L’Animale/14

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Mercvre de France (p. 219-239).
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XIV

Laure, dès le mois d’avril, aux premières nuits tièdes, recommença ses vagabondages sur les toitures ; elle profitait du vertueux sommeil d’Henri pour se lever avec la lune, et allait courir dans ce qu’elle nommait son jardin. Bizarre jardin, planté de tuyaux de tôle, fleuri de girouettes, solitude effrayante où soufflait une bise enragée, désert de pierre dont les folles herbes étaient représentées par le hérissement de la ferraille et les rugosités des tuiles, formidable pays dont elle devenait la reine à l’heure des chevauchées félines.

— Tu tomberas dans la rue et tu seras cause que nos concierges feront des cancans, grommelait Henri l’ayant surprise, à la pointe de l’aube, revenant du sabbat des chats.

— Ne te tourmente pas, mon cher ami, on ne rencontre personne là-dessus, et tu ne peux pas m’accuser d’y donner des rendez-vous, lui répondit-elle en souriant d’un étrange sourire.

Lion l’escortait fièrement, jouait à cache-cache derrière les cheminées ; folâtrait sur les glissoires du toit de verre et suivait ses chattes qui, quelquefois, le menaient loin. Alors la jeune femme s’étendait de tout son long, en bâillant d’angoisse nerveuse. Elle prenait un véritable bain de rayons blancs, se tournant et se retournant dans la fraîcheur stellaire comme dans une onde où se seraient mollement défilés des colliers de perles. Elle regardait la ville obscure du haut de sa terrasse fragile, avec le dédain qu’ont certains petits enfants pour les trop grands objets qu’ils savent ne pouvoir porter de leurs deux mains.

Après tout, vu des astres, Paris était bien sombre, bien boîte close. Une fumée tordue et rabattue sur lui suffisait à le plonger dans le néant. S’il brûlait par échappée, c’était comme une cassolette de bronze couvant des parfums délétères sous une cendre ; et elle fronçait les narines en respirant le douteux parfum des rues qui montait humblement jusqu’à elle, l’idole faite pour les aromes vivifiants des forêts.

En regardant bondir le chat, elle murmurait, s’étirant les membres :

— Non, les hommes ne sont pas dignes de mes ardeurs, et je ne veux plus m’égarer encore à fouiller ce cloaque. Je suis lasse… Tant pis ! Que cela finisse comme ça voudra.

Elle se disait qu’à culbuter la fourmilière d’un coup de talon elle n’en verrait jamais jaillir l’amant fauve qu’elle attendait, et jamais on n’y découvrirait torture voluptueuse pareille à la sienne. Les hommes, là-dedans, se lamentaient sur les infidélités des femmes, et les femmes restaient victimes de l’impuissance des hommes sans se révolter, sans leur crier : « Qui êtes-vous pour oser vous plaindre ? Vous n’avez ni générosité d’âme, ni générosité physique ! » Une espèce de folie, faite de vertige mélancolique et d’orgueil, lui venait à parcourir ses domaines ; elle se sentait de force à lutter contre son ridicule belluaire, à se débarrasser de lui en le mordant au cœur une bonne fois pour le punir de l’audace qu’il avait eue, ce mesquin, en fournissant à ses crocs non pas de la viande rouge, mais du carton ! Puis rêvant d’un voyage dans les nues, à cheval sur le croissant d’or comme une sorcière, elle irait trouver les monstrueux matous tapis dans les greniers des cieux, les matous fantastiques et caressants qui la guettaient avec des prunelles luisantes, par les lucarnes des étoiles.

