le croyais plus sérieux. Il cherche à marier des filles suspectes et leur envoie des nouvelles de leur pays… Quand il était tout jeune, il avait une terrible imagination… Oh ! l’imagination !

Et Henri eut un geste railleur.

— Il a été bon pour moi, murmura Laure.

— Enfin, je crois qu’il est nécessaire d’aller faire une petite tournée là-bas, — déclara le jeune homme qui ne perdait pas son idée de vue.

Laure se leva et repoussa vivement le chat.

— Tu vas encore me quitter ?

— Ne t’emballe pas, ma chère enfant, je vais simplement me montrer un mois ou deux à la Bourdaisière, me promener dans les rues d’Estérac, et en même temps chasser un peu, car mon père s’étonnerait de mon exil. Voici près de dix-huit mois que je n’ai pas reparu au bercail… Mon fameux chagrin a dû se calmer (Il se mit à rire). Tu ne veux pas que je pleure toute la vie une fiancée du genre de mademoiselle Lordès, toi qui ne pleures pas ta mère !

Laure s’assit sur les genoux de son amant, la figure bouleversée.

— Je redoutais l’époque des vacances, et tu as trouvé un prétexte… Songe combien je suis seule… Henri…

— Mais, ma chérie, tu peux aller, venir, sortir et même recevoir des gens, d’honnêtes gens, bien entendu. Est-ce raisonnable de te cloîtrer ainsi ? Je ne te fais pas de scènes de jalousie, je pense ! Dans les premiers jours de notre liaison, je t’ai indiqué tous les lieux de divertissement où une femme a le droit de passer des soirées agréables.

Je n’ai jamais refusé de t’y conduire ; tu aurais, à la longue, rencontré des amis, formé des relations. Tu as préféré te claquemurer bêlement, et aujourd’hui tu es obligée de L’en tenir à ton chat !

Moi, de mon côté, j’ai des devoirs que je ne peux pas négliger. Je ne saule pas à pieds joints sur la famille comme toi… Tu crains encore un mariage ? Non, je t’avertirai, Laure. Je te jure que je serai toujours correct à ton égard. Je t’aime bien, je ne te laisserai pas dans la peine ; pourtant… après tout ce que j’ai fait pour toi, tu…

Elle lui ferma la bouche par un baiser.

— Tais-toi donc, balbutia-t-elle, tu vas me prouver que tu as raison. Oui, tu es très gentil, très doux, je ne te reproche rien. Je comprends, je te suis lourde… Oh ! si lourde… Je pèse sur ton existence comme en ce moment sur tes genoux… et tu voudrais fuir. Je te représente le mauvais génie, moi, que tu croyais un ange… cependant, il ne faut pas me quitter… (Elle entoura le cou du jeune homme de ses bras). Avec toi je suis presque une femme, sans toi, je serai une machine qui ne vivra plus. Ah ! si je savais gagner de l’argent, je te rembourserais tout ce que tu as dépensé pour moi. Tiens, vois-tu, la nuit, lorsque je me réveille, que tu n’es pas là, il me semble que je me retrouve dans un grand bois où je suis déjà venue étant toute petite fille, et j’entends hurler des loups, il fait sombre, il fait l’hiver, j’ai faim… Je tremble, et ma tête ne peut plus se tourner du côté du ciel. Je rencontre des fleurs et je ne m’explique plus ce que c’est qu’une fleur, je rencontre de l’argent et je ne sais plus ce que c’est qu’une pièce d’or qui brille sur la mousse… et si je rencontrais ma mère, je sens que je la mangerais… Ah ! j’aime mieux ne pas dormir que rêver ce rêve-là. J’ai essayé de lire les livres que tu lis : — ça me fait bâiller tout de suite, les journaux — ça m’est égal ce qui se passe dehors ! Je ne désire qu’une chose, toujours la même : te toucher pour être bien certaine que tu es là…

— Une petite dose d’hystérie, quoi ! murmura le jeune homme à la fois flatté et contrarié de cet accès subit de tendresse.

