L’Animale/12

La bibliothèque libre.
Mercvre de France (p. 192-204).
◄  XI
XIII  ►

XII

Trente jours s’égrenèrent lentement. Laure, prostrée, ne se dérangeait plus que pour donner la pâtée à son chat et manger elle-même. Tous les deux prenaient leurs repas couchés sur le tapis, en face l’un de l’autre, attendant des heures entières que la concierge leur montât soit le lait, soit les friandises, et retombant dans leur somnolence dès que cette femme tournait les talons. S’il faisait trop de clarté, Laure baissait les stores, et l’on reposait là comme enveloppé de ouate ; s’il faisait nuit, elle écartait les draperies soyeuses, et regardait la lune. La pendule s’était arrêtée. Tant pis ! À quoi bon numéroter le moment présent ? On ne recevait plus le journal, on ne feuilletait jamais un livre, on ne fredonnait pas. Le temps s’écoulait à travers cette ignorance de la vie humaine et du bruit de la société, comme passe l’eau à travers un crible. Chose bizarre, Laure n’avait pas la conscience de s’ennuyer. Elle ne menait même plus l’existence d’un animal, elle vivait d’une vie de plante, elle végétait, le cerveau tout brusquement rétréci par l’écrasement de son amour, et la force du coup lui ôtait la pensée : elle ne rêvait plus, ne désirait plus, s’enroulant dans ses propres bras, dormant toute l’après-midi, s’éveillant au crépuscule ; alors, se déroulant membres et cheveux, elle cherchait de l’air, ouvrait les vitrages d’un mouvement machinal, puis s’ablutionnait parce que les pores de sa peau avaient souvent des soifs terribles. Lion, au moins, lui, jouait, miaulait, exécutait des clowneries dans les cordages des stores et bouleversait les coussins en courant à la poursuite d’un morceau de papier. Mais Laure se fatiguait de tous les jeux, semblait regretter tous les gestes inutiles et regardait le vide sans essayer de voir. Le malheur, si peu appréciable, d’une séparation d’un mois, la rendait veuve… Car un mois, pour ceux qui ne comptent que le moment présent c’est l’éternité. Elle se métamorphosait, oubliait jusqu’à la cause première de sa torpeur. Durant certaines insomnies, elle avait redouté ce nouvel état à l’égal de la mort. Les autres jeunes femmes ont des obligations mondaines, un ménage, des enfants, des amis, des couturières ; elle ne possédait que son amour. En la quittant, Henri la laissait seule avec ses instincts singuliers de primitive, ses instincts l’attirant en bas comme des racines, lui vrillant le crâne comme des branches à floraisons vénéreuses, et quand elle se respirait au fond de son triste isolement, loin de son amour qui était toute sa société, elle finissait par s’empoisonner doucement. Elle s’enivrait, se stupéfiait au parfum de sa chair, se troublait aux vapeurs malsaines de son rang. Demeurer avec elle-même, c’était lutter contre son plus effroyable ennemi. Et pourtant elle se savait maîtresse absolue de ses actions, personne ne la tentait ni ne la provoquait. Tout enfant, Laure avait eu peur déjà de la solitude, sa mauvaise conseillère, elle avait eu des attaques de nerfs pour une bougie éteinte le soir, pour une chambre trop vaste où il fallait dormir, pour une cour sombre, en descendant à la cave, en traversant la campagne déserte, et elle ne s’expliquait encore pas si ces attaques avaient été un excès de plaisir ou un excès de frayeur ; elle craignait d’être seule comme on craint de mal faire, et des frissons de joie la secouaient lorsqu’elle pensait que, de nouveau, étant une femme, elle aurait encore de ces peurs dangereuses. — Ces sortes de créatures toujours prêtes pour la chute et que l’ombre de la tristesse suggestionne sont des échantillons de la famille des sensitives, mais des sensitives carnassières, de celles qui, bâillant de la fleur ou de la feuille, gobent les insectes au passage. N’ayant pas le moyen de la locomotion, elles étouffent la mouche dès qu’elles la tiennent, sinon se dessèchent de n’avoir plus rien à étouffer dans leur coin de nature ténébreuse.

Laure, la sauvage, ne voulait plus sortir ; elle craignait d’agripper encore un homme, au détour d’une rue, elle ne voulait plus s’habiller parce que des glaces la reflétaient au détour de sa chambre, et elle n’osait plus s’agiter de peur de se sentir belle.