Une nuit, elle alla jeter un ruban à travers la fenêtre ouverte de la mansarde où dormait le jeune garçon qu’elle avait si désespérément troublé, l’automne précédent, et cela l’amusait de rendre cette malice à celui qui sertissait de si beaux yeux de chat ! N’était-elle pas la jolie fée protectrice des félins sensuels, la fée passant en laissant après elle une subtile odeur de musc, un peu de sa fourrure de coquette angora ? Et elle se sauva sournoisement, n’attendant pas la réponse. Le lendemain, vers onze heures, elle se coucha à sa place favorite, au milieu du cristal dépoli, plus énervée qu’à l’ordinaire, tandis que Lion exprimait les pensées de sa maîtresse en son langage féroce, miaulant, sur les gouttières, à des amours impossibles. La croisée de la mansarde était éclairée, on voyait la silhouette maigre de celui qui l’habitait se coller contre les vitres anxieusement. Avec le printemps, la belle vision, la coureuse chimérique, était de retour. Comment se risquer, pourtant, à lui rapporter le nœud de ruban que la brise avait lancé, la veille, dans sa mansarde ? Il en avait si souvent été pour ses frais de dangereuse promenade, le pauvre gamin !

— S’il me rejoint, je tâcherai de l’apprivoiser, et il servira à ma vengeance, pensait la jeune femme perplexe, mais il m’a sans doute oubliée, quel dommage ! C’était un rival qu’Henri n’aurait certes pas inventé, ce voyou ! Moi, je le trouve gentil ! Ah ! Henri saura un jour le cas que je fais de lui. Il faut qu’il le sache. Je le veux, car je ne me prostituerai pas pour lui plaire ! Je me donnerai pour mon plaisir et non pour le sien. Je ne peux pas me laisser congédier comme une servante. Oui, je me vengerai, ça consolera mon cœur et contentera mon corps en même temps !

Soudain, la lampe de là-bas s’éteignit ; Laure perçut le bruit d’une fenêtre s’ouvrant discrètement, une ombre déambula de cheminée en cheminée, et la jeune femme, isolée du reste de la terre, à cent lieues du monde civilisé, oubliant les lois et les mœurs pour ne se rappeler qu’elle était aussi libre que le vent qui dénouait ses cheveux, se tînt prête à entamer l’idylle.

— Vous prenez le frais, madame ? soupira une voix timide.

Laure le vit s’allonger en face d’elle, sur les tuiles inclinées du toit voisin, ses deux mains accrochées à deux crampons de couvreur, ses jambes crispées sur la gouttière à quelques centimètres de l’abîme, et si souple, si mince, qu’il en paraissait annelé comme un scolopendre. Il était vêtu du petit veston de toile bleue, cintré au dos, des ouvriers en costume de travail. Ses cheveux châtains, frisottant sur le front, s’ébouriffaient aux coups de vent rageurs, et ses yeux clairs, limpides comme deux diamants, reflétaient les rayons lunaires jusqu’à s’en incendier. Il montrait, en parlant, des dents aiguës, auxquelles un pain dur ne devait jamais résister. Moitié jeune renard, moitié jeune singe, il était gracieux avec une insupportable pointe de gouaillerie ; mais pour la minute, il demeurait timide, tout honteux en présence de cette princesse folle qui lui rappelait une histoire dont Le souvenir le remplissait de confusion.

Laure, de son côté, allongée en sphinx, moulée dans sa robe de chambre de velours noir, les mains unies sous son menton, sa belle natte serpentant sur sa croupe, lui faisait un vis-à-vis diabolique. Elle répondit avec un clin d’yeux railleur :

— Oui, monsieur, je prends l’air. Je ne respire bien qu’ici. Ça vous étonne ?

— Oh ! vous êtes chez vous, et il n’y a pas d’autre voisin que votre serviteur. Moi, je ne suis pas pour vous dire des malhonnêtetés, madame.

— Je l’espère, monsieur.

— Ne me dites donc pas monsieur. Je m’appelle Auguste.

Ils se contemplèrent en silence un moment.

— Je voudrais tout de même bien savoir où c’est que vous passez pour rentrer. Je n’ai pas encore pu débrouiller l’endroit dans tous ces carreaux.

— Vous avez donc cherché sans ma permission ?

— Faites excuse, vous n’avez pas demandé la permission, vous, pour fourrer le nez dans mes vitres !

Laure sourit.

— Monsieur Auguste, vous parlez trop fort. Quelqu’un dort là-dessous.

Elle désigna le vasistas baissé, qu’elle fermait toujours afin qu’Henri n’entendit pas les furieux miaulements de Lion et ses ébats nocturnes.

— Bon ! suffit, je comprends, c’est votre mari !

