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L’Animale/17

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Mercvre de France (p. 274-294).
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XVII

Timidement, Laure demanda :

— Vous n’avez pas vu Lion, madame ? C’est drôle, il ne reste jamais si longtemps dehors…

La concierge répondit, haussant les épaules :

— Il s’agit bien de votre chat ! Nourrissez-le mieux, votre matou, et il gardera la maison !

Elle ajouta d’un ton rogue :

— Enfin, mademoiselle, vous devez avoir des protections ; alors faudra en user, voilà le moment !…

Et, tournant le dos, appuyant fort les pieds, bousculant les coussins, la concierge se retira, emportant la quittance.

Laure retomba sur son lit, le front moite. À quoi bon retarder la suprême chute ! Elle n’était pas dans la catégorie des gens qui ont le droit de ne pas payer leur terme. Elle demeura une heure prostrée, ne pensant plus, ne voyant plus. Travailler ? Où était l’ouvrage destiné aux panthères, en dehors de leur occupation normale du broiement des hommes ! Et maintenant elle donnerait l’amour en échange de l’argent, et elle serait toujours dupe dans ces honteux marchés, l’une prodiguant l’art de la vie, l’autre ne procurant que la vie ! Déjà elle avait été dupe en étant aimée, à présent on ne l’aimerait plus, il lui fallait renoncer au plaisir pour elle-même. Dernière misère de la misère ! De nouveau l’inconnu entrerait chez elle, et, au lieu de s’imposer à lui, elle devrait le subir !

Elle se leva, fit le tour de l’appartement. Rien à vendre que des étoffes soyeuses de valeur nulle au Mont-de-Piété ; elle n’avait plus ni bijoux, ni dentelles, ni linge ; son seul beau costume, elle ne pouvait pas s’en défaire, car il allait lui être utile pour gagner son pain, et le risquer là-bas, c’était à peine manger durant une semaine encore ! Elle eut un sourire douloureux.

— Bien sûr ! Mimi est parti parce qu’il crevait de faim ! Voyons ! il faut choisir : m’écraser dans la rue en tombant du haut du toit ou chercher un homme. Il est clair que ce n’est pas ce chat qui peut me donner des rentes !

Elle ouvrit les placards, étala ses dessous de mousseline, reprisa en hâte des Valenciennes déchirées, rattacha des nœuds de rubans, secoua sa robe et son manteau. La robe, un fourreau de peluche brune rasée par l’usage, fut soigneusement visitée aux coutures ; c’était un costume de plein hiver, mais le mois de mai, très pluvieux, permettait la peluche, et son ample manteau loutre doublé de satin blanc la garantirait des fraîcheurs nocturnes s’il fallait aller loin.

Ainsi vêtue, la tête coiffée d’une petite toque de castor, moulée toute dans une fourrure unie, comme dans sa propre peau de monstre, son pelage de fauve furieux, sans autre bijou que l’éclair de ses yeux scintillants sous la voilette et le reflet bleuâtre de sa formidable tresse de cheveux, elle paraissait terrible, et quand elle décroisait son manteau on apercevait ce satin blanc, d’une blancheur douce de cygne, évoquant l’idée lascive d’un ventre de femelle, invitant aux voluptés subites, comme le duvet d’un nid. Elle ne se trouva pas de gants. Ils étaient tous très sales. Elle se contenta de dissimuler ses mains sous ses manches, après les avoir frottées d’une goutte de parfum découverte au fond d’une fiole. Puis, debout devant son miroir, elle s’examina, hocha le front.

C’était bien. Ses lèvres se retroussèrent, et elle se les lécha rapidement. Elle prépara une lampe, baissa les stores, n’oubliant pas de laisser le vasistas entre-bâillé pour le cas improbable où Lion viendrait à rentrer avant elle, regarda le lit, fit un geste de rage et sortit.

