L’Enfant de la balle (Yver)/16

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Mégard et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 131-156).

II.

OÙ ROLAND SE RETROUVE. — PROJETS

Après le départ de la famille Patrice, Jen se mit courageusement au travail, voulant trouver dans l’étude, qui l’avait toujours attirée, une compensation et un adoucissement à sa peine. Elle était entourée de jeunes filles charmantes, qui, la croyant réellement la fille de M. Patrice, comprenaient sa douleur et s’efforçaient de la distraire par mille attentions délicates, auxquelles elle se montrait très sensible ; elle répondait à toutes leurs prévenances avec une bonne grâce pleine de simplicité et gagnait, par sa douceur et son heureux caractère, l’affection de toutes les élèves qui, par leur âge, se trouvaient plus rapprochées d’elle.

Mlle Lanceleau eut vite fait de l’apprécier. Par M. Jean Patrice, elle avait été mise au courant des événements successifs qui étaient venus si souvent bouleverser la vie de sa nouvelle élève, et, même avant de l’avoir vue, elle s’était sentie attirée vers elle par un instinctif mouvement de sympathie.

Lorsqu’elle put la juger de près, elle comprit plus que jamais ce que son jeune cœur avait dû souffrir, et s’appliqua à gagner sa confiance, pour pouvoir lui prodiguer plus efficacement les témoignages de la tendresse dont elle se sentait l’âme pleine pour la pauvre Jen.

Cette tâche était difficile. La timidité et la réserve habituelles de la jeune fille mettaient souvent obstacle à des épanchements qui auraient pu établir entre elle et sa nouvelle amie une intimité plus complète et lui faire souvent grand bien. Aussi, tout en se montrant aimable et bonne pour ses compagnes, et tout en paraissant s’accoutumer à son existence de pensionnaire, conservait-elle sur son doux et pâle visage un reflet de la tristesse résignée, mais profonde, qui ne l’abandonnait plus jamais.

Elle ne retrouvait quelques éclairs de gaieté qu’aux jours de sortie, où Isaulie venait la prendre pour la conduire chez Mme de la Rocherie. Lilie, comme on l’appelait toujours, chassait par son enjouement la langueur de Jen, et se montrait triomphante quand, à la fin de la journée, elle

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voyait son amie s’animer un peu et rire avec le cousin Jacques de ses spirituelles réparties.

À part ces congés, qui se renouvelaient chaque jeudi, Mlle Lanceleau faisait faire, chaque semaine, à ses élèves une promenade à Paris ou au Jardin d’Acclimatation, ou même dans quelque petite localité des environs. C’était au cours de l’une de ces promenades que le hasard avait ménagé à la pauvre enfant la rencontre qui devait assurer désormais le bonheur de toute sa vie.

Il y avait cinq mois que Jen avait perdu M. Patrice. On était alors dans la première semaine de mai, le jour de sortie réglementaire était arrivé. Il avait été décidé qu’on partirait, ce jour-là, plus tôt que de coutume, afin de profiter des premiers rayons d’un radieux soleil de printemps. On devait aller déjeuner à la forêt de Saint-Germain, en passant par Bezons et Maisons-Laffitte, et revenir le plus tard possible par les tramways à vapeur. La perspective de cette belle journée mettait tout le monde en fête, et Jen semblait, contre son ordinaire, subir l’influence de l’allégresse générale.

À huit heures du matin, l’essaim joyeux quittait Neuilly et prenait la route de Bezons. De chaque côté de l’allée, où les petites pensionnaires cheminaient en bavardant gaiement, s’élevaient de nombreuses et élégantes villas. Quelques-unes, étant donné l’approche de la belle saison, étaient en réparations, et l’on voyait çà et là s’élever des échafaudages hauts et grêles, que des ouvriers, insouciants du danger, arpentaient crânement, tout en chantant de joyeux refrains.

Jen, qui gardait au fond du cœur le souvenir des jours passés près de son premier père adoptif, avait conservé depuis cette époque de sa vie une sympathie mêlée de respect pour tous ceux qui gagnent leur pain au milieu des plus durs labeurs. Son regard s’arrêtait, plein d’une affectueuse compassion, sur ces visages, la plupart altérés déjà par les fatigues quotidiennes, et elle se disait qu’il lui serait bon, plus tard, d’employer la fortune de M. Patrice à améliorer ces existences, à porter au foyer de tous ces laborieux quelques rayons de bonheur.