Elle répondit, fixant ses yeux sombres sur ses yeux clairs :

— Non, ce n’est pas mon mari.

Auguste, qui allait le dimanche au théâtre, esquissa un geste rapide de pâmoison en mettant la main sur sa poitrine et faillit dégringoler. Il se raccrocha et se remonta un peu plus près de la jeune femme. Une crête de tuile fleuronnant le toit les séparait seulement, et Laure vit d’une manière très distincte, dans l’échancrure de son veston de toile bleue, toute la maigreur déliée de son cou, sa pomme d’Adam qui saillait.

— Pauvre chat efflanqué, songea-t-elle, mange-t-il à sa faim ?

Elle ajouta plus haut :

— Vous êtes ouvrier bijoutier ?

— … En toc, madame, pour vous servir à l’occasion.

— Et vous gagnez ?

— Ça dépend, des fois quatre francs par jour, des fois cinq. Je suis brunisseur et monteur à crochets…

— Ça se voit ! fit Laure, lui indiquant les crampons qu’il tenait ferme.

Il éclata d’un bon rire joyeux.

— Vous avez joliment l’œil, madame ! Pardon, faut dire : mademoiselle, n’est-ce pas ?

— Oui. Vous êtes Parisien, monsieur Auguste ?

— Né natif. Mes père et mère ont claqué depuis longtemps, et c’est mon oncle qui m’a mis en apprentissage. Bon métier. Je travaille chez moi quand l’ouvrage presse. Demandez monsieur Auguste Ternisier, la porte à gauche sous les combles.

— Je ne demanderai rien du tout, mais j’irai voir vos bijoux en passant par les toits, si vous voulez !

— C’est que je n’ai pas le droit de vous les vendre moi-même, mademoiselle, ça ferait du grabuge… j’en suis responsable.

— Je jouerai avec sans les acheter.

— Elle a envie de voler, cette gosse-là ! pensa Auguste.

L’entretien languit. Malgré son admiration pour elle, il avait senti un froid lui courir dans le dos. Lion vint le flairer, jura, bondit, et cela fit une diversion.

— Dites-moi, Auguste, seriez-vous capable de me rendre un grand service ? murmura Laure, s’approchant et l’effleurant de ses cheveux.

— Oh ! mademoiselle, je venais pour vous rendre ça, déjà !

Il lui tendit un nœud de ruban rouge qu’il sortit, tout chaud, de sa veste.

— Merci, mon ami, mais il s’agirait d’une chose plus difficile.

— Faut voir le prix, d’abord ! goguenarda-t-il, la regardant en dessous.

— Je peux vous donner un beau billet de banque si vous le désirez.

Le sang d’Auguste ne fit qu’un tour et lui empourpra son visage pâle.

— Vous voulez me donner un billet de banque, vous ?

— Oui, pour une paire de gifles que vous flanqueriez à un monsieur que je n’aime plus…

— Tonnerre !…

L’adolescent se leva, tout debout sur la pente de la toiture, et bondit, comme Lion.

— Faudrait pas vous foutre de moi, mademoiselle ! Je suis un nigaud, mais je suis pas sourd !…

— Vous trouvez que cent francs…

— Répétez pas ça, ou je vous jette par-dessus le bord.

Il se croisa les bras, se campa dans la clarté de la lune, formant une grande ombre gesticulante sur le toit blafard.

— Je vous connais pas, reprit-il exaspéré, je sais pas d’où vous provenez ; vous m’avez causé de la peine, un soir, et je vous ai cherchée, sur les toits, à en perdre le boire et le manger ; je crois même que mon cœur en a fait une maladie… Cependant, faudrait pas abuser de ma patience ; oh ! je sais bien que c’est défendu de rigoler avec les filles de la haute quand on est du pauvre monde, mais je ne vous dis pas de mauvaises paroles, j’ai pas manqué de respect à votre robe de velours… alors, je vous retire l’autorisation de m’insulter.

— Voyons, mon enfant, je vous insulte en vous offrant de vous enrichir ?…

Auguste, frissonnant, la regardait d’un air peureux.

— Vous me prenez pour un souteneur ! lâcha-t-il, claquant des dents.

— Un souteneur, répéta Laure ahurie.