Le trentième jour de cet emprisonnement volontaire, Laure prononça le nom d’Henri tout haut sans tressaillir. Comme on balaye une brindille importune, elle jeta ce nom, distraitement, à l’abîme de ses souvenirs d’enfance. Henri, c’était maintenant aussi vieux que tous les amants lilliputiens qu’elle s’était offerts jadis sous les angéliques monstrueuses de la maison paternelle… Seulement, ce caprice ayant saisi son cœur au lieu de remuer ses sens, elle en gardait une douleur au lieu d’en garder une simple émotion d’entrailles. Oui, elle tromperait celui-là comme elle avait trompé ces pauvres gamins, seulement ce serait elle qui en souffrirait, voilà tout, et elle ne le lui dirait que tout à fait forcée de le lui dire… L’honnêteté de son amour était une duperie vis-à-vis d’un indifférent ; elle serait désormais moins honnête, et, qui sait ! Henri l’aimerait peut-être davantage s’il revenait !

Ce soir-là, elle joua longtemps avec Lion, elle retrouva du bonheur à le caresser, à plonger ses yeux dans ces jolis trous de lumière et à lui donner des leçons de ruse comme une femelle. Le petit chat, toujours se frottant contre son humanité complaisante, prenait des allures d’enfant, devenait humain, tandis que la jeune fille, plus bestiale à se frotter contre cette fourrure de bête, devenait féline, éprouvait des besoins de griffer, de hurler ses peines dans un miaulement de passion et d’angoisse. Fatigué, Lion s’endormit, et, une fois tranquille au sujet du bébé, la mère gravit comme une véritable chatte l’échelle qui conduisait sur le toit, à la grande nuit pleine d’étoiles. Laure, pour cette escapade, avait lustré sa chevelure, mis un peignoir de satin rouge, chaussé des mules de velours, et cependant elle se doutait bien que les toitures ne lui fourniraient pas d’autres galants que les matous rôdeurs. Sur le cristal dépoli, elle s’étendit, satisfaite, l’œil au guet, le corps frémissant, vaguement heureuse d’une promesse de volupté qu’elle flairait dans la brise. Une lune un peu folle semblait chassée par le vent d’automne, et la ronde feuille sèche, la feuille morte jaune d’or tourbillonnait sous des nuages roux en compagnie d’étoiles scintillantes comme de blanches immortelles. Ce n’était plus le printemps avec ses larmes de sèves et ses parures de jeune épousée, sa lune énorme, savoureuse aux regards comme du miel, mais en cette atmosphère troublée les désirs vains s’aiguisaient plus vite, battus à coups de fouet, et la lueur fuyante de l’astre avait l’air de vous crier : « Dépêchez-vous, je sais qu’il va faire froid. » Des panaches de fumée se tordaient autour des cheminées, couvrant les clartés de

Paris d’un voile et auréolant les sommets d’édifices d’un nimbe de brumes où rayonnaient des flèches rouges. De ci, de là, sous des pans d’ombres funèbres, s’ouvraient les brasiers infernaux des grands boulevards, filtraient les jets d’argent des globes électriques, et la forêt des cheminées de tôle, ces arbres noirs d’un éternel hiver, luisait, par instants, d’un reflet vif quand la lune se perchait, en passant, sur leur cime. Laure se redressa, fit le tour de son domaine, se pencha et n’eut pas le vertige. L’idée lui vint d’enjamber la petite balustrade pour aller visiter les toitures voisines. Du côté de la rue de Seine, un précipice béant se creusait : elle s’éloigna du bord des gouttières, et rampa du côté des cours où elle apercevait des fenêtres de mansarde.

— Je puis bien me casser la tête, se dit-elle, Henri ne m’attend plus !

Et, en murmurant cette phrase amère, elle déchirait son peignoir aux crochets de couvreur qu’elle rencontrait sur sa route.

Une seule mansarde s’éclairait, se piquait d’un point rose de petite lampe agonisante derrière un rideau. Laure eut l’âpre curiosité de savoir ce que contenait la mansarde : femme de chambre se déshabillant ou garçon de magasin cirant ses souliers, elle s’amuserait à les espionner derrière ce croisillon lumineux, et comme la fée des ombres elle ricanerait au bon moment pour leur causer d’horribles peurs.

Elle dut traverser un endroit périlleux, le dessus d’une cour intérieure formé d’un grillage de fer si mince, qu’en grimpant elle se fit l’effet d’une colossale araignée au milieu de sa toile, puis elle atteignit la mansarde et se blottit derrière la vitre. Onze heures sonnèrent à une horloge lointaine ; ces tintements, s’éparpillant dans le vent, l’impressionnèrent et faillirent l’empêcher de lever la tête.