Elle se disait aussi que, peut-être, au milieu de ces humbles et de ces petits, qu’elle se plairait à visiter, elle retrouverait un jour ce vieux père Mousse, pour lequel elle conservait toujours une reconnaissance et une affection toutes filiales, et Roland…, Roland, le cher petit frère, si bon, si attentionné pour la pauvre orpheline.

Ces pensées emplissaient son esprit avec une continuité plus persistante que jamais. Maintenant, elle voyait passer devant ses yeux l’image de cet homme et de son fils, tous deux si grands dans leur humble condition, si généreux dans leur misère. Elle revoyait les journées passées dans la modeste voiture, au milieu des bons chiens, dont les regards caressants la suivaient pendant qu’elle remplissait ses fonctions de femme de ménage ; et ses leçons avec Roland, quand le petit garçon, prenant au sérieux son rôle de frère aîné, lui donnait les premières notions de lecture. Puis elle entendait les encouragements affectueux du père Mousse, qui adoucissait sa grosse voix pour lui parler…

Elle s’en allait ainsi, suivant machinalement les autres, s’isolant au milieu de leur gaieté ; lorsque tout à coup, sur un échafaudage élevé au coin d’une rue, il lui sembla voir passer, comme dans une vision, une figure jeune et douce, dont les traits étaient les mêmes que ceux de Roland.

Subitement, elle s’arrêta, regardant le jeune maçon, qui, par son maintien sérieux et l’application qu’il mettait à son travail, contrastait avec ses compagnons aux allures joyeuses.

Mais cela ne dura que quelques secondes. Les jeunes filles qui marchaient derrière elle la poussèrent doucement en éclatant de rire, et s’écrièrent :

— Qu’as-tu, Jen ? Que découvres-tu donc de si intéressant là-haut ?

Jen, un peu confuse d’avoir oublié qu’elle se trouvait au milieu de ses compagnes, rougit, et, sans répondre, continua sa promenade ; mais, maintenant, cette unique pensée l’obsédait : Si c’était Roland ?

Arrivées à la forêt de Saint-Germain, après un déjeuner très bruyant et très gai, on organisa différents jeux ; Jen, pour ne pas paraître trop singulière, se mêla aux autres élèves et fit sa partie comme tout le monde ; mais son front restait songeur, et toujours, toujours elle voyait se dresser devant elle l’échafaudage où il lui semblait avoir vu Roland lui-même sous la blouse poudreuse du maçon. Et, sans relâche, ces quatre mots résonnaient dans son cerveau surexcité : Si c’était lui !

Le soir, on revint en tramway ; Jen en était désolée. Elle aurait voulu prendre de nouveau le chemin parcouru le matin, revoir encore à ce coin de rue celui qui ne pouvait être que le frère perdu, et si tendrement aimé. Elle espéra un instant que, peut-être, on ne pourrait pas trouver assez de places dans le tramway, et qu’un certain nombre des élèves reviendraient à pied, et, malgré l’invraisemblance de cette supposition, elle s’y accrochait avec une énergie incroyable. Mais Mlle Lanceleau avait tout prévu ; quand on arriva près du tramway, les jeunes filles aperçurent un grand omnibus, où les plus petites montèrent sous la garde d’une sous-maîtresse et de Rosalie, pendant que la directrice prenait place avec les autres élèves dans le tramway à vapeur.

Jen eut là une grande déception, et c’était avec peine qu’elle retenait ses larmes. Puis, elle se demandait anxieusement comment elle pourrait avoir la certitude de l’identité de Roland ; car, à moins d’un hasard providentiel, il lui semblait insensé de penser à le rencontrer de nouveau sur sa route. Dans la nuit qui suivit cette journée, elle ne put fermer les yeux une minute ; elle formait mille combinaisons, plus irréalisables les unes que les autres, pour revoir l’ami de son enfance, son frère Roland, et avoir des nouvelles du père Mousse. Vivait-il encore, le pauvre homme ? Oh ! si elle pouvait le revoir cependant, l’appeler père ! comme autrefois. Revoir ce bon visage honnête, où se reflétait toute une vie laborieuse et soumise au devoir !

