L’Animale/18

La bibliothèque libre.
Mercvre de France (p. 295-308).
◄  XVII

XVIII

À l’aurore, l’homme se leva, s’habilla en hâte, et, malgré lui, revint contempler cette femme avant de la fuir. Il ne pouvait pas la payer. Il ne pouvait pas demeurer là, s’il y avait un autre amant, et il se sentait envahi par une irrésistible tendresse pour cette folle. S’il la laissait lui sourire encore, il ne voudrait plus l’abandonner. Oh ! c’était surtout cette voix morne, voix de créature à la fois fière et soumise, qui le captivait, le désarmait. Non ! il ne s’en irait pas sans l’avoir éveillée, lui avoir dit qu’elle était belle et qu’il ne l’oublierait jamais !

Laure ouvrit les yeux, et, d’un geste de pudeur extraordinaire après une pareille nuit, elle remonta les draps sur ses seins nus.

— Vous partez ? interrogea-t-elle anxieuse.

— Veux-tu me dire ton nom ? supplia-il d’un ton ardent.

— À quoi bon ! je ne vous demande pas le vôtre.

— Tu es triste ?

— Je sais que c’est fini et je suis sûre que je vous aime.

Elle appuya sa tête contre le cœur bouleversé de cet homme qui lui embrassait les mains, et, dans un anéantissement délicieux de tout son être, elle murmura :

— Ne voudriez-vous même pas de moi pour votre servante ?

— Oh ! tais-toi donc ! Allons ! nous serions bien sots de nous séparer, puisque nous nous retrouvons. Dis-moi, ma chérie, me suivrais-tu au diable si je voulais t’emporter ? Je suis obligé de partir pour un vilain pays brûlant où rugissent tes sœurs, les lionnes ! Te déplairait-il d’aller en Afrique avec moi ?

— Dans un désert, avec vous ?… avec toi !… ce serait un rêve trop charmant, et je ne suis plus digne d’aucun amour.

— Tu es libre, absolument libre, n’est-ce pas ?

— Oui, mais vous le regretterez !… Nous sommes très loin l’un de l’autre, je le devine bien, et je suis une fille si mal élevée.

Elle avait souri, elle avait parlé, puis elle pleurait de joie, l’enveloppant de ses bras blancs, duvetés d’un soyeux duvet brun comme d’une ombre de fourrure.

— Je t’adore ! fit-il, vaincu, s’agenouillant devant le grand lit de courtisane tout doré, tout chatoyant, et pourtant si pauvre dans son élégance de princesse des rues.

— Je vous remercie ! répondit Laure enivrée. Il ne faut pas que je meure… Non, non ! je ne veux pas mourir…

Elle passa un peignoir, se faisant chaste, ne voulant plus lui montrer son corps où il avait, cette nuit-là, glissé une âme. Elle courut chercher les deux clés de son appartement.

— Voici ! dit-elle simplement, je te donne ma liberté tout entière !…

Et elle ajouta, comme malgré elle :

— Avec ma vie, si tu en avais jamais besoin.

— J’accepte ! je reviendrai dans la journée te prendre pour faire nos préparatifs de départ. Je veux que nous soyons en route dès ce soir, ma chérie, l’air est trop lourd à Paris… On dirait qu’on y respire de la boue !… Quand je te délivrerai, ma belle toquée, il faudra que je te retrouve toute prête, et je te défends de rien emporter… tu m’entends ! Laisse ces choses, avec tes souvenirs au fond de l’abîme. Nous nous dirigeons vers un ciel resplendissant qui te refera une auréole d’amoureuse pure. Je suis jaloux, je t’en préviens ; ne m’explique pas le passé, ne me rappelle pas que tu as eu froid, faim, et que tu as mendié de la volupté. Je sais ton histoire mieux que toi-même.

— Nous devions nous aimer, dis ? Je m’imagine, moi, te connaître depuis que je suis au monde.

Laure, le front sur son épaule, ne pouvait se décider à le voir sortir. Lui s’attardait, assis au rebord du lit, la pressant dans ses bras, respirant l’odeur de ses cheveux, de sa peau, la couvrant de caresses fiévreuses.