Et elle ajouta, éclatant de rire :

— C’est vrai, mon Dieu, je n’y pensais plus.

— Vous trouvez ça drôle, vous ?

— Ne vous fâchez pas, Auguste, et surtout ne criez pas si fort !… Allons, parlons d’autre chose.

— Qui c’est qui vous embête ? Hein !

Il s’allongea de nouveau en face d’elle, mais cette fois la tête touchant sa tête, les yeux dans les yeux.

— Je voudrais donner une leçon à un individu qui oublie que je l’ai aimé.

— C’est donc possible de vous oublier ? balbutia l’adolescent, les lèvres palpitantes.

Laure, flattée de ce naïf hommage, lui sourit. Un instant, comme un double éclair livide, leurs bouches ouvertes laissèrent étinceler leurs dents de jeunes loups.

— Hélas !… soupira Laure.

— Voilà pourquoi vous êtes un brin folle, et pourquoi vous galopez la nuit sur les gouttières ?

— Peut-être, mon cher enfant.

— Ah ! vous pouvez vous vanter de m’avoir estomaqué, mademoiselle la trop curieuse ! Ce que vous sentez bon, tout de même ! Et dire qu’il y a des femmes, comme ça… presque autant qu’il y a là-haut de chandelles !

Et il montra les étoiles.

— Auguste, c’est à votre tour de vous tromper, vous me prenez pour une fille et je suis… une amoureuse…

Il pouffa.

— C’est comme si ton chien mordait le mien, naturellement.

— Vous ne saisissez pas, grand gamin ! J’aime pour de l’amour et non pas pour de l’argent.

— Et moi, mademoiselle, fit l’ouvrier d’un ton contenu, je ne vous servirai pas pour de l’argent ; je vous obéirais pour de l’amour, si je vous plaisais…

Laure demeura pensive. Il lui plaisait.

— Je suis trop mal nippé, hein ? souffla le jeune garçon, essayant de railler encore, le gosier serré par une intense émotion.

— À moins, ricana-t-il, que vous préfériez à mes nippes une belle broche en cailloux du Rhin.

Laura secoua la tête.

— Vous êtes un méchant petit drôle, Auguste.

— J’ai toujours pas des guiches, mademoiselle !

Et, crachant dans ses doigts, il fit semblant de se plaquer des accroche-cœurs aux oreilles.

— Taisez-vous donc !

— Voyons, parlons peu et parlons bien. Qu’est-ce que vous désirez que je fasse, ma petite bourgeoise ?

— Écoutez-moi, Auguste, je veux que cet homme s’en aille le premier.

— Bah ! il vous gêne !

Laure lui saisit les épaules.

— Il a voulu me forcer à le tromper !

— Ah ! bien, si c’en est un, je cogne gratis : j’ai horreur de ces bêtes-là, moi.

— Mais non, c’est au contraire un très honnête homme, vous ne comprenez pas, il a voulu se débarrasser de mon amour, qu’il trouve encombrant parce qu’il va se marier.

— En voilà une histoire. Et ce monsieur, vous l’aimez… toujours.

— Oh ! je l’aime… moins.

— Il vous entretient, n’est-ce pas ?

— Il est comme mon mari depuis trois ans, mais je n’ai pas besoin de lui, je vous l’affirme.

— Et il dort là-dessous ?…

— Juste là-dessous.

— Il vous laisse courir sans s’informer ?

— Oui.

— Blagueuse !

Et le jeune ouvrier, moitié souriant, moitié vexé, lui envoya un coup de coude.

Laure s’étira, les yeux clos, ramenant la tresse de ses cheveux autour d’elle.

— Puisque tu me trouves jolie.

Auguste Ternisier frissonna, eut la tentation de s’emparer de la tresse qui flottait et tout brusquement se releva.

— Nom de nom, ce que vous vous foutez de moi !… Tenez, j’aime mieux vous fausser compagnie, je dois me réveiller de bonne heure, et vous me donneriez de mauvais rêves. Bonsoir !

Il resta une seconde à la regarder, debout, le regard misant, sa langue léchant ses lèvres de l’air d’un petit garçon qui convoite une gourmandise.