Le lendemain, à la fin du premier déjeuner, Mlle Lanceleau vint près de Jen et lui demanda de la suivre dans sa chambre, pour causer un peu avec elle ; déjà plusieurs fois, elle avait essayé, par ces entretiens affectueux, d’amener la fillette à lui confier ses peines et ses souvenirs douloureux ; mais la nature concentrée de la petite Anglaise ne pouvait s’accoutumer à ces confidences, et elle avait gardé jusque-là toute sa réserve habituelle, tout en témoignant à la directrice une sincère gratitude pour ces marques de bonté.

Mais elle était bien ébranlée ce matin-là, la pauvre petite, par l’événement de la veille et par sa longue insomnie.

Aussi, lorsque Mlle Lanceleau la fit asseoir à ses côtés et lui demanda avec une tendresse inquiète pourquoi elle paraissait depuis deux jours si triste et si préoccupée, Jen sentit un besoin immense de s’appuyer sur cette affection, toute prête à se donner, et, dans un mouvement inconscient, brisée par tant d’émotions, elle laissa tomber sa tête sur l’épaule de sa nouvelle amie, pendant que ses larmes, trop longtemps comprimées, s’échappaient au milieu de ses sanglots.

Avec des précautions et des délicatesses de mère, Mlle Lanceleau l’attira sur ses genoux, et, sans rien dire, la tint pressée contre elle, tout en la berçant doucement comme un bébé qu’on endort ; de temps en temps, elle embrassait les mèches blondes qui se répandaient en désordre autour du pauvre visage désolé ; et Jen se laissait faire, calmée peu à peu, subissant enfin le charme de cette affection féminine et trouvant là, entre les deux bras qui l’enlaçaient si tendrement, un bien-être qu’elle n’avait connu que dans les bras de sa mère.

Puis, quand elle fut complètement apaisée, elle fut tout étonnée du désir qui la prit de tout dire, de tout raconter à Mlle Lanceleau, sa rencontre de la veille, ses espérances, ses incertitudes et ses craintes.

La directrice la laissa parler ; puis, lorsqu’elle eut terminé son récit :

— Je comprends ce que vous éprouvez, ma chérie, lui dit-elle, je sais votre affection pour les braves cœurs qui n’ont pas hésité à vous accueillir comme une fille et comme une sœur, et je vous promets de vous aider, autant qu’il sera en mon pouvoir de le faire, pour les retrouver. Mais il faut que nous commencions par établir notre plan ; ensuite nous ferons les démarches qui nous sembleront les plus urgentes, et, si nous ne réussissons pas du premier coup, nous ne nous découragerons pas, n’est-ce pas, fillette ? Nous continuerons jusqu’à ce que nous ayions mené notre entreprise à bonne fin, c’est-à-dire jusqu’à ce que vous ayiez pu témoigner à votre bon vieux père Mousse la reconnaissance que vous lui gardez pour l’admirable dévouement dont il a fait preuve envers vous.

— Mais comment faire pour le retrouver ? demanda Jen. Il faudrait savoir où travaille le maçon que j’ai vu hier. Oh ! mademoiselle, si vous vouliez me permettre d’aller avec Rosalie sur l’avenue où je l’ai rencontré… Peut-être y est-il encore aujourd’hui.

— Non, fillette, dit en souriant Mlle Lanceleau, je ne puis vous laisser faire cette démarche. D’abord, vous pouvez vous être trompée ; et quand même ce jeune homme serait votre frère d’autrefois, qui sait s’il est toujours resté le Roland que vous avez connu et aimé ? Voici ce que je vais essayer : vous allez donner à Rosalie des renseignements aussi précis que vous le pourrez, afin qu’elle retrouve la fameuse maison en réparations ; elle demandera aux ouvriers s’il y a parmi eux un maçon du nom de Mousse Roland, et, s’ils répondent affirmativement, elle lui demandera à lui-même de venir me parler ; je veux le questionner, moi seule d’abord, pour savoir si lui et son vieux père sont encore vraiment dignes de votre affection.

— Oh ! pour cela, mademoiselle, j’en suis sûre, s’écria Jen ; si vous saviez comme ils étaient bons tous deux !