Dans les rues, elle marcha vite, se dirigeant de l’autre côté de l’eau, attirée, comme toutes, par la ligne flambante des grands boulevards, et elle avait, à chaque minute, d’instinct, une frayeur de la police, s’imaginant que, si elle se faisait lever comme une simple grue, on la saisirait, tout de suite par sa lourde queue de cheveux qui lui battait la croupe et qui semblait bien plus hardie que n’importe quel décolletage. Elle aurait voulu prendre un fiacre, mais elle gardait pieusement ses cinquante sous, toute sa fortune, pour les éventualités de la nuit. Arrivée boulevard des Italiens, elle entra dans le premier café venu, ayant la peur enfantine d’un agent de police imaginaire et commettant avec sérénité une grosse infraction aux lois qui régissent la société des filles. Elle ignorait que certains cafés fussent défendus aux consommateurs de son espèce. Un garçon, au lieu de la servir, se pencha, la dévisageant :

— Vous demandez quelqu’un ?

— Non, je ne connais personne, je venais pour… m’asseoir.

La voix expira entre ses dents serrées.

— Vous blaguez, dit le garçon fronçant les narines dans une grimace de dégoût qui voulait être aimable, on ne fait pas la terrasse chez nous.

Laure eut un mouvement de colère, la pensée lui vint de prendre une de ces tables de bois ciré et de la lancer sur le crâne chauve de ce domestique, et elle se recula, se sentit, l’espace d’une seconde, si abandonnée, si misérable, qu’elle eût voulu mourir.

— Soit ! fit-elle très hautaine, mais vous vous trompez.

Elle répondit cela d’un ton tellement convaincu, que le garçon lui-même, en dépit du long manteau loutre porté par toutes les petites chattes cette année-là, fut vexé de l’avoir brutalisée.

— Il y a de ces femmes du monde qui ressemblent tant à des roulures, n’est-ce pas, monsieur ? déclara-t-il à un familier suçant la paille d’un soda.

Laure erra sur le boulevard, l’âme affreusement tourmentée, se demandant comment elle ferait pour s’asseoir, déjà si lasse. Elle songeait à se coucher en travers de la voie publique, à leur crier :

— Prenez-moi, passez-moi tous sur le corps, les hommes et les chevaux, j’en ai assez avant d’avoir commencé !…

Lorsqu’elle regarda une horloge, elle vit qu’il était tard ; ce printemps mouillé devait effrayer Les riches noctambules, et les caprices des viveurs blasés ne résistaient sans doute pas à la fraîcheur de l’air, les soirs de besoins amoureux. Et puis, les hommes avaient mille autres occasions dans des endroits qui lui étaient interdits. Cinquante sous ! Si elle rentrait ? Mais, demain, il faudrait manger, boire, écouter la concierge faisant des représentations sur l’état de la moralité d’une personne qui reçoit des souteneurs et ne sait pas être soutenue… Enfin, rentrer sans un homme, alors qu’elle avait formellement décidé de se vendre, était presque une honte, un affront ! Elle voulait un homme et elle chasserait son gibier bravement jusqu’au petit jour !… À se promener dans la fièvre des boulevards, par ce temps mou, dégageant des odeurs violentes de tous les magasins de parfumerie et de tous les éventaires de fleurs, elle fut fouettée de violents désirs ; à se frôler aux mâles sortant des restaurants-fournaises, le cigare à la bouche, comme étant eux-mêmes une braise commençant à rougeoyer, aux filles élégantes toutes énervées, les unes par des convoitises de toilettes, les autres par de récentes luxures, elle prit un appétit sauvage. Pourquoi n’y aurait-il pas une gloire à combattre ce combat pour la faim ? Et les louves et les lionnes ne sont pas déshonorées parce qu’elles veulent manger de l’homme !

En face de l’Américain, elle se rappela une phrase d’Henri Alban qui prétendait, autrefois, que ce café ne devenait plus abordable à une heure du matin, et vit qu’il était assez tard pour y pénétrer, attendre le moment. Résolument, car elle se sentait défaillir, la bouche distendue par une envie drôle de bâiller tout haut, n’ayant pas dîné, elle demanda une menthe. Derrière elle, dans l’embrasure d’une verrière multicolore et reliant deux colonnes de faux marbres, une banquette était par hasard inoccupée. Cette place, mi-obscure, mi-éclairée, lui plut, et peut-être les miroitements du vitrail l’attirèrent. Elle se blottit toute tremblante, craignant un nouveau refus, l’œil farouche. Le garçon, d’un geste indifférent, poussa une table, versa la menthe et s’en alla. Plus rassurée, maintenant, Laure agitait sa petite cuiller dans le liquide vert, épiait curieusement ses semblables. À cette heure elles étaient rares, les unes venant amenées par leurs amants au sortir d’un acte des Nouveautés, et les autres attendant une connaissance, la lorgnette et L’éventail à la main. Les garçons servaient les dames avec des physionomies débonnaires, l’air de ne pas croire du tout aux mauvaises conduites. Une fille, vêtue somptueusement, croyant reconnaître une amie, se jeta sur Laure, l’appelant ma chère, puis lui murmura, s’excusant, un pardon Madame très gracieux.