— Pourquoi pleures-tu ? demanda-t-il brusquement, fronçant les sourcils.

— Je ne sais pas ! je doute.

— De moi ?

— Non, de mon bonheur ! Il sort de l’infamie, et il n’est pas juste d’être heureux quand on est vil. Hier soir, tu m’offrais de l’argent ; ce matin, tu m’offres de l’amour… Comment veux-tu que je ne m’épouvante pas ?

— Oh ! cria-t-il, crispant les poings, ne pense pas ! je réfléchis déjà trop pour toi !… Tu es simple, reste simple ! Et que mes complications d’esprit, mes tortures cérébrales ne t’atteignent jamais. Nous nous aimons. Hors de là, point de salut. Nous n’avons pas gaspillé nos heures d’amour en préambules grotesques et en hypocrisies malsaines, voilà tout, je prends la responsabilité de ton crime. La vraie femme, selon la nature, c’est toi, sans les préjugés, sans les détours de nos sociétés modernes, sans la stupide crainte de paraître autre chose que la belle créature que tu es ! Tu as souffert, tu es donc mûre pour une passion durable ! Et d’ailleurs, si je me trompe, si tu me trahis, je peux toujours te loger une balle dans la tête, comme l’on ferait pour se défendre d’une bête devenue cruelle sous des caresses. Mais il est très logique, mon amie, de devenir méchante sous des froissements ou des injustices… Ceux que tu as trompés étaient-ils seulement dignes de toi ? Moi, je n’espérais plus rencontrer une femme qui ne fût pas ou la poupée bourrée de son, ou la femelle bourrée de principes ! J’ai enfin trouvé la belle bête intelligente que je considère comme représentant la femme désirable, et je me moque des subtilités de nos éducations. Je t’enlève au monde. Tant pis pour lui beaucoup plus que tant pis pour moi ! Il n’est pas donné, je crois, à un imbécile d’être à la hauteur d’un tigre. Cependant l’imbécile est un homme, et le tigre un animal ! Si tu n’as connu que des naïfs ou des idiots, ma pauvre petite tigresse, ce n’est pas ta faute. Moi, je t’absous.

Laure admirait ce langage nouveau, sans bien saisir la raison de cette soudaine explosion de colère paradoxale ; elle se demandait si, par hasard, il ne serait pas un de ces artistes détraqués dont Henri Alban parlait avec mépris jadis !

Elle répondit, l’embrassant :

— Tu me pétriras à ta guise, mon bien-aimé ! Je n’ai pas de vanité, je sens que je le suis inférieure en tout, mais si tu veux m’aimer comme je t’aimerai… je serai tout de même le plus savant de nous deux !…

En elle s’épanouissait en une générosité exquise, elle se faisait le serment, à cette aube de résurrection, de ne plus vivre que pour cet homme, et elle se livrait, lui paraissait-il, pour une éternité.

— Je t’attendrai en comptant les heures ! soupira-t-elle pendant qu’il se dirigeait du côté de la porte. N’oublie pas mes clés !

Il se retourna, souriant, les lui montrant en l’air.

— Oh ! la rusée, qui désire me mettre dans l’impossibilité de ne pas revenir, comme si je ne lui laissais pas mieux en gage !

Elle sourit aussi, lui envoya un baiser.

— Je vais dormir, alors, jusqu’à ton retour, et je ne douterai plus. Adieu !… Adieu !

— Au revoir !

La clé fit un léger grincement. Il la retira, et Laure demeura prisonnière.

Elle se recoucha toute frémissante d’une joie sauvage, se roula sur la place tiède qu’il venait de quitter, transportée de plaisir. Elle le possédait enfin, son mâle, son maître et son fervent !… Une idée amusante lui traversa la cervelle.

— Quand on pense que nous ne nous sommes toujours pas dit nos noms !

Elle rit de bon cœur.

Mais on aurait bien le temps. Ils avaient commencé par la fin, et ils rétrograderaient dans ce doux chemin de la passion pour y cueillir une à une toutes les fleurs qu’ils avaient dédaignées, tant la pente avait été rapide. Du milieu de ses fougues, Laure voyait éclore un sentiment plus délicat. Elle serait capable d’aimer chastement si cela était nécessaire.