— J’espère bien qu’ils le sont encore ; mais il vaut mieux prévoir un changement, possible après tout, pour vous éviter une trop grande déception, s’ils n’étaient plus ce que vous vous attendez à les voir. Il ne faut pas non plus trop compter sur la visite du jeune homme aujourd’hui ; votre bonne Rosalie peut ne pas le rencontrer, il est peut-être occupé dans un autre endroit ; n’y pensez donc pas trop, tâchez de vous occuper ; dès que je pourrai vous communiquer une bonne nouvelle, je vous ferai demander. Pour le moment, je vais appeler Rosalie, afin que vous lui donniez vos instructions.

Mlle Lanceleau appela, en effet, la brave fille, qui se montra d’abord hésitante quand on l’eût mise au courant de la situation.

— Ce pauvre M. Patrice redoutait toujours que Mlle Jen retrouvât son père Mousse, dit-elle tristement ; il avait peur que sa fille n’aime mieux ces gens-là que lui… Ce n’est peut-être pas bien de ma part d’aller les chercher maintenant… Mon bon maître avait tant de confiance en moi… S’il avait su que j’agirais comme cela quand il ne serait plus là !…

— Ma bonne Rosalie, reprit la fillette, vous savez bien que j’aimais de tout mon cœur ce père qui s’est montré si bon, si généreux pour moi ; je vous assure que rien ne me fera jamais oublier ce qu’il a été pour la petite orpheline, dont il s’est efforcé de faire le bonheur. Mais vous savez bien aussi que, s’il était encore là, il serait le premier à rechercher mes anciens bienfaiteurs et à leur venir en aide, s’ils sont dans le besoin, d’abord par charité, car il était très bienfaisant pour tous, et aussi par affection pour moi, car il savait quelle joie j’éprouverais à les retrouver. Vous vous souvenez bien qu’à Saint-Y…, l’année qui a suivi mon adoption, il me conduisait chaque jour à la foire pour attendre l’arrivée du montreur de chiens.

La pauvre fille, à tous ces souvenirs qui lui rappelaient la bonté de son maître, fondit en larmes et finit par comprendre qu’en travaillant au bonheur de Jen, elle ne manquerait en rien à la mémoire de M. Patrice. Elle se prépara donc à se mettre en route pour rechercher Roland.

D’après les indications que lui avait données Jen, elle ne tarda pas à trouver la maison où les ouvriers continuaient à travailler comme la veille ; au pied de l’échafaudage, un petit manœuvre fabriquait du mortier ; ce fut à lui qu’elle s’adressa pour savoir si, parmi ses camarades, se trouvait le maçon Roland Mousse. Mais l’enfant ne se souvenait pas avoir entendu ce nom. Il héla les travailleurs, qui, du haut de leur échafaudage, crièrent à leur tour qu’ils ne le connaissaient pas.

Rosalie, un peu désappointée de cet insuccès, les remercia et se disposait à revenir, lorsqu’elle se ravisa ; une idée subite venait de la saisir.

— Est-ce que tous les ouvriers qui travaillaient là, hier, y sont encore aujourd’hui ? redemanda-t-elle au manœuvre.

De nouveau, le gamin appela ses compagnons pour leur transmettre la question.

— Ah ! non, cria l’un d’eux ; il manque Roussel et puis le Ténébreux.

— Ce n’est pas ces noms-là, dit Rosalie.

— Mais vous savez, dit l’ouvrier, celui qu’on appelle le Ténébreux, on ne sait pas au juste son nom ; c’est peut-être bien celui que vous cherchez.

— Et où travaille-t-il aujourd’hui ?

— Ça, je n’en sais rien ; faudrait le demander au patron. C’est M. Griffard, entrepreneur à Neuilly, rue des Halles.

Cette fois, Rosalie revint le plus vite possible chez Mlle Lanceleau, afin de savoir si elle devait continuer ses recherches.

Jen attendait son retour avec une impatience qui lui donnait la fièvre, elle avait fait tous ses efforts pour suivre les conseils de la directrice et occuper son esprit, afin de l’enlever un peu à ses absorbantes pensées. Mais c’avait été peine inutile, elle n’avait même pas pu rester au milieu des autres élèves, dont les jeux bruyants et la gaieté lui faisaient mal ; seule dans sa petite chambre, elle réfléchissait et se laissait aller à l’espérance que Rosalie lui ramènerait Roland.

