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L’Enfant de la balle (Yver)/5

La bibliothèque libre.
Mégard et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 49-58).

V.

JEN N’OUBLIE PAS SES AMIS.

Tout doucement, Jen s’habituait à son nouveau genre de vie, très docile, très affectueuse à l’égard de son père adoptif. Elle avait commencé ses études sous la direction du docte M. Lannoy, ex-professeur de lycée, qui, après avoir parcouru les établissements d’éducation de France, était venu avec sa femme, Mme Olympe Lannoy, vivre de sa retraite à Saint-Y…

Là, M. Arthur Lannoy s’occupait de l’éducation des jeunes filles, pendant que sa femme, dévouée servante des Muses, entretenait un commerce habituel avec la divine pléiade. Elle composait poésies sur poésies, et les casiers de son petit secrétaire débordaient de manuscrits non encore écoulés.

La demeure des vieux époux, non moins que les maîtres de céans, avait conservé un parfum de la Restauration ; et, chez eux, on eût dit que, depuis cette époque, le temps avait oublié de passer son aile. On trouvait dans tout le mobilier les lignes droites et sans grâce du style empire, et les figures mythologiques y abondaient. Même, sur la cheminée, on voyait une immense pendule dorée représentant Apollon sur son char !

Ironie du sort ! le vieux professeur était devenu à la mode à Saint-Y… Il était de bon ton de lui envoyer ses filles, et le couvent de Sainte-Marine, et le pensionnat de « jeunes demoiselles » dirigé par Mme veuve Bartou, avaient sensiblement baissé de vogue depuis son arrivée.

M. Patrice suivit le courant qui entraînait ses concitoyens ; et voilà pourquoi, Jen, trois jours après avoir quitté le père Mousse, commença à travailler sous l’égide de M. Lannoy. Tous les matins, elle allait passer chez lui deux heures, pendant lesquelles il corrigeait, expliquait ; et la petite élève, sérieuse, tout attentive, suspendue à la parole de son maître, absorbait, pour ainsi dire, la science qui tombait des lèvres du vieux monsieur.

Après quelques jours d’essai, M. Patrice vint, un soir, trouver ce dernier et lui demanda confidentiellement ce qu’il pensait de sa fille. M. Lannoy, que de longues habitudes pédagogiques avaient rendu sentencieux, répondit :

— Mémoire sûre. — Intelligence prompte, profonde. — Jugement sain. Caractère un peu craintif. Âme très aimante ce sera une jeune fille accomplie.

Cette réponse remplit de joie le cœur du vieillard, il l’avait pressentie, il la connaissait presque d’avance, car peu de temps lui avait suffi pour étudier et deviner sa fille d’adoption ; mais il était heureux de s’entendre dire ces choses-là et de voir qu’il n’était pas le seul à constater les qualités de cette enfant exquise.

Aussitôt qu’il fut rentré, Jen s’approcha de lui timidement et lui présenta une requête :

— Père, je voudrais bien écrire au père Mousse et à Roland.

— Mais, ma petite, reprit le bon monsieur, ton vieil ami est parti, et nous ne savons pas son adresse ; dans quelques jours, il nous écrira lui-même.

Il y a des enfants chez lesquels la richesse du cœur supplée à l’âge, car ils ont des délicatesses non raisonnées, des intuitions ; ils fouillent votre âme et lisent ses secrets avec une facilité merveilleuse. Jen était de ce nombre, son intelligence pleine de naïveté n’avait pas été calculée.

— Mon nouveau père doit craindre que l’affection que je porte au premier n’étouffe celle que j’éprouve pour lui.

Mais elle pressentait qu’entre le père Mousse et M. Patrice il y avait une sorte de rivalité ; et, pour montrer qu’elle était vraiment bien heureuse de sa nouvelle vie, elle sourit bravement et s’écria avec beaucoup de joyeuseté :

— Ah ! c’est vrai, je n’avais pas pensé à cela.