De secrètes inquiétudes la prenaient, qui ressemblaient beaucoup à des remords. Comme une corolle fine s’épanouissant dans une ruine noire, son cœur brûlé portait la rose pâle des repentirs d’amour, et, pourrie un peu par la luxure, son imagination se créait des fantômes et la faisait s’humilier avec de pieux actes de contrition. Son état d’âme aurait excité l’envie d’une honnête femme. Elle désirait expier des choses, avouer tous les péchés pour obtenir, après l’exposé des détails et des circonstances, le baume du pardon sincère ; car elle était si jolie, n’est-ce pas, qu’elle pouvait avoir confiance dans l’absolution de son amant ?… Elle jeta de loin un coup d’œil furtif au grand miroir placé en face du lit, à l’autre bout de la pièce, et s’envoya encore un sourire ; puis, très lasse, rêvant de l’homme qu’elle attendait, elle s’endormit toute nue, les bras en croix au-dessus de sa tête radieuse, noyée dans le flot sombre de sa chevelure dénouée.

Elle dormait profondément, lorsqu’un bruit effrayant, un guttural cri de bête l’éveilla en sursaut. Elle tressaillit, et ses entrailles furent remuées par ce cri déchirant comme par le râle d’un enfant qu’on égorge. Elle devina que Lion, son fils, venait de rentrer, crevant de faim ou blessé peut-être, et se redressa la sueur au front, les bras tendus.

— Mimi ! s’exclama-t-elle. Mon pauvre Mimi que j’avais oublié ! Comment faire ? Est-ce que je peux proposer à un homme qui va au pays des vrais lions d’emporter un chat ! Il se moquerait de moi… Et pourtant, abandonner Mimi… oh ! ça, jamais !…

Elle fouilla la chambre du regard, s’abritant les yeux de sa main à cause du soleil qui incendiait à présent les vitrages, l’aperçut planté, debout, dans les coussins, et resta pétrifiée : ce qu’elle voyait était étrangement terrible.

Lion, méconnaissable, la fourrure souillée, les prunelles sanglantes, la gueule baveuse, si maigre qu’il était comme grandi par la sveltesse fantastique de son corps, la contemplait fixement en mâchant à vide. Il agitait les crocs d’un lent et machinal mouvement de déglutition, un tic d’animal fou en train de dévorer une proie invisible, et sa queue fouettait ses flancs creusés à coups furieux, se tordant avec des violences de serpent irrité, de long serpent noir et jaune. Ses oreilles, rabattues en arrière, donnaient à sa tête une affreuse expression de convoitise bestiale, ses yeux semblaient jaillir des orbites, tantôt couleur de rubis, lançant des jets de feu, tantôt couleur d’émeraude, luisants comme le reflet d’une eau phosphorée, si brillants et si traîtres, dans leur ondoiement de moire, que Laure, fascinée, demeurait immobile, toute baignée de sueur, craignant instinctivement de les perdre de vue.

— Mimi ! mon cher Mimi ! Est-ce que tu ne me reconnais pas ? Je n’ose pas te reconnaître, moi non plus ! Qu’as-tu donc ? Tu es malade ? Quelqu’un t’a blessé ?… On t’a poursuivi, hein ?…

Lion miaula une seconde fois. Il rugit d’une voix rauque, stridente, expirant dans une sorte de sanglot convulsif, de nouveau se mit à mâcher, découvrant ses dents pleines de bave, et Laure comprit enfin qu’il se passait une chose anormale. Le chat n’était pas blessé, on ne l’avait ni battu, ni poursuivi, ce n’était pas de faim ou d’amour qu’il bramait, il criait de rage !

La chair de la jeune femme se glaça, elle se blottit au fond du lit, ramenant les couvertures à elle, ne voulant plus le voir, fuyant ces prunelles de monstre, ce regard démoniaque la terrorisant, elle un être humain, comme un pauvre petit oiseau transi.