Dès que Mlle Lanceleau eut connu le résultat des premières démarches, elle envoya Rosalie chez l’entrepreneur dont elle avait l’adresse et qui devait, lui, connaître les noms véritables de tous les hommes qu’il employait. Malheureusement, il était déjà tard, et M. Griffard était allé dîner en ville ; on répondit à Rosalie qu’elle ne pourrait lui parler que le lendemain matin.

Il fallut bien faire connaître à Jen le peu de succès de ces premières informations. Elle se montra attristée des obstacles qui avaient retardé l’entrevue de Mlle Lanceleau et du jeune homme, mais non point découragée.

— Je suis sûre, dit-elle, que c’est à Roland que ses camarades ont donné le surnom de Ténébreux. Quand je l’ai vu hier, il paraissait être tout à fait à l’écart des autres ; d’ailleurs, quand il était petit, il restait souvent de longs moments seul, sur le bord de la voiture, sans rien me dire, et je ne le voyais jamais jouer comme les autres garçons de son âge ; il était toujours rêveur et un peu triste. Vous voyez bien, mademoiselle, que ce ne peut être que lui ! Oh ! mon Dieu ! que je voudrais être à demain pour connaître la réponse de l’entrepreneur !

Cette nuit-là fut encore bien longue pour la pauvre fillette ; cependant, vers le matin, vaincue par tant d’émotions et aussi par la fatigue de la nuit précédente, elle s’endormit d’un profond sommeil.

Mlle Lanceleau fut heureuse de ce repos ; elle commençait à craindre que la nature délicate de Jen ne se ressentit de telles secousses.

De bonne heure, Rosalie partit pour sa mission ; elle revint au bout de très peu de temps. L’entrepreneur ne connaissait personne du nom de Mousse. Il avait feuilleté inutilement le registre où étaient inscrits tous ses ouvriers ; cependant, il s’aperçut que l’un d’eux avait signé : Mousserac, et fit remarquer à Rosalie que Mousse était peut-être un diminutif de ce nom.

Mlle Lanceleau pensa comme lui ; mais, ne voulant pas interrompre le sommeil réparateur de son élève, elle résolut de pousser jusqu’au bout les investigations sans la consulter. Elle partit donc à son tour pour aller demander où le maçon Mousserac travaillait ce jour-là. C’était à Paris, avenue de la Grande-Armée, heureusement assez près de Neuilly. Elle prit une voiture, se fit conduire immédiatement à l’adresse indiquée et demanda le jeune homme.

Il se présenta aussitôt.

Mlle Lanceleau fut frappée de sa physionomie intelligente et de la distinction de ses manières. Ses vêtements d’ouvrier semblaient être un déguisement.

— Monsieur, lui demanda-t-elle sans préambule, connaissez-vous Roland Mousse ?

— C’est moi, madame, dit-il en la regardant d’un air étonné ; on m’appelle comme cela quelque-fois, quoique mon vrai nom soit : Mousserac. Ainsi, c’était bien lui. Jen allait retrouver ceux dont elle avait depuis si longtemps pleuré l’absence. À la pensée de la joie de sa petite amie, Mlle Lanceleau se sentit envahie d’une violente émotion.

— J’ai entendu parler de vous, continua-t-elle, par une personne qui s’intéresse beaucoup à votre père ; vit-il encore ?

À cette question, un nuage de tristesse passa sur le front de Roland, et les larmes lui vinrent aux yeux.

— Il vit, madame, répondit-il, mais il est à l’hôpital depuis cet hiver ; et il est si malade, que j’ai bien peur de ne pas l’en voir sortir.

— Eh bien ! mon ami, donnez-moi son adresse, j’irai le voir, et je lui annoncerai une visite qui, j’en suis persuadée, lui fera du bien. Qu’a-t-il, votre vieux père ? Et vous, comment êtes-vous là ?