Elle était donc une fille d’espèce à part, qu’on l’appelait madame avec ce geste de stupeur, et que même dans ce café, où il venait de vilaines créatures, on ne sanctionnait pas sa présence par des regards équivoques ; en aurait-elle, mon Dieu, de la peine à se vendre, elle, la donneuse d’amour, égarée chez les vendeuses de chair !

Elle resta là plusieurs heures, buvant sa menthe à petites gorgées, le cœur battant, n’osant pas faire des signes ou entamer une conversation, épouvantée de se dire que, sa menthe terminée, il lui faudrait consommer autre chose, finalement se griser l’estomac vide, elle que le moindre excitant mettait en feu ! Les hommes ne la voyaient pas dans son coin, et elle ne risquait pas un sourire pour fixer leur attention. Elle s’aperçut même, un moment, que ses instincts de liberté reprenant le dessus, elle s’amusait à suivre des yeux un camelot distribuant des réclames, parce que ce camelot était mieux tourné que les hommes assis à côté d’elle… Au bout de sa dernière heure d’attente, elle demanda une seconde consommation, la moins grisante, un verre d’eau sucrée. Elle cherchait un suprême moyen de se faire voir, allait écarter les pans de son manteau, dont l’intérieur éblouissait comme une enseigne, lorsqu’un homme, traversant les groupes et portant des papiers, s’installa près d’elle.

Il semblait bien connaître ce coin-là, et, sous la lumière tendre du vitrail, il s’organisa séance tenante une sorte de bureau volant, bousculant un peu la table où la jeune femme posait son verre.

Tout de sombre vêtu, point en deuil cependant, puisqu’il ne portait pas de crêpe, il paraissait imbibé des pieds à la tête d’une encre épaisse. Assez grand, les épaules légèrement voûtées, bien pris de la taille, les jambes longues et fines, il n’était ni l’homme à la mode, ni l’homme riche, mais quelqu’un d’excentrique, tout en restant quelqu’un de comme il faut. Il avait le regard fouilleur, un particulier regard perçant, ne comptant guère par la nuance, mais tout en profondeur, des yeux qui, ne s’arrêtant pas sur vous, avaient tout vu déjà et semblaient vous revenir de loin.

Sa moustache un peu hérissée, rousse, très saurie à la fumée des cigarettes orientales qui donnent une teinte citrine, se relevait sur la bouche, la laissant toute nue, impudiquement sensuelle, creusée à ses commissures d’un sourire moitié bienveillant, moitié sceptique, sourire de bon résigné qu’il ne fallait point taquiner sans motif.

Il avait le premier abord froid, sa tête aux cheveux ras, grisonnants, mettait de la gravité sur la jeunesse de son corps de trente ans, son front s’élargissait aux tempes, ses maxillaires très larges intimidaient. Cet homme pouvait, à la rigueur, sortir d’un glaçon ; ses joues brillaient d’un vernis pâle comme on en trouve le long des joues des morts, à la Morgue, mais sous ce vernis le sang montait, fusait, plaquant de taches roses et jaunes la peau mince à en éclater, s’extravasant en ondes rapides, bouillant là-dessous comme bout une lave sous sa couche de cendres vitrifiées. Un nerveux et un fort, à coup sûr, un violent se tenant à quatre, dans la vie civilisée, pour ne pas se ruer contre les badauds de la rue, les ridicules des salons ou les injustices des temples. Rien qu’à observer la manière dont il pétrissait de temps en temps sa plume et le saccadé poli de ses gestes, on sentait qu’il était remué d’une fébrilité perpétuelle et savait cependant se mater, jaloux d’une belle réputation de courtoisie.