— Tout de même, vous me feriez faire de fières sottises ; seulement, on a de la jugeote, et je vois bien votre idée.

— Tu as peur !

— Moi, peur… vous ne me connaissez pas, mademoiselle, je vais droit mon chemin et je me débrouille. J’en ai déjà flanqué des paires de gifles… Peur ! oh ! là ! là !… Au revoir ! Si la fantaisie vous reprenait de visiter mes « cliquailles », vous savez l’adresse, la porte ouvre sur le ciel. Rebonsoir…

Il s’arracha au plaisir grisant qu’il éprouvait, courageux comme un vieux philosophe. Laure le suivait de ses prunelles sombres.

— Toi, tu reviendras ! murmura-t-elle.

Elle se souvenait, oh ! d’un souvenir très vague, de l’enfant dont elle avait fait son esclave, étant enfant elle-même, de ce petit Marcou Pauvinel.

— Marcou était le premier, est-ce que celui-là sera le dernier, songea-t-elle douloureusement, car je me sens triste à mourir… Ils sont tous si lâches.

Lion et elle rentrèrent dans la chambre jaune.

Quelques jours s’écoulèrent. Auguste rôdait. Laure ne montait plus sur le toit. Enfin, un dimanche soir, la jeune femme vint frapper à la vitre de mansarde. Il lui ouvrit éperdument.

— Vous !

— Je viens voir vos machines brillantes.

— C’est-y de la folie, mon Dieu, d’aller traverser des endroits comme le grillage de la cour… vous finirez par piquer une tête.

Il lui passa une chaise, la fit sauter et lui étala tous les faux bijoux sur la table.

— On a de quoi s’offrir des jolies femmes, pas vrai ?

Un moment elle trempa ses doigts dans ce tas de verroteries, puis elle dit gaîment.

— Tu sais, j’aime mieux les étoiles.

Il perdait plante complètement. À présent, il pouvait se convaincre qu’elle ne désirait ni le voler, ni le dépouiller par la persuasion, et, plus inquiet encore, il se demandait s’il n’aurait pas mieux valu la laisser se morfondre derrière les vitres.

— Pourquoi n’êtes-vous pas venue plus tôt ? questionna-t-il, en rangeant ses bijoux dans leur carton garni de papier de soie et de ouate.

— Il pleuvait.

— C’est une raison. Est-ce que vous n’accepteriez pas un petit verre de douceur… Hein ! Nous descendrions au café du coin. Ici, on ne vous connaît pas, et le concierge est un bon diable.

— Non, je n’ai mis qu’une mantille… D’ailleurs cette robe de velours…

— Oui, ça vous ferait remarquer, interrompit il, d’un ton boudeur.

— Voulez-vous me reconduire… Auguste.

— Déjà ? Je voulais vous dire des choses, mademoiselle, beaucoup de choses…

— Vous me les direz sur les toit

Il haussa les épaules.

— Encore votre idée ! Oh ! vous avez un sacré caractère, vous !

Ils enjambèrent l’appui de la fenêtre, gagnèrent la petite terrasse blanche la main dans la main. Auguste constata que le vasistas était béant.

— Voilà l’entrée de mon appartement. Je ne suis pas une fée, je ne m’évanouis pas à travers les nuages, déclara Laure.

Ils s’étendirent côte à côte, parce qu’à la longue on pouvait avoir le vertige en demeurant debout.

— Il est donc parti ? souffla-t-il doucement.

— Qui ?

— Le monsieur !

Elle eut un sourire mystérieux en lui répondant :

— Pas tout à fait.

Elle reprit, après un long silence durant lequel il la contempla tout à son aise, le front penché, l’œil chargé de langueur :

— Vous vouliez me dire des choses… Auguste ?

— Voilà, quand je vous regarde, ça me produit le même effet que quand je regarde longtemps la lune, j’ai envie de pleurer et je ne trouve plus mes paroles.

— Je vous intimide, moi, une bonne camarade ?

— Non, vous n’êtes pas une camarade ! Oh ! si vous portiez un petit bonnet avec des grandes penderies comme les nounous… si vous aviez un tablier de cuisinière ou une botte de modiste…

— Quel rêve ! interjeta Laure en riant.