— Voilà, madame, dit le jeune homme en rougissant un peu, c’est une longue histoire… Mon père était autrefois montreur de chiens, nous parcourions toutes les foires, allant de ville en ville ; mais ce métier-là ne me plaisait guère. J’aurais voulu pouvoir faire autre chose. Le père l’a compris et a voulu que je suive mes goûts. Il y a quatre ans à peu près, il est venu à Paris, au bout de quelque temps il a vendu ses chiens, à l’exception d’un seul, le préféré ; puis il s’est fait porteur d’eau et commissionnaire. Dans le quartier où nous nous étions installés, on n’avait pas tardé à le connaître et à s’apercevoir de son honnêteté ; aussi, tout le monde l’employait, et il réussissait à gagner pas mal. Il fit alors des économies pour payer ma pension dans une institution, où il avait absolument voulu me mettre ; car il avait de l’ambition pour moi et tenait à ce que je possède une bonne instruction. Tout alla à peu près jusqu’au mois de décembre dernier. Il ne mangeait pas lourd, le pauvre homme ! et il travaillait dur. Un jour, on lui avait donné à porter un fardeau très pesant ; si j’avais été là, je l’aurais

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empêché de le prendre, mais lui ne refusait jamais l’ouvrage. Après avoir fait sa course, il avait extrêmement chaud, et, cependant, la température était très froide ; en rentrant dans sa petite chambre, au lieu de faire du feu, il se coucha dans un lit glacé ; le lendemain, il toussait beaucoup, mais il se leva quand même pour faire les commissions des ménagères qui comptaient sur lui ; il avait de la fièvre et ne put rien manger. Malgré sa faiblesse, il continua son travail comme d’habitude ; mais à bout de forces, après quelques heures de travail, il fut pris de vertiges au moment où il montait de l’eau à un troisième étage ; il fit une chute terrible. Quand on le releva, il souffrait horriblement d’une jambe, et on le transporta immédiatement à l’hospice. Quand on vint m’avertir le soir, je courus à l’hôpital, où j’arrivai plus mort que vif ; mon père avait la jambe fracturée ; de plus, on s’attendait à ce qu’une fluxion de poitrine se déclarât. Il avait une fièvre si violente, que, dans son délire, il ne me reconnut pas, et cependant, c’était mon nom qu’il prononçait à chaque instant. Il appelait aussi Jen, une petite sœur que j’ai perdue, ajouta Roland tristement. Je fus très effrayé de le voir en cet état, je voulais absolument rester près de lui, mais c’était impossible ; un interne vint me signifier que je devais m’éloigner, et que je ne pourrais voir mon père que quelques minutes chaque jour. Oh ! madame, si vous saviez ce que j’ai souffert pendant cette maladie !

Et vous, alors, qu’avez-vous fait ? demanda Mlle Lanceleau.

— Je ne pouvais plus rester à la pension, madame, vous le comprenez. Le directeur, qui était très bon, voulait me conserver quand même, mais j’étais d’âge et de force à gagner ma vie, et je ne voulais pas rester là par charité ; je me suis fait manœuvre, et quand le père a été assez bien pour que je lui dise cela, il m’a répondu simplement : tu as bien fait, Roland. Je vous demande pardon, madame, dit enfin le jeune homme, je vous parle de tout cela sans vous connaître, et cela ne peut pas vous intéresser… Mais serait-ce une indiscrétion de vous demander qui vous a parlé de nous ?… C’est probablement quelqu’un de notre quartier ; et cependant, généralement, toutes les dames qui faisaient travailler mon père et qui l’aimaient bien, venaient prendre de ses nouvelles chez moi, dans la petite chambre que je continue à habiter.

Mlle Lanceleau, convaincue par cette conversation que les braves gens dont Jen lui avaient parlé étaient toujours dignes de son estime et de son affection, jugea inutile de cacher plus longtemps à Roland le nom de la petite sœur que lui aussi paraissait tant aimer encore.

— M. Roland, dit-elle, je suis envoyée par Mlle Jen Patrice !

— Jen ! s’écria le jeune homme en joignant les mains. Oh ! mon Dieu ! elle pense donc toujours à nous ! Mais où est-elle ? comment sait-elle que je suis ici ?