— L’hystérie, répéta Laure, c’est une maladie à la mode dont tu m’as parlé, mais je ne me sens pas malade, mon pauvre Henri, et ce sont peut-être les hommes de cette époque, les hommes comme toi, qui sont malades ! Ne crois-tu pas qu’il y ait eu jadis… oh ! il y a des siècles, une population ne faisant que s’aimer sur un tapis d’herbe bien verte et avec beaucoup de soleil autour…

— Probablement au temps où les clercs de notaire étaient borgnes ! interjeta Henri se décidant à des cruautés.

Laure continua, l’air égaré, ses lèvres rouges un peu pâlies :

— Au fond de tout, c’est l’amour qui console ! Sans toi je pleurerais maman. Et quand l’amour est parti, c’est-à-dire le lien qui m’attache à toi plutôt qu’à un autre, il y a encore l’amour, c’est-à-dire la passion que mettent les bêtes à s’accoupler entre elles… Va, c’est bien inutile de vivre honnêtement. Tu te marieras et tu me regretteras… et pendant que tu me regretteras, je vivrai comme une bête, sans me souvenir de Dieu. Je le défends de partir… tu es mon mari !…

Elle se pressait sur lui, se blottissait dans ses bras et le paralysait. Il finit par lâcher son cigare en riant de bonne grâce.

— Tu vous as une morale !

— Non, je n’ai pas de morale, j’essaye de demeurer fidèle, et cependant je suis sûre que je pourrais t’aimer tout en te trompant…

— Pas possible…

— Oui, tromper un homme, c’est souvent lui témoigner de la déférence, Henri. Je t’aime au point de ne pas te reprocher ta froideur…

― … Si j’étais froid… interrompit le jeune homme, riant toujours.

— Et j’ai peur de te tromper quand tu es loin…

— Me voilà donc prévenu… Merci !

Laure se redressa, écarta ses cheveux qui se dénouaient :

— Une fois mon cœur sorti de toi, je n’y verrai pas clair et je retournerai dans la grande forêt de mes rêves… Henri, je m’imagine que cette existence des Songes est comme la vie des animaux. On ne pense plus, et des choses vous arrivent tout naturellement, sans qu’elles vous causent la moindre stupeur. Les bêtes sont toujours au milieu de la nuit, et se heurtent contre des objets qu’elles ne discernent pas. Mais, aussi, quelle tranquillité pour elles qui n’ont ni besoin de pleurer leur mère, ni besoin de pleurer leur faute, et qui ne s’occupent pas de l’heure de la pendule ou des opinions des gens ! Rôder la nuit à la poursuite d’une caresse, boire, manger, dormir le jour !… Non, je n’ai pas envie de porter le deuil, j’ai envie de me vêtir d’une peau de loup…

Henri respira en la voyant se lever. Elle resta un moment plantée devant lui, les yeux mi-clos, comme regardant par le vitrage.

— Tu t’en iras si tu veux, dit-elle douloureusement, j’ai fait mon possible pour être une femme…

Il fit claquer ses doigts avec une sorte de colère nerveuse.

— Ma petite, la patience a des bornes ; je te répète que je ne te quitterai pas sans te donner des garanties ou des protections. Tu es une enfant sauvage très difficile à apprivoiser, mais je suis un galant homme, je veillerai sur ton avenir… En attendant, je vais chasser à la Bourdaisière : la situation est fort nette, il n’y a pas l’ombre de trahison de mon côté, je te le jure… Au lieu d’être clerc dans une étude, où je joue le rôle de la cinquième roue du carrosse, je préférerais devenir mon maître… J’ai fait des stages suffisants, et comme éducation sentimentale et comme légiste… je voudrais fonder autre chose que des théories amoureuses… Ordinairement, les amants ne causent pas de leurs projets avec leurs bonnes amies ; tu as été ma fiancée… quand je te cacherais mes idées, tu pourrais toujours les deviner, n’est-ce pas ? Calme-toi ! D’ailleurs, si tu te moques des convenances mondaines, moi je te déclare que cela me déplaît de coucher avec la fille d’une femme qui est morte la semaine dernière…

Laure avait ouvert les yeux. Elle se pencha, parce que le petit chat demandait sa pâtée.

— L’amour est éternel comme la faim… dit-elle, se parlant à elle-même ; allons, mimi, nous ne serons plus que nous deux !

