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L’Enfant de la balle (Yver)/6

La bibliothèque libre.
Mégard et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 59-63).

VI.

UNE TACTIQUE SAVANTE.

Le temps allait son train, n’amenant rien de nouveau dans l’hôtel du négociant, si ce n’est qu’un jour le facteur apporta une lettre adressée légalement à « Mlle Jen Patrice ». Voici ce que contenait la missive :

« Ma chère petite Jen,

« Je n’ai pas besoin de te dire que nous sommes très tristes, le père et moi, depuis ton départ. Nous sommes maintenant à Paris, où nous nous installons tous les jours aux abords du bois de Boulogne, et nous faisons pas mal d’argent. Les chiens paraissent s’ennuyer de toi, surtout Frisk qui ne mange presque plus. J’espère que tu nous écriras bientôt ; adresse-nous ta lettre au bureau de poste de la rue Saint-Lazare. Le père présente ses respects à M. Patrice, et nous t’embrassons.

« Roland. »

Cette lettre rendit l’enfant bien heureuse ; elle répondit par une longue épître, où elle racontait sa vie à petits détails ; puis elle la soumit à M. Patrice, qui en fut tout ému, car on y voyait à chaque ligne la grande affection qu’avait pour lui la petite orpheline, qui vantait au père Mousse les bontés de son nouveau protecteur.

Mais des semaines et des mois s’écoulèrent sans qu’aucune autre nouvelle revint du pauvre montreur de chiens. M. Patrice écrivit de nouveau à l’adresse indiquée par Roland, sa lettre lui fut retournée. Inquiet, il aurait voulu s’informer de son sort ; mais comment, dans toute la France, à travers laquelle il roulait perpétuellement sa vieille voiture, comment trouver l’humble saltimbanque, ignoré, inconnu ?

Bien entendu, Jen ne parlait pas de ses amis à M. Patrice ; mais celui-ci s’était aperçu, plus d’un matin, qu’elle avait les yeux rouges, et devinait bien pourquoi. Et puis, il aurait voulu la voir vive, folâtre, remplissant ses grandes salles de rires et de chants joyeux. Au lieu de cela, la petite était toujours sérieuse, réfléchie ; elle glissait sur les tapis, sans qu’on entendit le bruit de ses petits pas ; chaque jour, lorsqu’elle revenait de chez M. Lannoy, sa carte sous le bras, avec des allures de petite femme, elle montait gravement dans sa chambre. Là, elle s’installait à son bureau pour faire ses devoirs. Au déjeuner, elle entretenait avec son père adoptif des conversations serrées ; puis, le repas achevé, elle allait, sans perdre de temps, étudier son piano et roulait sur le clavier jauni ses gammes monotones. Après, venait la promenade ; et M. Patrice, qui l’observait tous les jours, se désolait. Jen était triste, Jen s’ennuyait. Elle accomplissait ponctuellement sa tâche de la journée, mais avec une sorte de résignation, comme si elle avait eu sur le cœur un gros poids qui l’accablait.

— As-tu quelque chose, mignonne ? demandait parfois M. Patrice, d’un air inquiet ?

— Mais je n’ai rien du tout, père, répondait l’enfant.

Un jour, il se hasarda à dire :

— Tu t’ennuies ici, Jen, tu es malheureuse. La fillette lui jeta les bras autour du cou et l’assura, en l’embrassant, qu’au contraire elle n’avait jamais été si heureuse de sa vie. Et, pendant quelques jours après, elle s’efforça d’être gaie ; puis, peu à peu, la vivacité de cette impression s’effaçant, la mélancolie reprit le dessus.

Un dimanche, que les « Jean » étaient venus dîner, et qu’après le repas, l’enfant, prise d’un violent mal de tête, s’était mise au lit, M. Patrice s’adressa à son neveu :

— Cette petite m’inquiète, Jean, lui dit-il ; n’as-tu pas remarqué sa tristesse continuelle ? J’ai peur qu’elle souffre ici ; et, tu sais, elle a une trop excellente nature pour me le laisser deviner.

M. Jean hocha la tête et objecta :

— Elle a la nature calme des Anglaises, mon oncle.

— Si ce n’était que cela, reprit le bon monsieur, je n’aurais pas lieu de me tourmenter. Mais j’ai surpris, bien des fois, des traces de larmes sur ses bonnes petites joues roses ; cela m’a fait tant de peine !

— Elle aurait peut-être besoin de distractions ; elle est seule enfant chez vous, mon oncle, une petite amie de son âge, venant jouer avec elle, l’entraînerait à la gaieté…

— Tu as raison, mon enfant, je t’avoue que je n’avais pas encore eu cette idée ; en effet, un vieux bonhomme comme moi n’est pas la société qu’aime une fillette de onze ans. Ah ! pourquoi n’y ai-je pas songé plus tôt ?

— Mon oncle, interrompit Mme Patrice, si vous voulez nous la confier une après-midi, nous serons très heureux de l’avoir, et nous essayerons de la distraire ; n’est-ce pas, Jean ?

M. Jean leva sur sa femme un regard étonné.

— Mais, certainement, répondit-il.

— Merci, Clotilde, fit le vieillard ; vous êtes bien bonne pour elle, et j’accepte avec plaisir.

Lorsque les deux époux furent dehors, M. Patrice dit à sa femme :

— En vérité, Clotilde, je ne te reconnais plus. Que veulent dire toutes ces amabilités pour mon oncle, que tu devais si mal recevoir à sa première visite, et surtout pour la petite Jen ?

— Mais, mon ami, il le faut bien. Dans l’intérêt de notre fils, nous devons être au mieux avec ton oncle ; et quel moyen de lui plaire davantage, que de flatter l’enfant dont il est littéralement fou ?

Le front du jeune homme se plissa. Tant de ruse le révoltait, il répliqua sévèrement :

— Ah ! Clotilde, j’aurais mieux aimé que tu cesses toutes relations avec M. Patrice, que de découvrir en toi tant de fausseté !

Mme Jean, froissée de ce reproche, continua une conversation très aigre ; et, ce soir-là, éclata encore un orage conjugal, qui dura plusieurs jours. Le mari, à qui de pareilles scènes rendaient son intérieur insupportable, fit les premières avances, et, vers le milieu de la semaine, la paix fut de nouveau rétablie pour quelque temps.

Le pauvre M. Jean Patrice était vraiment bien à plaindre !