Mlle Lanceleau lui raconta en quelques mots la mort de M. Patrice, l’entrée de Jen dans sa maison, son désir de revoir le père Mousse, son espoir quand elle avait cru voir Roland, et les démarches qu’on faisait depuis la veille pour le retrouver. Mais elle ne dit rien de l’immense fortune que possédait la petite Anglaise, craignant que le jeune homme, avec sa délicatesse, renonçât à voir sa sœur d’adoption, plutôt que de s’exposer à recevoir d’elle, pour lui ou pour son vieux père, des secours qui révolteraient sa fierté. Elle lui laissa donc supposer que la petite orpheline était, depuis la mort de M. Patrice, sans ressources comme par le passé.

La bonne demoiselle demanda ensuite dans quel hôpital se trouvait le père Mousse, afin de lui annoncer le retour de sa petite Jen. Roland aurait bien voulu l’accompagner, pour être témoin de la joie de son pauvre vieux père ; mais il était obligé de rester à son travail. Il chargea Mlle Lanceleau de lui dire, et de dire aussi à Jen avec quelle impatience il attendait la fin de la journée, afin de pouvoir jouir du bonheur de l’un et de retrouver dans l’autre la petite sœur dont la séparation lui avait toujours été si cruelle.

À l’hôpital, Mlle Lanceleau prit plus de précautions pour préparer le pauvre vieux malade à cette joie inespérée. Lui aussi, le père Mousse, conservait au cœur le souvenir de la petite orpheline qu’il avait recueillie et aimée comme sa vraie fille. Quand il sut que, de son côté, Jen n’avait pu l’oublier malgré son long silence, silence qui lui avait bien coûté, mais auquel il avait cru devoir se soumettre, il ne put retenir ses larmes et demanda à la revoir de suite.

Lorsque Jen se réveilla, la directrice était à côté de son lit, et la regardait en souriant d’un air si heureux, qu’elle s’écria aussitôt :

— Oh ! mademoiselle, vous les avez retrouvés ?

Et quand elle sut ce qui s’était passé pendant cette matinée, elle eut une explosion de joie, qui, chez elle aussi, se manifesta par des larmes. Son impatience ne connaissait plus de bornes ; elle s’habilla à la hâte, et, accompagnée de Mlle Lanceleau, prit un fiacre, qui lui paraissait ne pas avancer dans les rues de Paris. Il lui semblait que sa vue guérirait le père Mousse, et elle ne voulait pas penser que les craintes de Roland pussent se réaliser.

Quand elle entra dans la salle des convalescents, tous ceux qui étaient là regardèrent avec étonnement la fillette, si charmante dans sa robe noire, avec ses cheveux blonds tombant en flots onduleux sur ses épaules, s’élancer vers le lit du père Mousse et se jeter en sanglotant entre ses bras.

— Oh ! père Mousse ! père Mousse ! disait-elle.

Le vieillard, lui, ne pouvait articuler aucune parole ; mais doucement, bien doucement, il passait ses mains amaigries dans les longs cheveux blonds.

Le soir, dans le parloir de Mlle Lanceleau, la scène fut moins émouvante, mais l’entretien dura plus longtemps. Les jeunes gens ne pouvaient se lasser d’entendre réciproquement le récit de leur vie pendant ces cinq dernières années. Ils ne se quittèrent qu’avec la promesse de la directrice de permettre ces visites chaque jour.

Jen écrivit aussitôt à M. Jean Patrice l’heureux événement qui venait de lui arriver, et lui demanda d’avancer de quelques jours le voyage qu’il devait faire le mois suivant, parce qu’elle avait des projets pour lesquels elle désirait beaucoup le consulter. M. Jean se rendit à son désir, et arriva la semaine suivante.

Or, voici quels étaient les projets de Jen :

Installer le père Mousse dans une petite maison de Neuilly, et y vivre avec lui et la bonne Rosalie comme femme de confiance. Faciliter à Roland les moyens d’entrer à l’École des Beaux-Arts et de devenir plus tard un architecte de talent.

M. Jean applaudit de tout son cœur à ce plan. Mais il fallait le consentement de Roland, et ce ne fut pas chose facile. C’est tout au plus si la douce et affectueuse autorité de celle qu’il appelait toujours sa chère petite sœur, réussit à lui faire accepter momentanément cette combinaison à titre de prêt, car il s’engagea à restituer plus tard tout ce qui lui serait avancé sur la fortune de Jen.