Elle courut jusqu’au placard où elle mettait les friandises de son favori, et elle fit semblant de chercher une tasse de lait qu’elle ne trouvait plus. Des larmes tombèrent peut être dans ce lait, mais Henri ne s’en aperçut pas, et Lion les but tout seul, goulûment, s’enfiellant de leur amertume.

Cette fugue n’était, du reste, qu’un essai, il voulait la forcer à demeurer un mois en tête-à-tête avec ses sens de chatte folle, et pensait qu’à ce régime elle se lancerait bien vile au cou du premier type vicieux qu’elle rencontrerait sur un boulevard. Laure devait finir dans la peau d’une catin de bas étage, car elle ne savait ni être chic, ni être honnête, et, malgré sa beauté qu’il appréciait volontiers, à ses instants de trouble suivant les dîners délicats, il se disait qu’elle ferait une pitoyable courtisane, dépensant trop corporellement et ne sachant pas provoquer les dépenses budgétaires. Pas d’organisation, pas de méthode ; une fougue éreintante, et quel oubli des lois sociales !…

Il alluma un cigare.

— Tu m’écriras poste restante, ma mignonne. Tâche de ne rien gâter chez moi, c’est déjà trop que ce sacré curé connaisse ton adresse. En province, un vieux scandale est bien vite rajeuni, et l’enterrement de ta mère a dû renouveler des histoires…

— Je ne t’écrirai pas !

— Pourquoi ! je voulais te lire, moi, ça m’aurait amusé…

— Du papier à la place de ta peau ou de la mienne, à quoi bon !

— Laure, tu boudes.

Elle sourit.

Laure, soumise comme une placide servante, fit sa malle, tira les chemises des armoires et plia les vêtements, recousant un bouton, vérifiant la fraîcheur des cravates, frottant les ustensiles de vermeil du nécessaire de toilette, ajoutant, par une attention discrète, des pastilles à la menthe dans un petit coin du sac.

— Tu aurais soigné ton mari, toi, dit Henri lui caressant les cheveux !

— J’étais née pour être ta femme ! répliqua-t-elle tristement.

— Hum !… tu exagères un peu, ma pauvre mignonne.

— Si tu m’avais pardonnée, mais les honnêtes gens sont plus bêtes que les bêtes.

Il la contempla, cherchant le sens de ses paroles, et prit le parti de rire.

— Tu es impayable, déclara-t-il.

Et, lambeau à lambeau, le cœur de Laure se déchirait dans la banalité polie du départ pour un mois, qui serait, dût-il lui revenir plus aimant, le départ éternel…

Pour jeter leur chienne à l’eau, des individus bien nés tiennent à ce qu’elle soit galeuse ; Laure, en bête bien élevée, trouverait le moyen d’attraper la gale.

Henri pensait :

— Quand on se fiche de la mort ainsi on est bien capable de vitrioler son amant. Il faudra que je joue serré pour une rupture définitive. J’aurais dû empêcher cette liaison de tourner au collage.

Laure guettait les suprêmes caresses des adieux, les yeux brillants fixés sur cette silhouette d’homme qui allait s’effacer de sa vie, peut-être de son cœur. Pour elle, rien n’existait que le présent. Que lui importaient les promesses d’avenir, les bonheurs passés ? Tant qu’elle le pourrait frôler du bout des doigts, elle sentait qu’un amour sincère l’élevait au-dessus des femmes tarées ; demain, elle tomberait plus profondément dans l’oubli d’elle et de lui, dans l’oubli de tout ce qui faisait la noblesse de ses passions depuis qu’elle aimait. Elle l’accompagna chez lui portant le sac de voyage.

La chambre de la rue Racine était banale, meublée sobrement comme une chambre d’étudiant. Déjà leur amour n’avait plus ses coudées franches, et ils se trouvaient chez eux comme des étrangers. Laure s’assit sur le petit lit de fer en ramenant devant elle la longue tresse de ses cheveux. Henri, qui, par extraordinaire, ne fumait pas, s’assit en face d’elle sur une chaise, la même sans doute qu’au jour d’arrivée il avait brandie d’un mouvement de colère contre la belle fille qui venait s’offrir à lui.

— J’espère bien, murmura le jeune homme s’emparant des mains de Laure et les tapotant, que tu ne vas pas te désoler… Un mois, c’est vite écoulé, ma chérie.

