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L’Enfant de la balle (Yver)/15

La bibliothèque libre.
Mégard et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 124-130).

XV.

JEN RETOURNE EN PENSION.

Un mois s’est passé depuis la mort inopinée qui a tout bouleversé dans la vie de la pauvre petite « adoptée ».

Mais les événements, si douloureux pour elle, qui ont rempli ce court espace de temps, ont fait rapidement mûrir sa jeune intelligence. Elle a pensé souvent à ce qu’allait désormais devenir son existence ; elle s’est demandé surtout, avec effroi, comment elle pourrait supporter les rudesses et les brusqueries de l’irascible Mme Jean, si, acceptant l’offre généreuse de son mari, elle consentait à aller demeurer sous son toit.

Ah ! si elle avait été libre de disposer à son gré de cet argent qui lui attirait la haine de sa cousine, avec quel empressement elle le lui aurait abandonné ! Mais elle avait consulté à ce sujet le notaire de M. Patrice, qui lui avait donné sur les lois toutes les notions qu’elle ignorait.

Elle savait maintenant qu’il lui était impossible de renoncer à la possession de la fortune que lui avait si libéralement laissée son père adoptif, et elle sentait que toute sa douceur et sa bonne volonté ne suffiraient pas à calmer le ressentiment et la jalousie de Mme Patrice.

Aussi, lorsqu’un soir, seule avec M. Jean, celui-ci parla de leur prochain départ pour Saint-Y…, lui dit-elle, avec une fermeté qu’on ne lui avait pas connue jusque-là, la résolution qu’elle avait prise de rester à Paris.

— Comment, Jen, lui répondit-il, étonné de cette décision, tu refuses de venir avec nous ? Tu sais bien pourtant que, pour ma part, je serais très heureux de t’emmener et de te considérer comme ma fille ; quant à ma femme, je suis sûr qu’elle finirait par apprécier ton charmant caractère et tes bonnes qualités. Il faut oublier ses vivacités, chère petite, tu sais que ses mouvements de jalousie viennent de son amour pour notre Joseph ; or, l’affection qui nous unit tous deux ne tardera pas à lui faire ouvrir les yeux sur sa conduite passée et à la rendre plus douce envers toi.

— Monsieur, je vous en prie, n’insistez pas davantage, reprit la jeune fille les larmes aux yeux. Après ces années, où mon cher et bon père m’a fait sentir les douceurs de la plus tendre affection, la vie ne paraîtra, sans doute, bien dure dans un pensionnat, où je ne serai entourée que d’étrangères, d’indifférentes peut-être ; mais je sens bien que ma présence chez vous serait un obstacle à votre bonheur, et je ne consentirai jamais à cela. Je ne suis pas moins touchée de votre bonté pour moi, et je serai toujours heureuse des conseils que vous voudrez bien me donner. J’en aurai grand besoin désormais. Aussi, quoique Mme de la Rocherie m’ait fait les plus grands éloges d’une pension de Neuilly, où elle désire beaucoup me voir entrer, n’ai-je voulu rien décider avant de connaître votre appréciation sur cette maison. Si vous voulez donc prendre vous-même les renseignements nécessaires en pareille circonstance, et si ces renseignements vous conviennent, je vous serai bien reconnaissante de m’y conduire avant votre départ. Et maintenant, ajouta-t-elle plus bas, j’ai une grande grâce à vous demander puisque vous êtes mon tuteur, vous vous occuperez de la gestion de cette fortune, dont les revenus sont beaucoup trop élevés pour ma modeste position ; je vous en prie, cousin Jean, continua-t-elle en appuyant sur ce mot et en passant câlinement son bras sous celui de M. Patrice, ne me refusez pas ce que je vais vous demander ; lorsque vous toucherez pour moi cet argent, qui m’a été bien trop libéralement donné, faites-en deux parts. L’une sera pour moi, puisque c’est la volonté de mon cher bienfaiteur, et… l’autre… l’autre sera pour mon frère Joseph. Vous ne n’empêcherez pas, dites, de partager avec lui ?