Ah ! cette voix mélancolique du bronze pleurant sur elle, pleurant sur Paris, la ville maudite réceleuse de toutes les hontes, de toutes les criminelles passions !… Mais Laure ne connaissait point la voix de Dieu, et ce n’était pas un message d’Henri que lui adressait la cloche ; la curiosité l’emporta, elle regarda dans la mansarde.

Devant une table, un ouvrier en bras de chemise polissait de microscopiques objets très étincelants, des boucles d’oreilles, des épingles de chignons, des boutons de manchettes qu’il sortait d’un carton et remettait dans une autre boîte, d’un geste toujours le même, si nonchalant qu’on aurait bien juré qu’il dormait en travaillant. La chambre était pauvre, meublée d’un lit à couverture brune comme on en voit dans les hôpitaux, d’une chaise de paille et de quelques ustensiles de cuisine, dont un poêlon au cul noir tachant la muraille d’une vilaine tache d’encre épaisse. L’ouvrier, par hasard, se dérangea de son travail pour aller remettre du pétrole dans sa lampe, et il se montra de face.

Laure vit un jeune garçon de dix-sept ans à peu près, maigre, à figure creusée de poitrinaire, la pomme d’Adam saillante, les bras détachés des épaules comme ceux de ces jeunes drôles, capables de tout, qui vont les mains ballantes le long des trottoirs ramasser les bouts de cigarettes, un type ce loustic ou de souteneur, et aussi un type de bon diable quand il se courbait, avec un regain de vigueur, sur les menus articles de Paris qu’il polissait. Laure souriait derrière la vitre, se demandant si les bijoux étaient faux. Le vent redoublait, lui cinglant les joues de ses cheveux, et elle avait toutes les peines du monde à se tenir droite sur l’inclinaison de la toiture. À sa gauche, elle apercevait les réverbères de la rue gros comme des allumettes flambantes, et elle se sentait aspirer par cette cour intérieure, tout près d’elle, cette cour voilée de sa toile d’araignée, noire comme une gueule de four ; seulement, l’attrait des verroteries la retint, elle regarda encore… L’ouvrier reprit sa besogne. Il trempait un chiffon dans un godet, cherchait des pinces, démontait une pierre, lissait le métal sur une poudre ou ajustait le bijou entre les crans d’un étau, et frottait ferme. De temps en temps, il bâillait, très furieusement énervé, semblait-il, par une idée lancinante. Enfin il repoussa la table, se tourna, leva les bras pour ouvrir sa fenêtre. La jeune femme se baissa, toute révolutionnée, craignant qu’il eût entendu quelque bruit ; mais ce garçon, dormant sans doute debout, ne se doutait de rien. Il revint à sa table, grommelant des mots inintelligibles. Laure se risqua de nouveau, elle plongea un dernier regard, attirée surtout par l’éclat de ces pierreries, miroir aux alouettes, que ce garçon pauvre remuait négligemment, et elle aurait volontiers sollicité la permission de jouer avec. Qu’il était donc heureux, le gamin, de triturer cette fortune ! Elle regardait de tous ses yeux luisants, intéressée au plus haut point. Son vagabondage sur les toits lui rendait une heure de sa petite enfance, une des heures les plus pures, celle dépensée à jouer aux bouchons de carafe, aux prismes dans lesquels son cœur naïf s’imaginait voir comme un reflet de paradis. À cette époque, elle aurait donné bien des choses pour devenir la petite femme d’un ouvrier bijoutier travaillant même dans le faux ! Limpidité merveilleuse des fragments de ciel, naïveté de ses croyances de fillette, comme tout cela s’était vite terni, mon Dieu ! Est-ce qu’on ne pouvait jamais exister tranquillement sans les fièvres des sens qui se glissent dans tous les jeux, même les plus innocents ?… Accrochée au rebord de la fenêtre, s’y tenant de ses dix ongles et portée sur les deux extrémités fourchues de ses mules, elle était presque résolue à lui crier : — Voulez-vous que nous partagions ! lorsqu’elle demeura la bouche béante, les prunelles fixes. Le jeune garçon, abandonnant une troisième fois son ouvrage, s’était renversé en arrière, saisi d’une subite extase. Il avait eu, soudain, un geste fou, et ses mains lâchèrent brusquement les pierreries… Laure ressentit comme une douleur, et ensuite eut un rire sanglotant pareil aux plaintes de la brise, pareil aux pleurs de la cloche, car c’était cela le malheur de toute la vie, chez les pauvres, chez les riches, dans les abîmes ou près du ciel. C’était cela le mal de la chair !… Épouvanté, le jeune ouvrier bondit, criant, jurant, ivre de joie et de dépit, ne s’expliquant pas ce qui arrivait, mais disposé à croire tout possible. En se grisant de lui-même il avait, parbleu, rêvé d’une jolie catin qui lui faisait invite, et la femme pouffant de rire, les cheveux flottants, les bras nus, il la lui fallait. D’où lui tombait-elle ? des nuages ? elle riait ! C’est parce qu’elle voulait bien… Il bouscula sa table, les bijoux ruisselèrent aux quatre coins de la mansarde, et il enjamba la fenêtre d’un saut de chat-tigre, mais Laure fuyait déjà, s’élançait sur le filet de fer tendu au-dessus de la cour intérieure, traversait les toitures, s’accrochant de cheminée en cheminée ; elle fuyait, légère, aérienne, tout comme une vraie vision. Sur le plafond de l’atelier, elle disparut en une trappe, s’engloutissant dans un truc de féerie, cette fée du mal, cette capricieuse mauvaise ange portant une robe de feu et suivie de la sombre traîne satanique d’une chevelure infernale. Le garçon, la sueur aux tempes, secoué de frissons nerveux, les bras ouverts, s’arrêta contre la balustrade du petit toit de l’atelier. Plus personne ! Il avait rêvé, à moins que ce fût tout simplement une voleuse que l’éclat de ses bijoux attirait ? Non, une voleuse n’est pas si belle, si prompte à rire des choses drôles… Et, navré, ce garçon rentra chez lui, se jeta sur son lit, pleurant de rage.