— Je ne me désolerai pas, répondit-elle d’un ton morne.

— Voyons, nos petits comptes sont en règle ? Je te laisse une centaine de francs. Auras-tu assez pour m’attendre ?

— Plus qu’il ne faut, je ne sors guère et ne visite jamais les magasins. À part le lait de Lion

Et la jeune fille eut un sourire.

— Oui, je sais, je sais, tu es un modèle d’économie. T’ai-je donné la seconde clé !

Il fouilla toutes ses poches.

— Tiens, prends-la, j’ai confiance, et on a besoin quelquefois de sa seconde clé… quand on perd la première.

— Tu me rends ma liberté ? fit-elle, affectant des allures insoucieuses.

— D’abord, petite sotte, tu l’as toujours eue… Le loyer est à ton nom, tu es chez toi là-haut et je n’ai rien à voir aux changements qu’il te conviendra de faire. Je ne te quitte pas aujourd’hui ; dans un an, je puis renoncer à la vie parisienne et…

— Bref, interrompit Laure la voix tout à coup brisée, tu commences à me mettre à l’épreuve…

— Il est certain, ma chérie, que j’agis avec toi très doucement… répondit le jeune homme en lui baisant les mains.

Laure inclina la tête, elle voulait bien le reconnaître et… ne pas lui reprocher sa douceur.

— Je vais tâter l’opinion du pays, reprit-il, d’un ton plus dégagé ; ton papa doit se voir très isolé après la mort de sa femme… D’une manière indirecte, je pourrais lui conseiller de vendre son étude, d’aller vivre ailleurs, et ailleurs, le temps calmant les esprits les plus furieux, tu le rejoindrais… Ce serait ton intérêt, ma chère, car tu es encore son héritière en dépit des scandales et de ta mauvaise conduite. Plus tard, tu te dénicherais un mari, un homme simple qui t’aimerait…

Henri Alban s’arrêta pour caresser le menton de Laure, ne se rappelant plus qu’un moment il avait représenté cet homme simple.

— Tu es une folle, ajouta-t-il, la voix très affectueuse, et pourtant tu as un caractère charmant, il me semble que tu es destinée à la bonne existence d’une mère de famille… Oh ! les petits gosses ! c’est ça qui te formerait, te dompterait, te mettrait du plomb dans la cervelle… Je te rêve six enfants et une jolie maisonnette au milieu des bois. Tu aurais des chats, des chiens, des poules, des vaches… Tu te lèverais dès l’aurore, et par conséquent tu dormirais la nuit et ne ferais pas de vilains rêves…

— En effet, dit Laure, se croisant les bras comme pour enfermer son cœur et le défendre à jamais contre les vertueuses tentatives des honnêtes gens.

— Voyons, chérie, j’ai raison, je te parle comme un véritable ami. La jeunesse ne dure pas… et tu ne dois pas, toi, la fille d’un notaire, te retrouver un matin sur le trottoir…

Il se leva, fit quelques tours dans la chambre, mit la bougie derrière les rideaux du lit pour qu’on n’aperçût pas les ombres chinoises dont ils auraient probablement l’occasion, elle et lui, d’orner les vitres de la fenêtre ; puis, vérifiant, en chemin, un renseignement sur son indicateur, il revint s’asseoir à côté d’elle.

— Si tu me répondais, petite boudeuse.

Il glissa sa main dans son corsage, sortit avec précaution les deux seins éblouissants de cette brune qui, malgré sa mauvaise conduite, était le plus bel instrument de plaisir qu’on pût désirer, surtout à la veille d’un long jeûne.

Laure, les bras tombés, passive, souriait ; seulement son sourire ressemblait un peu au rictus de tigresse, à une idée vague de mordre.

— Je t’en prie, mon cher Henri, ne t’occupe pas de mon père. Cela me fâcherait… laissons mon avenir tranquille… Tu es trop bon.

— Comme tu voudras, répliqua le jeune homme gracieusement penché ; mais je cherche à te prouver que je te suis tout dévoué, que je t’aime enfin !

— Alors, déclara la jeune femme les dents serrées, tu ferais mieux de ne rien dire.

Cette fois, elle lui coupait la parole d’un accent si bref qu’il eut un regard effrayé.