— Jen, ma chère enfant, je connais depuis longtemps ta délicatesse, et cette démarche ne m’étonne pas de ta part. Mais mon oncle était la sagesse même, et je ne changerai rien à ses volontés. D’abord, je considérerais cela comme un crime ; et puis, ma manière de voir a toujours été la même que la sienne, et je regarde ce qu’il a fait comme absolument juste. Joseph peut parfaitement se passer de cet héritage, il n’en sera pas plus malheureux pour cela, je t’assure ; et pour toi, il te permettra d’avoir, plus tard, des relations utiles. Tu veux absolument rester ici, entrer dans une pension, c’est bien pour quelque temps ; mais il faut penser que ce ne sera pas pour toujours, et qu’un moment viendra où tu devras à ton tour, comme les autres, te marier, former une famille. Ton père adoptif a pensé à cela.

En entendant ces dernières paroles, Jen hocha la tête avec un triste sourire ; mais M. Jean ne s’en aperçut pas. Elle voulut encore essayer par ses prières de vaincre sa résistance et de le décider à acquiescer à sa demande ; mais elle vit bien enfin que c’était inutile, et que son tuteur lutterait toujours avec elle de délicatesse et de générosité.

Elle en souffrit, la pauvre enfant ; cette pensée, qu’elle jouissait de ce qui aurait dû revenir à la famille de son père adoptif, était un voile qui rendait plus sombre encore la perspective de sa nouvelle existence.

Le lendemain de ce jour, M. Jean alla, selon son désir, prendre des informations sur la maison dont elle lui avait parlé. Il voulait savoir si les jeunes filles que Jen trouverait là seraient capables de comprendre et d’apprécier le charme de sa nature sensible et délicate, si la directrice du pensionnat, surtout, saurait avoir pour elle l’affection tendre et presque maternelle que réclamait son cœur aimant, et aussi l’expérience et le savoir-faire auxquels la pauvre petite isolée aurait peut-être besoin de recourir un jour.

Tous les renseignements qu’il obtint l’ayant amplement satisfait, il conduisit lui-même la fillette dans sa nouvelle demeure la veille de son départ.

Ce ne fut pas sans bien des larmes que Jen fit ses adieux à celui dont la bonté lui rappelait celle de son bienfaiteur ; il fut convenu qu’il viendrait tous les trois mois la voir. D’un autre côté, Mme de la Rocherie promit de lui amener souvent Isaulie, et réclama le soin de la faire sortir les jours de congé.

Une autre circonstance vint aussi adoucir un peu le chagrin de la nouvelle pensionnaire. Mlle Lanceleau, la directrice, ayant parlé à M. Patrice, au cours de l’une de ses visites, de l’embarras où la mettait le départ de la femme de confiance qui accompagnait les élèves externes à leur retour chez leurs parents, Jen avait immédiatement pensé que Rosalie remplirait ce poste délicat avec sa conscience accoutumée, et elle avait saisi avec empressement cette occasion, qui lui permettrait de revoir encore de temps en temps l’excellente femme dont les soins et l’attachement sincère l’avaient, bien des fois, consolée et réconfortée. Et puis, ce serait un souvenir vivant de ces cinq années déjà passées, hélas ! où elle s’était sentie si chaudement entourée, si tendrement aimée !

Mlle Lanceleau, très heureuse de trouver, sans plus de démarches, une personne réunissant toutes les qualités nécessaires à d’aussi sérieuses fonctions, l’en investit sur-le-champ, au grand contentement de Rosalie, qui semblait, depuis la mort de son maître, avoir reporté sur sa fille adoptive toute l’affection qu’elle avait pour lui, et qui n’aurait pu supporter, disait-elle, deux séparations si cruelles et si brusquement répétées.

M. Patrice, de son côté, se réjouissait fort de l’heureuse coïncidence ; il pensait que Jen se trouverait moins seule tant qu’elle sentirait à côté d’elle ce brave cœur, dont le dévouement lui était connu et sur lequel il pouvait compter pour continuer à veiller encore sur la jeune fille.

Mme Patrice ne se départit pas de sa froideur envers celle qui, disait-elle, les dépouillait de ce qui leur revenait de droit. Elle ne trouva pas un mot de tendresse pour la fillette, qui, de son côté, tâchait de surmonter, devant sa cousine, l’abattement où la jetaient son chagrin et la perspective de sa prochaine solitude.