L’homme ayant déployé une feuille imprimée, y griffonna de petites hiéroglyphes, raturant, relisant, une main appuyée sur son oreille droite et l’autre tourmentant la plume avec une étonnante hésitation. Ce travail-là devait être le pendant de son caractère, tantôt rétif, tantôt rongeant son mors, un cheval ombrageux qui nécessite pas mal de coups de houssine. Une minute il rit, intérieurement égayé par une découverte, un mot tronqué ou une ligne illisible, et il montra ses dents pointues avec deux canines avançantes aux deux côtés de la mâchoire supérieure, deux petits crocs.

Laure eut un soubresaut, et elle tira de sa poche sa boîte à poudre ornée d’un minuscule miroir, constatant que ce léger défaut de dentition leur était commun. Elle reprit son verre, et l’homme, très ennuyé du voisinage, appela un garçon, demanda un grog en désignant une autre table.

— Monsieur ne retrouve pas sa place habituelle, dit obséquieusement le garçon, si monsieur désirait entrer ?…

— Non, merci, on étouffe là-dedans, répondit-il d’une voix brève.

Il se leva, ramassa ses papiers, mâchonnant un sacrebleu discret.

Alors elle murmura, saisie soudain d’une grande mélancolie :

— Je vais m’en aller, puisque je vous gêne !

Aussi bien elle était trop dégoûtée de tous : elle leur offrait une belle marchandise, saine, et ils préféraient des créatures avariées, tant pis ! Elle ne lutterait pas davantage, mieux valait se lancer du haut d’un pont ! Droite et sérieuse, la figure calme, envahie par une pensée de suicide, elle attendit qu’il s’effaçât pour le laisser partir.

— Mais vous ne me gênez pas, mon enfant, lui répliqua-t-il, arrêtant ses yeux fouilleurs d’ombres sur elle et se rasseyant.

Quelque chose sonna dans la poitrine de Laure. Elle fut comme inondée d’une céleste béatitude ; elle s’assit, rayonnante, se croyant sauvée sans savoir pourquoi. Il replia sa feuille de papier, qu’il glissa dans une poche de son veston avec sollicitude, rêva un instant, l’œil caché à demi sous la paupière clignotante, détaillant la jeune femme en ne souriant pas, les lèvres mordues de ses deux dents avançantes, la physionomie de l’homme hésitant qu’on a quelquefois pincé à ces vilains jeux de hasard. Il débuta par une banale phrase presque de tradition :

— Vous attendez quelqu’un ?

— Non, je n’attends personne, répondit Laure, dont les mots sortaient difficilement de son gosier angoissé.

— Une belle soirée. Vous aimez l’eau pure ?

— Mais oui, monsieur.

Confuse, elle agitait sa petite cuiller et se versait encore de l’eau sur très peu de sucre.

Il dit étourdiment :

— Vous ne préféreriez pas mon grog ? Vous me passeriez votre carafe, moi, je meurs de soif.

Elle murmura :

— Merci, monsieur, ne sachant pas s’il fallait accepter pour être polie.

— Du champagne, alors ; ou une glace ?

— Je… je… n’y tiens pas…

Elle se sentait atrocement intimidée, elle si hardie dans ses caprices, et une pourpre s’étendait sur ses joues. Regardant de temps en temps sous la table, elle se disait qu’on allait probablement lui presser les genoux, lui prendre le pied ou lui chatouiller la cheville du bout d’une canne, et elle pensait que de la part de cet homme une provocation bête l’anéantirait.

— Voyons, madame, dit-il, croisant la jambe et se penchant avec un sourire cordial, est-ce que je me trompe ?

Elle se rapprocha éperdue ; ses cheveux, dans le geste vif qu’elle fit, tombèrent de ses épaules sur la cuisse de l’homme, qui eut une stupeur.

— Et vous venez ici coiffée, ou plutôt décoiffée comme cela ?

Laure s’efforça de pelotonner sa tresse et de l’attacher avec l’épingle de sa voilette ; à son tour la voilette glissa. Cette docilité égaya l’homme.

— Je comprends bien ! Ce n’est pas votre faute, ils sont si longs ! Mais nous pourrions nous rendre chez un coiffeur.

Raillant, il ajouta :

— Au bois de Boulogne, par exemple !