— Tu préfères toujours les actes ? souffla-t-il en essayant de l’enlacer. Laure se déroba, remonta son corsage, l’air hautain.

— Et l’ombre de ma mère ? ricana-t-elle.

— Petite boudeuse !…

Il s’agenouilla, tenant ses poignets, les yeux chargés d’une langueur point du tout feinte.

— Nous allons nous séparer… ce n’est pas gentil !…

— Pourquoi nous séparons-nous ?

— Mais, parce que je ne puis pas abandonner ma famille complètement pour ma maîtresse. Voyons, Laure, il est donc impossible de raisonner avec toi ?

— Je ne sais pas raisonner, Henri, je me donne ou je me refuse…

— Et, à cette heure-ci, tu te refuses !

— Oui !

Henri, trop galant homme pour se livrer à une lutte vulgaire, se redressa, passa ses doigts fébriles dans ses cheveux, et ouvrit la croisée. Une minute, le bruit de la rue secoua la chambre, étourdit leur cerveau ; Laure arrangeait sa toilette, Henri sifflotait.

— Je vais commander la voiture, dit-il, risquant un coup d’œil du côté de sa maîtresse.

— Il est onze heures, mon ami, tu as juste le temps de partir.

Le garçon descendit la valise, et la jeune femme plia le pardessus, la couverture, ayant soin de ne pas oublier une casquette de satin noir que le voyageur mettrait pour dormir.

Henri se sentait légèrement énervé ; il ne s’expliquait pas du tout le caprice de cette fille, si affamée d’amour ordinairement, qui l’aurait volontiers vidé jusqu’aux moelles la nuit dernière, et qui, ce soir, sous le spécieux prétexte qu’il se montrait plus affectueux, plus charitable, le lâchait comme ça sur son appétit, les nerfs irrités, dans de déplorables conditions pour voyager… Ils se rendirent à la gare d’Orléans sans échanger un mot… Laure, étendue, les paupières closes, ne bougeait pas et ne pleurait pas. Henri fumait.

— Bah ! c’est une tactique ! Elle espère que je serai de retour avant un mois, songea-t-il. Elle se dérouille, la mâtine.

— Veux-tu que la voiture te reconduise ? demanda-t-il avec sa politesse habituelle, lorsqu’ils furent à la gare.

— Non, je rentrerai à pied, ça me fera du bien.

Il eut une vision de suicide, se rappela ce clerc borgne se précipitant au fond du puits.

— Hein, gronda-t-il, lui saisissant l’épaule d’un mouvement brutal, pas de bêtises, il y a des responsabilités qui sont désagréables, tu sais !

— Je ne te tromperai pas ! répondit Laure honteuse de ce qu’elle était en train de penser. Est-ce que tu as peur que je ne te trompe, Henri ?

Le jeune homme éclata de rire.

— Pour ça, je ne m’en inquiète guère, ma petite chatte. Tu es trop entêtée… Allons, me voilà rassuré ; embrassons-nous, et quittons-nous bons amis…

— De quelles responsabilités parlais-tu ? murmura-t-elle épouvantée de son sang-froid.

— Des idées… des idées à la Lucien Séchard, parbleu !

— Quoi ! Tu t’imaginais que j’avais envie de me tuer, et… tu partais tout de même…

Dans la nuit, éloigné des lanternes de la voiture, il ne vit pas le flot de larmes qui s’échappaient de ses yeux ; il riposta plein d’impatience, car il craignait maintenant de manquer le train :

— Laure, tu es de la race des crampons : tu ne feras jamais fortune…

Installé sur la banquette du compartiment des fumeurs, pendant que le train s’ébranlait, il acheva sa phrase par cette réflexion mentale que lui suscitait un regret de ses sens :

— Et c’est dommage… Une si jolie fille…

Laure se sauvait en courant, la queue de ses cheveux battant sa croupe, les ongles fourrageant sa poitrine. Il était parti, et quand il lui reviendrait elle serait la prostituée au lieu d’être l’amante, l’épouse de son cœur ! Il ne l’aimerait jamais, jamais… À moins que son genre de misérable amour fût le genre d’amour des honnêtes hommes… et qu’elle n’eût pas le droit d’exiger une meilleure tendresse de cette race maudite par la sienne, la race des fauves.