— Mais non, ce n’est pas possible ! songea-t-elle dès qu’elle ne vit plus la hideuse bête. Non ! non ! je ne croirai jamais çà ! Lion, mon cher Lion enragé ! Lui, si doux, si bon…, qui m’aime tant ! Je me trompe… ce sont les chiens qui deviennent enragés ! Il est malade, voilà tout…

D’un geste brusque, elle repoussa les draps, voulut le regarder encore ; c’était stupide d’avoir peur d’un malheureux chat qui miaulait… L’animal, à pas pénibles, saccadés, faisait le tour du lit, rôdait, son poil se hérissant sur son dos comme une crinière. Au moment où Laure se risquait hors des draps, il retrouva toute son élasticité, s’élança d’un bond sur la poitrine de sa maîtresse, et avant qu’elle ait eu la pensée de se garantir, il lui sauta à la figure, lui plantant ses quatre pattes armées d’ongles puissants dans les seins, ses crocs dans la gorge

La morsure fut tellement prompte et tellement douloureuse que la jeune femme n’eut même pas la présence d’esprit de chercher à le saisir par la peau du cou, elle ne put que s’emparer de sa longue queue fouettante, et Lion, rendu plus furieux, se mit à lui lacérer les joues, le nez, la bouche, de ses griffes et de ses crocs, à lui labourer les épaules, les bras, arrachant des lambeaux de satin jaune quand il ne trouvait plus des lambeaux de chair. Le chat et la femme roulèrent pêle-mêle sur le tapis, dégringolant de ce lit ravagé, hurlant, glapissant, se débattant, comme tous deux possédés par une suprême rage de désespoir.

Au lieu de fuir tout de suite, quitte à l’emporter incrusté dans ses propres morsures, Laure, affolée, voulait l’attendrir, le suppliait, l’implorait avec des larmes ; puis, exaspérée par la douleur cuisante des blessures horribles qu’il lui faisait, elle essayait de se l’ôter en tirant frénétiquement sur cette couleuvre qui s’enroulait autour de ses membres nus, le mordait à son tour, lui enfonçait ses doigts dans ses flancs creux, se retournant sur lui pour l’écraser, tâcher de lui briser les reins sous le poids de ses reins, et toujours le chat la tenait entre ses griffes d’acier, d’où giclaient de minces fusées de sang.

Un moment, le front levé dans la direction des toitures, du côté du vasistas, elle jeta des appels aigus, cria au secours ; et elle se souvint aussitôt qu’elle était enfermée, prisonnière de cet homme inconnu qui allait revenir trop tard, peut-être ne reviendrait jamais !… Le chat étouffa ses cris en dévorant cette bouche grande ouverte ; cela l’irritait, lui, de l’entendre se plaindre ; il lui fendit la lèvre inférieure, troua davantage la fossette charmante de son menton, cracha sa bave empoisonnée d’une fétide odeur de musc sur ses dents blanches, sur ses gencives roses, sur sa langue pourpre. Comme une boule hérissée de dards, la bête frappait partout à la fois, rien qu’en virant sur elle-même. Après ses lèvres, ce fut le sein gauche dont il enleva l’une des extrémités, la fleur en bouton, ce fut le ventre qu’il couvrit de sillons capricieusement enchevêtrés comme un dessin de broderies grenat dans un satin de nuance laiteuse ; il lui arracha une paupière, et presque à la même seconde il lui sabrait la cuisse d’un formidable coup de griffe.

Elle se traînait parmi les coussins, souvent à quatre pattes, elle aussi, le portant sur sa croupe dans une pose de bête vaincue que son ennemie, la bête la plus forte, terrasse en la mangeant toute vive, se tordant sur les nouvelles attaques, et se redressant pour lutter, levant ses mains crispées avec une énergie farouche, secouant le chat collé à ses blessures, éclaboussant de taches rouges les tapis, les vitrages, le grand lit doré. Puis, saisie d’un désespoir morne, elle retombait les mains jointes, offrant son corps de malheureuse fille toute nue comme un holocauste que cette furie brûlante allait tout consumer.