N’écoutant pas sa réponse, il appela un garçon, paya et demanda une voiture. Quand la voiture fut arrivée, il se leva, s’effaça :

— Dépêchez-vous, on vous regarde ! dit-il d’un ton bref, la frappant impérieusement à petits coups de sa canne. Des murmures suivirent ce départ, ou mieux cet enlèvement : d’autres hommes regrettèrent cette splendide chevelure qui n’appartenait point à une habituée. Un gommeux, sanglé dans une jaquette grise, vint donner une poignée de main à l’heureux mortel en lui disant, d’un air familier, quoique respectueux :

— Mes compliments, vous avez de la chance, mon cher !

Laure demeurait ahurie. On le connaissait, cet homme qu’elle ne connaissait pas !

— Madame s’est égarée, bonsoir ! riposta durement le félicité.

D’un bond, il rejoignit Laure, qui, toute émue, les yeux en pleurs, remettait sa voilette. Dès que le fiacre eut dépassé la Madeleine, courant vers le Buis, l’homme, resté muet, lui prit le bras, le caressa très légèrement.

— Ne me racontez rien du tout. Vous pleurez, je ne veux pas savoir pourquoi ! Nous allons respirer un air plus sain, comme de bons vieux amis, et ensuite nous souperons, ou nous ne souperons pas, selon votre état d’esprit. Agissez, ma chère enfant, comme si j’étais très loin, derrière cette voiture.

— Oh ! monsieur ! sanglota-t-elle, c’est plus fort que moi. Je ne peux pas me retenir…

— Chut !

Et ils se turent. Bercée par les ondulations douces de la voiture qui roulait sans bruit sur les allées, Laure se calma peu à peu et s’abandonna toute au plaisir de respirer, libre encore de sa personne, convaincue qu’elle pourrait se tirer de cette aventure quand elle en témoignerait le désir. Près du lac, une éclaircie du ciel leur permit de se voir et Laure lui sourit, ouvrit la bouche pour parler, la referma, ne trouvant rien à dire.

— À la bonne heure ! dit-il, souriant aussi, vous renoncez à me conter une histoire vraie qui serait peut-être un mensonge. D’ailleurs, le silence vous vu bien, vous êtes très jolie, madame, et vous avez dû effaroucher pas mal de gens durant votre existence. Vous avez des yeux d’Égyptienne !

— Je ne suis pas une Madame ! soupira Laure tout bas.

— Et vous n’êtes pas une demoiselle, non plus !

Il fit arrêter, descendit en lui offrant la main d’un geste si bon que la jeune femme eut absolument confiance. Elle lui laissa sa main et ils se promenèrent côte à côte.

— N’est-ce pas que vous aimez, après l’eau pure, les grands arbres et les nuits d’étoiles, les chaudes nuits de l’été où l’on se pâme quand une brise vous touche ! murmura-t-il, comme continuant une conversation depuis longtemps entamée.

Elle répondit, toute vibrante :

— Oui, monsieur.

— Et l’hiver, vous aimeriez les fourrures moelleuses, profondes, où l’on peut s’étendre pour ne rien voir, ne rien dire, en étouffant des bâillements de paresse.

— Oui ! oui…

— Et vous aimeriez aussi, en toute saison, ceux qui vous aimeraient.

Elle s’écria :

— Mon Dieu, vous êtes un sorcier !

Il se mit à rire et entoura sa taille de son bras.

— Où demeurez-vous, mon enfant ? Cela, j’avoue l’ignorer.

Elle trembla.

— Ma pauvre égarée, reprit-il au bout d’un long silence, je ne vous ennuierai plus de cette question. Vous êtes libre comme l’air que nous respirons ici, je peux même vous ramener où je vous ai trouvée, si vous y tenez beaucoup.

Elle poussa un cri, se jeta sur sa poitrine.

— Jamais ! jamais… je ne veux jamais y revenir.

— En effet, le spectacle n’est pas tentant, dit-il, la repoussant avec douceur ; là-bas, les hommes sont encore plus répugnants que les filles… Mais, voyons, ma chère, en supposant que nous rentrions en ville tous les deux, il faudrait arranger ça ; vous me faites peur pour vos cheveux, on scalpe quelquefois à Paris !