Mais le soir, lorsque Rosalie vint arranger ses cheveux pour la nuit, elle lui dit crûment :

— Savez-vous, mademoiselle Jen ? Si vous voulez m’en croire, vous n’écrirez pas au père Mousse. Cela ferait de la peine à monsieur, car il a peur que vous vous ennuyiez. Après tout, vous ne reverrez plus le bonhomme, très probablement ; toute votre famille, à présent, c’est celle de M. Patrice…

— Vous avez raison, Rosalie, fit doucement la petite, je n’écrirai pas.

Mais, dès que la vieille bonne fut partie, l’enfant se laissa tomber sur une chaise et se mit à sangloter à faire pitié. Son sacrifice, elle l’avait fait très simplement, spontanément, sans hésitation ; maintenant, tout ce qu’il avait de douloureux pour elle lui revint à l’esprit. Oui, c’était bien fini avec sa première famille. Une grande muraille de distance, d’oubli, devait s’élever entre elle et ces braves cœurs ; elle ne les reverrait jamais, elle ne devait pas les revoir. Rosalie avait dit vrai ; elle était désormais de la famille de M. Patrice, et c’était un terrible déchirement de cœur pour la pauvre petite. Voilà pourquoi, ce soir-là, ses larmes coulaient en telle abondance.

Le sommeil, heureusement, effaça les traces de ce désespoir, et, le lendemain, M. Patrice ne put s’apercevoir que Jen avait pleuré, ce qui eût suscité à l’enfant des questions embarrassantes ; il lui dit seulement :

— C’est moi qui, ce matin, vais te conduire chez M. Lannoy, fillette, je veux assister à ta leçon, et nous irons ensuite déjeuner chez M. Jean ; donc, mets ta belle robe.

— Oui, père, répondit Jen, tout effarouchée à la pensée de ce déjeuner chez la grande dame brune qui lui faisait presque peur.

Vite, elle s’en fut à sa chambre pour obéir, sans s’apercevoir que, de sa poche, tombait un petit papier, que son père adoptif ramassa aussitôt.

— Qu’est-ce que cela peut bien être ? se disait-il.

Le papier, soigneusement plié de manière à ne former qu’un tout petit carré, était glacé par le frottement et tout défraîchi. Le vieux monsieur l’ouvrit, mit ses lunettes, et lut :

À la haute branche,
Quand il est fini,
La colombe blanche
Se couche en son nid.

Douce tourterelle,
En ton nid bien clos,
Gardés sous ton aile,
Tes œufs sont éclos.

Sur la plume molle
Sont les oisillons,
Va-t’en et t’envole
Aux lointains sillons.

Là, cherche et recueille
Mouche ou vermisseau
Cachés sous la feuille
Au bord du ruisseau.

Puis, reviens bien vite
Avec ton butin,
Tes enfants, petite,
Ont faim ce matin.

Mais le duvet pousse,
Et les tourtereaux,
Dans leur nid de mousse,
Sont grands et très beaux.

Voilà qu’un se penche,
Un autre le suit,
Et de branche en branche
Tous les deux ont fui.

Tu restes, ma belle,
Seulette en ton nid,
Pauvre tourterelle,
Ton rôle est fini.

M. Patrice, très intrigué, se creusait la tête inutilement pour savoir d’où venait cette poésie ; il eut alors l’idée de retourner le papier et, de la même écriture, il vit ces lignes :

« Ma petite Jen,

« Nous allons être séparés pour toujours, peut-être ; n’oublie pas ton frère Roland. Je te donne comme souvenir ces vers, que je viens de terminer. Adieu ! moi, je penserai toujours à ma bonne petite sœur. »

M. Patrice relut une seconde fois plus attentivement la poésie, et mit, après un moment, le papier dans sa poche.

Pendant ce temps, l’enfant avait regagné sa gentille chambre bleue, et, prestement, s’était mise en toilette convenable pour paraître devant M. et Mme Jean. Puis, lorsqu’elle avait été prête, une pensée lui traversant l’esprit, elle avait fouillé de sa petite main la poche de la robe qu’elle venait de quitter ; mais, si bien qu’elle fouillât, elle ne trouvait pas ce qu’elle cherchait.

Toute désappointée, elle regarda le tapis, les coins noirs, souleva les chaises, feuilleta ses cahiers, tout cela inutilement. Alors, elle descendit, et, trouvant le valet de chambre de M. Patrice, elle lui demanda :

— Philippe, n’avez-vous pas trouvé par hasard un petit morceau de papier plié, que j’ai dû laisser tomber.