Lion avait vraiment l’air de se venger. Il s’acharnait sur tout ce qui était beau, gracieux, très doux. Il voulait crever les yeux, ces yeux d’Égyptienne, ces yeux remplis de larmes, déjà obscurcis par une pensée de mort ; il voulait manger la bouche, si fraîche encore dans les épouvantables rictus qu’il lui avait imposés ; il voulait tuer la grâce de cette poitrine ronde et ferme, lui tuer ses seins qui pointaient vers lui leurs exquis boutons de roses bengales ; et il semblait regarder toutes ces merveilles de la femme comme d’autres bêtes dont jadis les rages luxurieuses l’avaient cruellement offensé. Il lui fallait tout détruire, tout profaner, tout marquer de son sceau, c’est-à-dire de sa griffe et de ses dents trempées de poison.

Laure, se traînant, gagna l’endroit où était le miroir ; elle songeait d’une manière vague qu’en atteignant le bas de l’échelle, si le chat lui laissait un seul instant de répit, elle pourrait grimper là-haut, se sauver par les toitures, mais ses forces diminuaient de plus en plus ; elle s’imaginait maintenant qu’un vêtement de braises l’enveloppait, ses veines s’enflammaient, le vertige prenait son cerveau. L’idée persistante qu’elle aurait la rage et en mourrait, si ce chat n’arrivait pas à l’achever, commençait à la rendre réellement folle. Un délire étrange lui faisait voir des océans de flammes vertes et rubis dans lesquelles son corps meurtri nageait en recevant des coups de couteau ; elle voyait des yeux en tas, des yeux d’escarboucles, et elle se ruait dans le flot des pierres précieuses, dans tous ces yeux de chat qui s’amoncelaient autour d’elle, fulgurant contre ses pauvres nudités, lui dardant des jets d’étincelles.

Les yeux des chats pénétraient derrière sa tête, glissaient à ses orbites vides ; ils s’installaient chez elle comme chez eux ; c’était elle qui avait des prunelles phosphorescentes, et elle voyait avec un regard trouble, et les objets changeaient peu à peu de forme ! Au fond de son hallucination, une seule pensée humaine subsistait… Elle percevait une voix sourde qui gémissait :

— Le nom ! Le nom ! je ne saurai pas le nom de l’homme !…

Mais elle ne comprenait plus ce que sa pensée voulait lui dire ! Quand elle put lever le front, l’animal s’était reculé pour mordre ses cheveux au lieu de mordre sa chair, tenté probablement par les molles ondulations de cette queue superbe ; elle vit, en face d’elle, prête à bondir, un félin diabolique, un monstre inconnu, effroyable… Une bête, le museau rongé au ras des dents, le nez coupé, camard, exhibant deux ovales noirâtres, une bête sans paupières, les yeux couleur de rubis, une bête aux mamelles pendantes et fendues, aux larges pattes palmées, toutes rouges, l’échine aplatie sous une toison splendide, une fourrure brune que le chat prolongeait et qui se terminait en queue jaune annelée de velours.

À travers son voile de sang, Laure s’était vue dans la glace.

Elle se rapprocha de l’échelle, et, grimpant avec des efforts inouïs, rampant sur les pieds, sur le ventre, sur les mains, elle parvint jusqu’au toit.

En haut de l’échelle, poussant une clameur chevrotante, comme une plainte hurlée en miaulement, elle s’arrêta, pleurant sa beauté perdue ; et la femme métamorphosée en bête, rampant toujours, passa par l’ouverture du vasistas, laissant entre le fer et le verre des morceaux de sa peau tailladée, mais portant encore son mâle féroce qui s’agrippait à sa nuque.

Ensemble les deux bêtes enragées se roulèrent le long du toit de cristal ; toutes les deux soudainement dressées dans l’azur, auréolées du soleil printanier et ruisselantes de pourpre, luttèrent une dernière fois au rebord de la gouttière, puis du même élan se précipitèrent à l’abîme.

Pendant que le corps de la femme s’écrasait sur le pavé de la rue, l’homme, avec des précautions infinies, pour la réveiller plus doucement, tournait la clef dans la serrure…

FIN