— Nous nous épouserions et nous irions manger des gibelottes du côté de Suresnes où habite mon oncle !

— Si vous tenez aux gibelottes, pas besoin de s’épouser pour aller à Suresnes.

— Il y a le monsieur !

Laure s’amusait à frapper le cristal dépoli du talon de ses mules, et elle riait très haut, d’un rire mauvais.

— Le monsieur t’effraye donc bien, grand sot !

— Vous l’aimez.

— Non, il me paye, rien de plus.

— Oh ! s’écria le jeune homme devenant farouche, répète pas cette saleté, je suis capable de te pousser dans la rue !… C’est que je t’aime, entends-tu bien, j’ai le cœur tout barbouillé de toi !… Et voilà tout un hiver que ça dure ; j’ai beau me dire que tu n’es pas pour mon sacré museau d’ouvrier, j’en pince pourtant comme un imbécile… Je te flaire dans le vent comme un chien flaire son maître. Je voudrais me périr et je voudrais te battre ! Je ne sais plus si un et un font deux, à tel point, vois-tu, que si tu te moques encore de moi, je n’aurai plus de cervelle. Je cognerai sur celui qui t’embête… Mais pour t’avoir, oh ! rien que pour t’avoir !… Non, c’est-y malheureux, je lui ai dit et je voulais pas…

Il se cacha la figure dans ses bras, désolé.

— Bête… est-ce qu’on peut mettre l’amour en prison ? Il sort toujours une fois ou l’autre. Je te pardonne.

— Dis-moi ton nom, je t’en prie, je le ferai graver là, dans une couronne de lauriers.

Et il désignait la place, un peu au-dessous du sein gauche.

Laure partit d’un franc éclat de rire, tandis que, tout confus, ayant le pressentiment qu’il avait dit une énormité selon les jugements du monde où vivait la jeune femme, il ajouta :

— C’est l’usage et ça compte pour un des meilleurs serments.

— Embrasse-moi, ça vaudra ta couronne de laurier, mon amoureux.

Il se glissa tout près d’elle, l’enlaçant de ses bras maigres et souples.

Laure eut la sensation d’être enveloppée par un enfant, et il lui sembla frais, à toucher de la lèvre, comme un fruit vert.

— Mignon, ce n’est pas très raisonnable de s’embrasser ainsi au clair de lune.

— Revenons chez moi !

— Non, c’est moi qui t’invite. Descendons.

Le jeune homme comprit alors ce qui allait arriver. Elle le menait, sans doute, à une tuerie, et il s’était laissé conduire comme un pauvre toutou pour un morceau de sucre. Au paroxysme de la fièvre, il ne pouvait plus reculer, il avait réellement le vertige, sa tête « sonnait les cloches », et il sentait ses genoux se dérober sous lui. Pas moyen de fuir, il serait tombé dans les abîmes des toitures, et pas moyen de refuser de la suivre : un fil qu’il essayait de casser sous ses doigts frémissants l’attachait à la rusée femelle. La coureuse des gouttières traînait le mâle après elle, car elle embaumait le musc ! D’ailleurs, il avait trop désiré les jolis jupons de soie qui font « froufrou », dans ses rêves abominables, il fallait qu’il fût puni.

— Bibi est foutu ! formula-t-il intérieurement.

— Où faut-il passer ? bégaya-t-il en crispant ses ongles sur sa robe de velours noir, molle et sombre comme cette tiède nuit printanière.

— Par ce trou ! murmura-t-elle, lui montrant l’ouverture béante.

Il aurait maintenant passé par le « soupirail de l’enfer », selon une expression chère à Alexandre Dumas, dont il connaissait tous les drames.

Avant de se hasarder, ils écoutèrent et se penchèrent.

Ils perçurent un bruit de pas précipités, des lumières s’allumèrent successivement, le fond brumeux s’éclaira, et les splendeurs de la chambre jaune rayonnèrent aux yeux éblouis du pauvre garçon. Il descendit le second, tenant toujours sa robe.