Je n’ai rien vu, mademoiselle, repartit Philippe.

Rosalie, à ce moment, revenait du marché ; la fillette l’interpella, puis lui posa la même question.

— Je n’ai rien trouvé du tout, répondit la bonne fille ; qu’y avait-il donc sur ce papier, que vous y tenez tant ?

— C’étaient… c’étaient des vers…

— Bah ! vous en trouverez d’autres dans vos livres ; vous n’avez qu’à en demander à Mme Lannoy, qui en fait toute la journée plutôt que de soigner son pauvre mari, qui est catarrheux… C’est la bonne qui me l’a dit.

Et, sur les entrefaites, la cuisinière ayant rejoint le valet de chambre, elle poursuivit sa dissertation sur les poèmes de Mme Lannoy, pendant que la pauvre Jen, le cœur gros, examinait une à une chaque marche de l’escalier.

Elle se trouva tout à coup devant M. Patrice.

— Es-tu prête, Jen ? demanda-t-il.

— Oui, père.

— Eh bien ! partons.

Selon la résolution qu’elle avait prise, Mme Jean Patrice fut extrêmement aimable.

Pendant tout le temps que dura le repas, Jen fut triste, si triste, que M. Jean en prit pitié et essaya de la faire causer ; chose difficile, étant donnée la timidité de l’enfant. Et, aussitôt que la conversation tombait, la petite se disait encore :

— Ce souvenir de Roland, je ne le retrouverai pas ! S’il le savait !

Sa gorge se serrait, et des larmes lui montaient aux yeux.

M. Patrice s’en aperçut bien ; et le soir, en rentrant, il demanda à sa fille :

— Qu’avais-tu donc ce matin, ma chère Jen ? tu as été taciturne et toute triste au déjeuner.

L’enfant réfléchit un instant avant de répondre ; puis une foule de souvenirs lui revinrent en tête, et surtout la recommandation que Rosalie lui avait faite, la veille, de ne pas écrire au père Mousse ; la scène du départ ; Roland, cette poésie égarée, et, ce qui ressortait de tout cela, c’était comme l’idée d’un immense gouffre creusé entre ses pauvres amis et elle. Alors, elle n’y tint plus, et, se jetant dans les bras du vieux monsieur, elle se laissa aller à tout son chagrin.

— Qu’as-tu, ma pauvre Jen, qu’as-tu ? répétait celui-ci tout attristé.

Nécessairement, la fillette ne répondit pas. Il se rappela alors le petit bout de papier trouvé le matin, et, comme à ce moment il voulait distraire l’enfant, il retira de sa poche les vers du petit poète.

— Tiens, mignonne, tu as laissé tomber cela ici.

— Oh ! mon Dieu ! cria Jen, les voilà !

Ce cri de joie, poussé par la petite Anglaise, résonna douloureusement aux oreilles de M. Patrice ; il sentait au fond de ce bon petit cœur d’enfant un grand vide, que ses efforts ne pouvaient combler ; et lui, qui, dans sa jalousie paternelle, eût voulu être la seule affection de cette petite fille, devenue sa vie, en souffrait.

— J’ai lu ces vers, dit-il alors, je les ai trouvés très gentils. C’est ton petit camarade Roland qui les a faits ?

— Oui, père, il en faisait beaucoup.

— Il était donc instruit ?

— Oh ! je crois bien. Toutes les fois que le père Mousse lui donnait un peu d’argent, il achetait des livres.

— Et tu l’aimais bien, ce petit Roland ?

— Oh oui, je l’aimais beaucoup.

Peut-être à ce moment pressentit-elle que sa réponse devait avoir été pénible à son père adoptif, toujours est-il qu’elle ajouta :

— Mais, à présent, je suis bien plus heureuse qu’autrefois.

Elle reçut pour sa peine une nouvelle caresse du vieux monsieur, et, toute consolée, remonta allégrement dans sa chambre. Là, le petit papier fut lu, relu, et soigneusement placé dans un secrétaire.