L’Enfant de la balle (Yver)/11

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Mégard et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 94-99).

XI.

ENFIN, UNE AMIE !

La veuve du colonel de la Rocherie était une femme charmante ; jeune encore, pleine d’esprit, gracieuse, aimable, elle plaisait au premier abord. Pourtant, elle avait eu à traverser de grandes épreuves elle avait perdu, presque coup sur coup, son mari et son jeune fils ; et, maintenant, elle sentait que la vie de sa fille aînée allait encore lui échapper, malgré ses soins désespérés.

M. Patrice vint donc chez elle, lui conta l’histoire de Jen, simplement et ouvertement ; car il ne voulait pas que l’enfant gagnât des amies grâce à des subterfuges, mais qu’elle les attirât par ce qu’elle était réellement, par ses qualités personnelles. Il lui dit tout, même les circonstances qui l’avaient amené à Paris. Il avait compris que son intelligence, très large, la mettait au-dessus des préjugés.

Quand il eut achevé, Mme de la Rocherie sourit et lui dit :

— Monsieur, nous avons l’un et l’autre comme cuisinières deux excellentes filles, qui se voient quelquefois au marché et qui ont vite lié connaissance ; je vous avoue que, par leur intermédiaire, je savais toute la vie de votre petite fille. Du reste, depuis votre arrivée, je l’ai remarquée lorsqu’elle se promène silencieusement dans votre jardin, où je la vois de ma fenêtre ; je l’ai toujours trouvée une enfant ravissante, tout me plaît en elle, et, mes filles partageant mon appréciation, je souhaite qu’elles l’aient pour amie. Je suis nouvellement aussi à Paris, je connais peu de monde ; et ma fille ainée, que sa santé débile force à rester confinée dans sa chambre, s’ennuie à mourir. Or, je voulais vous proposer quelque chose : j’ai pour mes enfants une institutrice, qui pourrait réunir les trois amies ; les fillettes travailleraient ensemble…

Comme bien on pense, M. Patrice, qui ne s’attendait pas à pareille fortune, fut très heureux, et, après quelques observations polies — il craignait de déranger, d’abuser de la bonté de Mme de la Rocherie, d’être indiscret — il finit par accepter avec joie.

Et, la semaine suivante, Jen commença à travailler en compagnie des deux jeunes filles.

Pourtant, à Saint-Y… était resté le ménage Jean Patrice. Resté, oui, il l’avait bien fallu. M. Jean, qui dirigeait une maison de banque, y était rivé par sa position ; mais l’humeur de sa femme s’en irritait de jour en jour.

— Voilà notre oncle installé là-bas, seul avec l’enfant, répétait-elle ; il va s’occuper d’elle exclusivement, et nous ne compterons plus chez lui.

Et les orages devenaient plus fréquents, et le pauvre M. Jean en subissait les conséquences ; aussi, avait-il pris un parti celui de fuir, autant que possible, le toit conjugal. Il y avait un cercle à Saint-Y…, on y avait les journaux de Paris, on y jouait un peu — un tout petit peu — on faisait aussi de la politique, et il y avait une salle d’escrime.

Tout cela était plus récréatif que d’entendre sa femme se lamenter éternellement, mais cela n’était point fait pour calmer les nerfs de la jeune femme ; seulement, comme son mari n’était pas là pour supporter les bourrasques, tout retombait en reproches consécutifs sur les pauvres domestiques. Mme Patrice ayant mis tous ses gens successivement à la porte, il arriva un moment où — dans la petite ville, ce ne fut pas longue affaire — ils se répétèrent l’un à l’autre « ce qu’on endurait dans cette maison-là », et personne ne voulut plus y venir.

Ce fut le comble de l’irritation pour la pauvre femme ; elle dut aller chercher des cuisinières dans les campagnes avoisinantes, et il s’ensuivit mille nouveaux tracas…

Cependant, un projet lui germa en tête, qui la calma tant soit peu ; il y eut à ce moment-là une phase d’accalmie chez elle : M. Patrice resta moins longtemps au cercle, les domestiques plus longtemps dans la maison, et, comme cela la satisfaisait, elle se calma encore davantage. On aurait pu croire à un commencement de conversion.

Or, le projet, voici ce qu’il était :

On voyait dans les journaux qu’à la porte de Paris, à Pantin, il y avait un joli chalet à vendre. Le petit Joseph travaillait à la pension ; depuis longtemps on lui promettait une récompense, et l’enfant serait très joyeux d’aller passer ses vacances audit chalet. Elle en parla à M. Jean ; M. Jean approuva, et se rendit à Pantin pour voir la maison et régler l’affaire.

En revenant, il alla nécessairement voir son oncle. Ce fut à peine s’il reconnut Jen. Le contact de ses amies l’avait transformée. Sans avoir absolument perdu ses allures tranquilles et son calme, elle avait toujours sur les lèvres un gracieux sourire, et ses réparties spirituelles témoignaient de sa gaieté. Elle était comme ces fleurs qui changent de couleur avec le terrain qui les nourrit : longtemps secouée par le malheur, elle s’était empreinte d’une mélancolie naturelle ; mais à présent, que le bonheur lui arrivait à pleines bouffées comme un souffle chaud de printemps, elle chassait la tristesse et prenait le rire habituel des enfants de son âge.

Maintenant, ses jours s’écoulaient joyeusement. Toujours avec la même ponctualité, elle faisait ses devoirs ; mais après, venait la leçon chez Mme de la Rocherie. Anne, quoique déjà bien épuisée par la maladie qui l’emportait, n’avait pas perdu sa gaieté, qu’entretenaient, du reste, les espiègleries de sa jeune sœur. Cette dernière était devenue l’amie intime de Jen, à qui elle inoculait un peu de son exubérance ardente au jeu, ardente au travail, ardente dans l’amitié que, dès les premiers jours, elle avait voué à la petite Anglaise, elle était la vie et l’âme de la maison.

— Tu dors, Jen, disait-elle souvent ; allons ! petite marmotte, quand te réveilleras-tu ?

— Laisse-la, reprenait Anne ; crois-tu, ma pauvre Lilie, que tout le monde puisse avoir la vivacité ?

— Je la lui donnerai, moi, faisait alors la petite.

Et Jen, pour lui faire plaisir, se lançait avec le plus de chaleur possible dans la récréation qui suivait.

M. Patrice fut très heureux d’apprendre l’événement qui allait rapprocher de lui son neveu, et le félicita de son acquisition. On fit de beaux projets pour les vacances le châlet était grand, on pourrait recevoir M. Patrice et sa fille ; et la petite s’amuserait avec Joseph, son ami depuis l’année précédente.

Mme Jean rayonnait lorsqu’à son retour son mari lui conta cela.

— Quelle bonne idée j’ai eue ! se disait-elle, non oncle sera charmé de l’hospitalité que nous lui offrirons ; peut-être se prendra-t-il d’affection pour Joseph, au point que notre fils partagera la faveur de l’Anglaise.

Et comme, devant ces calculs, M. Jean levait dédaigneusement les épaules, elle reprenait :

— Mais, mon ami, il y va de l’avenir de Joseph !