Henri, réveillé par le bruit de ces mules talonnant le vitrage, le bruit des voix et des éclats de rire, s’était jeté à bas de son lit en se doutant bien que quelque scandale se préparait. Ou les concierges, sortant d’un grenier, la tançaient brutalement, ou un voisin facétieux lui donnait la chasse. En tous les cas, ce serait très ennuyeux de se livrer à des discussions. Il s’habilla, cherchant avant tout à se présenter d’une façon correcte, et il achevait de boutonner ses manchettes quand les jeunes gens lui tombèrent du ciel. Laure, très calme, en apparence, les lèvres écartées sur ses dents retroussées, deux dents avançant à droite et à gauche de la mâchoire supérieure qu’elle avait comme deux petits crocs sinistres, lui dit simplement :

— Tiens, vous ne dormez plus ?

Suffoqué par ce vous lancé d’un ton sifflant, il mit la main sur ses yeux encore bouffis de sommeil.

— Voyons, ma chère, que signifie tout ce tapage, vous m’avez épouvanté !

Puis, se tournant, de plus en plus abasourdi, il examina Auguste qui se redressait, humant l’air comme un bon chien sur la piste.

— Quel est ce drôle ? demanda-t-il hautain.

— Ce drôle ! gronda le jeune garçon, serrant les poings. Attendez un peu pour me traiter de drôle, s’il vous plaît ! Moi, je viens pour vous dire que vous gênez mademoiselle, voilà ! Elle racontait que j’avais peur, alors j’ai sauté pour lui prouver le contraire.

— Il est ivre ! fit-il, ayant l’idée qu’il allait être ridicule s’il se fâchait tout de suite.

Il grommela :

— Mais, mon jeune ami, je n’ai pas l’habitude de recevoir à cette heure-ci, et je vous conseille de reprendre le chemin du toit… à moins que vous ne préfériez passer par la fenêtre.

L’aventure devenait tellement formidable pour un homme de sang-froid qu’il se sentait désarmé.

— Monsieur, continua-t-il, s’adressant à Laure, est-il couvreur ou fumiste ?

— C’est mon amant ! répondit-elle avec une effrayante tranquillité.

Elle était si pâle, si résolue, qu’il n’eut plus envie de sourire : il avait compris.

— Ça, ton amant ? s’exclama-t-il, en levant le bras prêt à la souffleter.

L’adolescent, les deux poings réunis sur la poitrine, ne le lâchait point du regard.

— Misérable ! Oh ! la misérable ! répéta Henri tout livide, marchant vers elle.

Laure se trouvait devant la grande glace de sa chambre, et, en s’approchant d’elle, il aperçut sa face bouleversée, en dessus de son épaule, il ne se reconnut pas. C’était lui, cet homme calme qui allait frapper une femme… et une gueuse qu’il n’avait jamais aimée… La frapper parce qu’elle était folle… C’était lui, ce visage blême, cette bouche écumeuse ! Allons donc ! Subitement, sa colère s’éteignit. Il s’était juré de ne jamais être ridicule, et il convenait de terminer cette horrible farce par un acte de courtoisie, du fin scepticisme tiré du plus profond de son être si remarquablement bien élevé.

— Mes félicitations, ma chère ! dit-il d’une voix sourde, toisant Auguste, toujours sur la défensive.

Et, se dirigeant du côté d’un fauteuil où s’étalait son ulster, sa canne, son chapeau, il prit ces différents objets avec un soin méticuleux, affecta de vérifier le contenu de son étui de fumeur, s’empara d’un cigare, puis, l’allumant à l’une des bougies du candélabre qui flambait au coin de la cheminée :

— Vous permettez, murmura-t-il avec une aisance de si bon ton qu’Auguste laissa retomber ses poings désormais inutiles.

— Je n’oublie pas que vous êtes ici chez vous, Laure, ajouta Henri, et je me retire… tout à fait. Demain, j’aurai l’honneur de vous envoyer ce que je crois vous devoir. Adieu.

Il gagna la porte d’un pas très assuré, l’ouvrit, se tourna pour du seuil regarder curieusement le jeune drôle, son remplaçant.

— Pauvre petite ! La singulière névrosée ! pensa-t-il,

Et la porte se referma.

Laure poussa un cri terrible en se renversant en arrière.