À la distance d’une maison, une autre créature joyeuse pleurait également, étendue sur son lit, se meurtrissant la poitrine en appelant un amant qui ne reviendrait que dans un mois !

Le lendemain matin, Laure se réveilla la tête lourde ; il était tard, très tard, puisque le soleil inondait sa couche de rayons brûlants. Une bonne journée se préparait pour elle, car elle avait dormi, oh ! dormi comme une morte ! Elle s’habilla soigneusement, l’air calme, un méchant rictus aux lèvres. Une sotte aventure, celle de la nuit : elle trouverait mieux. Ce qu’elle désirait, c’était un amour et non une folie d’une heure, elle voulait être aimée à toute force, devinant que le seul véritable aphrodisiaque de l’amour… c’est l’amour ! Henri ne l’aimait pas et il ne l’assouvirait jamais, elle n’y comptait plus, finissait par en avoir le mépris. Elle pensa que, puisqu’elle donnait au lieu de vendre, elle avait bien le droit de choisir. Ce viveur rencontré le soir du départ d’Henri ne reviendrait plus parce qu’elle lui avait semblé folle, mais elle se ferait une raison.

— Tiens, Lion, s’écria-t-elle dénouant ses cheveux pour les peigner, nous sommes deux bêtes, et l’honnêteté ça n’existe pas !

Elle essayait de se moquer ; cependant, là, du côté gauche, une fibre se rétractait, la faisait encore souffrir quand elle songeait qu’il aurait le droit de lui dire :

— Ton seul mérite, ma chère, était la fidélité !

Et comme il possédait bien l’accent nécessaire pour dire ça, un accent très doux d’homme d’une éducation supérieure, qui blague froidement. Laure tourna autour de son nid de soie jaune, il lui avait donné toutes ces choses, et toutes ces choses serviraient à son métier de fille… Un soir, un homme la payerait sur ce lit déjà payé par un autre…

— D’abord, moi, murmura-t-elle, farouche, on n’oserait pas m’acheter ; je crois que je le tuerais celui qui oserait m’offrir de l’argent… (Et elle ajouta, ricanant.) Comme si, la volupté, ça se payait… j’en donnerai toujours pour rien à qui en voudra.

Elle fit déjeuner le chat, et, agitée, attendit le moment de sortir. Elle prendrait une voiture, irait n’importe où, tâcherait de ne plus rentrer, afin de s’étourdir loin de cette serre chaude où elle gagnait des langueurs. Vers trois heures, quelqu’un sonna. Laure tressaillit, éperdue. Elle songea que ce garçon de la mansarde avait probablement découvert sa retraite, et qu’il allait se jeter sur elle, pour la violer : elle le retrouva au fond de sa conscience, obscène, tout agile comme un singe, il l’envelopperait et elle ne résisterait pas, elle ne saurait pas lui résister. Ce serait sa chute la plus ridicule. Inquiète, elle croisa son peignoir sur sa gorge, noua ses rubans, rattacha ses cheveux, se composa un visage sévère : elle pouvait ne pas ouvrir, et une force irrésistible la lançait vers la porte parce que derrière cette porte un homme l’attendait ! Elle ouvrit.