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L’Enfant de la balle (Yver)/10

La bibliothèque libre.
Mégard et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 86-93).

X.

À PARIS.

La maison que M. Patrice habitait était un vaste hôtel situé sur les grands boulevards de Paris, et qui rappelait, en grand, sa maison de la province ; de telle sorte, qu’en changeant toutes ses habitudes le vieillard retrouvait, au moins, le même intérieur. Mais, dès son arrivée, une question l’embarrassa.

Comment trouver, au milieu des nombreux pédagogues qui distribuaient leurs soins aux jeunes Parisiennes, un second M. Lannoy ? Les feuilles quotidiennes regorgeaient d’annonces de centaines de jeunes filles munies de leurs brevets ; mais, confierait-il l’enfant à la première jeune fille venue, dont l’adresse seule était à la quatrième page du journal ?

Derrière la maison s’étendait, sur quelques dizaines de mètres carrés, un gentil jardin, bien dessiné, planté de beaux marronniers et bordé d’un petit mur peu élevé, qui le séparait des jardins avoisinants.

Quand les gros temps de l’hiver se furent un peu calmés, Jen descendit chaque matin dans ce jardin. Enveloppée dans un grand châle blanc, elle arpentait les petites allées, poursuivant quelque rêverie, ou bien, les yeux baissés à terre, elle observait la course d’une fourmi égarée. Il faut dire que, dans un coin, elle avait découvert une fourmilière ; et, bien souvent, elle demandait à Rosalie un peu de sucre, qu’elle effritait autour du logis des insectes. Les petites bêtes étaient alors dans un grand émoi, et l’enfant passait de longs moments à les voir charger leur butin, pour en aller garnir leur garde-manger.

Un jour qu’elle était ainsi penchée sur le sol, épiant les moindres démarches de ses protégées, elle entendit une voix qui disait :

— Hé ! mademoiselle, que faites-vous là ?

Jen se retourna, vit qu’elle était seule dans le jardin, et, sans prêter plus d’attention, reprit son examen.

Au bout d’une minute à peine, la voix reprit :

— Pourquoi ne me répondez-vous pas, mademoiselle ? Qu’y a-t-il donc de si curieux par terre ?

Par ce détail, la fillette comprit que la voix mystérieuse s’adressait bien à elle ; elle se leva, parcourut le jardin en tous sens — ce qui ne fut pas long — et finit par apercevoir, dans le mur de droite, une petite porte un peu disjointe et dont les fentes laissaient apercevoir le jardin voisin ; et c’était justement de ce côté que venait la voix.

— Je vous vois bien, allez ! répétait-on encore.

Alors, en s’approchant, Jen aperçut par un écartement de planches une figure d’enfant, très éveillée, aux yeux noirs, ardents, aux cheveux épais, mais coupés à la hauteur du cou ; la fillette eut, sans doute, l’air étonné, et recula un peu, car la petite voisine eut un grand éclat de rire.

— Ah ! ah ! fit-elle, avez-vous trouvé maintenant ? Comment vous appelez-vous ?

Jen, à peine revenue de sa surprise, la regardait toute stupéfaite.

— Je m’appelle Jen Patrice.

— Jen ? vous avez un nom drôle, tant mieux, moi aussi. Je m’appelle Lilie.

La petite Patrice sentit qu’il était ridicule de garder ainsi le silence devant la loquacité de son interlocutrice ; et, après un effort pour vaincre sa timidité ordinaire, elle demanda à son tour :

— Mais ce n’est pas votre vrai nom ?

— Non, oh non ; mais je ne veux pas vous le dire, le vrai, il est trop drôle. Voulez-vous jouer ?

— Jouer ? dit Jen, de plus en plus étonnée.

— Eh bien oui, ce n’est pas difficile ; voilà un ballon, je vais vous le lancer par-dessus le mur, vous me le jetterez après, et ainsi de suite… Dites, voulez-vous ?

— Oui, répondit l’enfant, qui aurait bien voulu, cependant, avoir l’assentiment de son père.

La partie commença et dura longtemps, les joues blanches de Jen reprenaient de belles et bonnes couleurs roses, ses yeux s’animaient en suivant les bonds capricieux du ballon, qui menaçait de temps en temps d’aller se nicher malencontreusement, soit dans les marronniers de M. Patrice, soit dans les tilleuls de l’autre jardin. Mais l’heure passait, et la petite voisine cria :

— En voilà assez, Mlle Jen, le déjeuner est sonné, il faut que je m’en aille. Adieu ! revenez demain surtout.

— Comme tu as bonne mine, ce matin ! dit M. Patrice à Jen, lorsqu’elle arriva pour le déjeuner.

— C’est que j’ai bien joué, père.

— Joué cela m’étonne de toi ; et comment ?

Alors, elle raconta ses aventures de la matinée, pendant que la figure du vieillard s’illuminait de joie.

Une amie ! Sa fille allait avoir une amie ! Comme déjà cela lui faisait du bien : son teint pâle de plante étiolée, qui inquiétait tant son père adoptif, avait fait place à des couleurs animées ; ses yeux, pleins de langueur, avaient pris une ardeur joyeuse ; tout cela pour une seule heure passée avec une petite camarade.

— Alors, je n’ai pas eu tort d’accepter, fit l’enfant ? j’avais peur que cela ne vous contrarie.

— Au contraire, je suis très heureux pour toi.

Mais, au fond, M. Patrice voyait bien que le premier pas seul était fait. Les petites filles, en effet, ne pouvaient continuer indéfiniment leurs jeux, sans que les parents eussent ensemble quelques rapports, et, surtout, qu’ils aient donné un mutuel consentement.

Rosalie, dans le fond de la salle à manger, assistait à cette scène. Elle avait un petit air entendu et roulait, en souriant à part, les lacets de son tablier blanc.

Enfin, elle se décida à faire quelques pas en avant.

— Si monsieur le permettait, fit-elle, je dirais bien quelque chose.

— Dites, Rosalie.

— Eh bien monsieur, je rencontre souvent à la Faiterie, Angélique, la bonne de Mme de la Rocherie ; il paraît qu’elle désire depuis longtemps que ses demoiselles fassent connaissance avec la vôtre. Sa petite aînée s’en va de la poitrine de sa fenêtre,


Illustration, il sortait rarement, sa vue baissait.
Illustration, il sortait rarement, sa vue baissait.


elle a aperçu Mlle Jen jouer dans le jardin, et elle voudrait la voir. Et puis, l’autre petite, qui est une espiègle finie, s’est prise d’amitié pour mademoiselle, qu’elle voit souvent aller et venir. Maintenant, si je pouvais donner un avis à monsieur, je sais bien ce que je lui dirais ; mais je ne le puis pas…

— Et si vous pouviez, Rosalie, que diriez-vous ?

— Que Mme de la Rocherie a, pour donner des leçons à ses demoiselles, une institutrice qui instruirait peut-être avec plaisir Mlle Jen ; et que, si monsieur allait la demander à cette dame, la connaissance serait faite.

M. Patrice réfléchit un instant, puis répondit joyeusement :

— Si l’avis est bon, il faut le suivre. Seulement, Jen, dis-moi d’abord cette petite fille te plaît-elle ? aimerais-tu à l’avoir pour amie ?

— Oh ! père, j’en serais bien heureuse ; car elle est très gentille. Je voudrais que vous la connaissiez.

— Eh bien ! cette après-midi, j’irai voir Mme de la Rocherie.

Cette pensée emplit de joie le cœur de la petite fille, à laquelle il tardait de revoir son amie ; et, franchement, elle aimait mieux que leurs relations soient bien en règle et approuvées par les parents.