Moitié craintive, moitié rieuse, elle répliqua :

— J’ai toujours porté mes cheveux sur mes épaules. J’ai gardé ma coiffure de petite fille, car je ne sais pas me peigner autrement.

— Il y a longtemps que vous étiez une petite fille.

— Dame ! vous devez bien savoir, devinez !

Elle Jeta ces mots avec simplicité, sans aucune coquetterie, persuadée qu’il saurait bien.

— Vous avez vingt-trois ans, un peu plus, et vous n’êtes pas Parisienne, hein ?

Elle frappa dans ses mains.

— Juste !…

Ils s’assirent sur un rocher, dans la montée de la cascade, et il l’attira contre lui d’un mouvement lent qui prenait possession. Il la tint sous son regard, lui lissant sa natte, les doigts agités d’un frisson. Là, au milieu du clair-obscur de cette nuit tiède, dont le vent humide caressait la joue comme une lèvre, entre le bruit sourd de l’eau rejaillissant sur le lac et la vague lueur des étoiles perçant la brume, lueur endeuillée de crêpe, ils se mesurèrent des yeux. Laure étouffait. Elle écarta son manteau, et le salin blanc de la doublure apparut d’une lividité de linceul autour de la silhouette sombre de la femme que pas un joyau n’illuminait.

— Tu es pauvre ! fit-il, de son ton net qui tranchait.

— Oui, c’est-à-dire non… j’ai un lit ! balbutia Laure baissant les paupières.

— As-tu mangé ?

— Pas beaucoup depuis deux jours. Mais je pouvais vendre ce manteau, j’ai eu tort d’hésiter, monsieur.

— Je ne t’accuse pas… puisque tu le conservais pour venir me trouver.

Elle fut saisie d’une frayeur superstitieuse. Elle eut l’idée absurde que cet inconnu la tuerait. On racontait que souvent des hommes à passions sinistres pénétraient chez les filles dans l’espoir d’une sanglante orgie. Et elle ne se soustrairait plus à la fascination qu’il exerçait déjà sur elle, car elle se sentait disposée à le suivre n’importe où.

— Ton amant, tes amants t’ont abandonnée ?

— Oui, celui que j’aimais ne m’aimait pas ; les autres, je leur ai fait du chagrin. Ils prétendaient que j’étais très méchante.

— Naturellement !

Hypnotisée, semblait-il, par cet homme bizarre, elle répondait avec le son de voix peureux et soumis qu’émettent les somnambules.

— Si je désirais quelque chose, me l’accorderais-tu ?

— Oh ! monsieur ! (et elle joignit les mains) je ferais tout pour vous plaire ! Seulement…

Elle s’arrêta, prête à lui dire : seulement ne me demandez pas de me prostituer maintenant… ce serait horrible !

— Embrasse-moi !

Et dans cet ordre il y avait une tendresse, une pitié comme s’il avait essayé de tenter un petit enfant.

Elle s’éloigna de lui.

— Je ne peux pas, dit-elle, effrayée de nouveau, se révoltant.

— Allons, c’est bien ! murmura-t-il tranquillement, sans dépit.

Ils redescendirent l’escalier des rochers, cherchèrent leur voiture. Quand ils furent montés, il lui dit d’un accent affectueux, cependant ne la tutoyant plus :

— Où désirez-vous que je vous mène ?

— Je voudrais manger, la tête me tourne, comprenez vous.

Il donna une adresse au cocher, elle entendit nommer le Café Anglais. Devant le restaurant, il évita les groupes sur le trottoir, la poussant toujours avec une impatience mal dissimulée.

Elle soupa, ne perdant ni son temps ni ses bouchées à le remercier de cette aumône. Elle ne fit pas la coquette, ne se passa point la houppette de poudre de riz en se regardant à la glace, ne bouleversa pas les compotiers de fruits, ne gaspilla pas ses morceaux de pain et refusa de s’asseoir sur le divan. Lorsqu’elle eut fiai, lui, qui l’avait étudiée tout le temps sans parler, s’empara de sa main, la contempla dans la paume.

— Vous devez être une amoureuse rare, déclara-t-il, pensant tout haut.

Elle rougit.

— C’est bien possible !