Il était le garçon rangé, le monsieur estimable, l’homme juste milieu, et il sortait d’une famille moderne qui les lance à la société par ballots pour essayer de réagir ou contre les névrosés, ou contre les brutes. Ah ! celui-là ne connaissait point les emportements des sens, pas plus que les folies de l’imagination ! Muni d’un compteur spécial calculant les pulsations de l’amour, il avait le cœur réservé, la cervelle froide et fonctionnant comme une mécanique honorable ! L’aspect correct et séduisant d’un pantin qu’on n’aurait pas voulu grotesque, il était le chef-d’œuvre de sa fin de siècle ! Une invention propre, une plante de serre chaude dont on a extirpé enfin tous les principes vénéneux ! Il n’avait pas les préjugés de la province, mais en gardait les exquises religiosités, telles que : le respect pour l’ombre de sa mère, la croyance en une volonté supérieure qui nous régit, la probité dans les rapports d’argent et la politesse vis-à-vis des femmes. Il serait notaire. Apothéose du genre américain francisé, il serait le type postulant pour la chevalerie du bien-être, du confortable, et surtout de l’éducation. On ne pourrait pas s’empêcher d’admirer sa science ; rester nul, effacé, quoique toujours si distingué !… c’était un heureux médiocre ! il dormait la nuit, ne rêvait qu’après avoir mangé du lièvre, et ne songeait pas qu’une femme a besoin d’une autre distraction que la distraction !… Il était fier du Paris de M. Carnot, fier de la France, que la raison et un bel équilibre social momifie honnêtement. Il étudiait les manifestations de l’électricité, ne se doutait même plus que, jadis, le tonnerre n’était pas exclusivement créé pour faciliter les communications avec l’épicerie Potin… Il se marierait parce que les relations amoureuses ne sont pas très sûres malgré les nombreuses découvertes pharmaceutiques, et il aurait des enfants calqués sur son modèle, d’autres échantillons de l’irréprochable fabrique bourgeoise moderne : des moules issus d’autres moules, chargés au ventre du même compteur qui règle à la fois les besoins de l’estomac et ceux de l’amour !… Non, ces hommes-là n’ont pas le don d’aimer même comme les bêtes ; ils sont, dans l’échelle des êtres, au-dessous des animaux, entre le minéral diamant et le minéral coquille d’huître !

Et la bonne Providence, que l’on dénomme hasard lorsqu’elle se trompe et qu’on ne veut pas lui manquer de respect, avait fait se rencontrer la femme des temps primitifs avec l’homme des époques civilisées, des époques caoutchoutées, électrisées, grattées, polies, et mécaniciennes. Laure avait aimé Henri après avoir dédaigné les brutes, ses pareils, ou les fous, ses esclaves. Là-bas, au pays du soleil, le paysan Marcou s’éteignait d’un mal de langueur que les Pauvinel, ses robustes parents, croyaient être un sort jeté sur leur fils, un si solide gars de trente ans ! Lucien Séchard s’était tué, le pauvre borgne ; Armand de Bréville, presque dément, avait des hallucinations terribles en disant sa messe, appelait Laure au lieu d’appeler Jésus-Christ… Et plus tard, quand sonnerait l’heure des triomphes du dompteur, quand le mâle rêvé, le mâle existant, s’approcherait enfin de la jeune femme pour en prendre une possession décisive, elle ne le reconnaîtrait pas, son cœur brûlé inutilement ne flamberait plus, et il serait sans doute réduit à l’accouplement instinctif des bêtes… eux qui auraient dû régénérer l’espèce, être comme l’Adam et l’Ève d’un nouvel amour !…

Laure courait dans la nuit parisienne, se heurtant aux becs de gaz et embarrassant la natte de ses cheveux aux épaules des voisins. Sur le boulevard Saint-Germain, un homme l’accosta :

— Sacredieu, c’est à vous tout ça, mon bébé…

Laure cria de rage :

— Non, c’est à lui, à lui et il n’en veut plus, il est parti !…

Très sérieux, croyant qu’il avait affaire à une femme ivre, l’homme, un noceur, se rangea respectueusement.

— Quel imbécile ! s’exclama-t-il.

Et, prise de vertige, Laure lui répondit :

— Viens, suis-moi, je te les donne !…