Il cueillit une fleur dans une corbeille et l’aida gracieusement à remettre son manteau. Sur le seuil du café il héla une voiture, mais ne remonta pas à côté d’elle. Il lui tendit la fleur, qu’il venait d’entortiller d’un chiffon de papier.

— Et vous ? cria-t-elle, voyant qu’il restait en arrière et s’imaginant à présent qu’elle mourrait s’il se séparait d’elle.

— Moi, répondit-il gravement, je vous ai sauvée ce soir, à d’autres de vous sauver demain !

Et il posa sur ses genoux la fleur, un camélia rouge enveloppé d’un billet de banque.

— Oh ! venez ! balbutia-t-elle, se penchant l’air désespéré, ne me quittez pas ! je ne veux pas de votre argent, je veux de vous…

— Vous voulez faire ce métier jusqu’au bout par acquit de conscience, scanda-t-il, riant d’un rire froid ; l’aventure propre ne vous suffit plus ?

Elle répéta, folle, se cramponnant à lui :

— Je crois que j’ai peur… Oh ! je crois que je vous aime !

Et elle entra ses ongles dans ses habits pour être bien certaine de le retenir. Alors il la rejoignit, ayant le geste d’un homme qui se dit :

— Après tout, je serais bien bête…

Chez elle, en gravissant son escalier, elle eut un éblouissement, chancela, pensant à cette mégère, sa concierge, qui guettait sa dernière chute pour venir ensuite lui représenter sa quittance de loyer. Il s’arrêta.

— Vous réfléchissez ? questionna-t-il railleusement. À propos, laissez-moi vous donner un conseil, il ne faut pas demeurer si haut quand on doit ramener des messieurs aimables. Il y a de quoi les décourager et les empêcher d’être généreux.

Elle plaça sa main sur sa bouche.

— Vous n’avez pas plus envie de rire que moi, monsieur. Taisez-vous !

Dans sa chambre, elle alluma la lampe et appela Lion après avoir enlevé son manteau, s’être décoiffée. Un remords la prenait. Elle avait mangé là-bas sans même lui réserver un gâteau, une miette de toute ces friandises chères.

— Vous possédez un chat, s’écria-t-il, riant cette fois plus fort ; c’est ridicule et trop vieille fille. On a un havanais ou un griffon, madame.

On sentait qu’il plaisantait, en effet, pour se défendre d’une émotion. Elle le fit asseoir sur les coussins, dans le dénuement luxueux de cette chambre toute capitonnée de soieries où l’on ne rencontrait pas un fauteuil.

— Oui, je ne le nourrissais pas assez tous ces temps-ci, et il s’est sauvé. Je l’aimais comme mon fils, et de croire qu’il est infidèle ça me fait un gros chagrin. Moquez-vous si vous voulez… Quand on vit dans une solitude complète on a des idées singulières… Je l’aimais, celui-là, parce que c’était un petit cœur sans corps, qui vagabondait autour de moi. Il est parti un peu malade… Pourvu qu’il ne soit pas mort sur les gouttières !

— Drôle de créature ! murmura l’homme attendri par ce mélange de cynisme et de naïveté.

Puis, se raidissant contre son attendrissement, encore inquiété par une pensée de sceptique, il jeta le billet de banque dans une coupe de cristal, sur la cheminée.

Elle eut un rugissement de colère en s’apercevant de son action, sauta, prit le papier, alluma une bougie et le fit flamber devant lui.

— Vous me le donnez, donc j’ai le droit d’en faire ce que je veux !

— Voyons, ma chérie, dit-il, vous avez l’intention de vous prostituer pour le plaisir ?

— Eh bien oui, là ! rien que pour le plaisir ! Ce sera la dernière fois ! la dernière fois ! répéta-t-elle exaspérée ; après, je me tuerai, puisque je ne peux pas vivre seule !…

Il la regarda fixement :

— Tu n’as pas honte ?

— Non, plus maintenant ! La volupté, c’est ma religion !…

Elle se courba vers lui, souriant à travers ses larmes, lui offrant un baiser.

À peine leurs lèvres se furent-elles touchées, qu’il l’emporta jusqu’au grand lit jaune, et ils ne prononcèrent plus une parole désormais, si étroitement unis qu’ils ne songèrent même pas à se demander leur nom.