L’Héritier de Redclyffe/01

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Librairie de Ch. Meyrueis et Comp. (Volume 1p. 1-19).


CHAPITRE Ier

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S’il est sage de s’occuper ainsi,
Laura, qui peut mépriser ton goût ?

(Gay.)


Le salon de Hollywell House était un de ces appartements qui ont un attrait tout particulier. Il plaisait en un jour d’été, avec ses larges croisées ouvertes sur la pelouse. Mais notre histoire commence par une matinée de novembre, et alors le feu brillant du foyer, et les jardinières remplies de plantes exotiques, dont cette pièce était ornée, formaient un contraste agréable avec les arbres dépouillés de verdure.

Il y avait deux personnes dans le salon, une jeune fille qui dessinait auprès d’une table ronde, et, sur un canapé au coin du feu, un jeune homme, entouré de livres et de journaux, auprès desquels était une paire de béquilles. Tous deux levèrent les yeux avec un sourire à l’entrée d’un troisième personnage, grand et beau jeune homme, à qui ils dirent :

— Bonjour, Philippe !

— Bonjour, Laura, bonjour, Charles. Je suis bien aise de vous trouver en bas de nouveau. Comment êtes-vous aujourd’hui ?

— Toujours à peu près de même, je vous remercie, répondit Charles d’un ton découragé.

— Êtes-vous venu à pied ? demanda Laura.

— Oui. Où est mon oncle ? J’ai passé à la poste et j’apporte une lettre pour lui. Elle porte le timbre de Moorworth, ajouta-t-il en la produisant.

— Où est-ce ? demanda Charles.

— C’est le bureau de poste le plus proche de Redclyffe, la terre de M. Walter Morville.

— Ce vieux M. Morville ! Que peut-il avoir à faire avec mon père ?

— Ne savez-vous pas, dit Philippe, que mon oncle doit être le tuteur de son petit-fils ? Quand M. Morville exigea que mon père se chargeât de cette tutelle, mon père n’y consentit qu’à condition que mon oncle lui serait adjoint ; maintenant ce dernier se trouve seul tuteur, et je ne puis m’empêcher de soupçonner qu’il s’est passé quelque événement à Redclyffe. Ce n’est certainement pas là l’écriture de M. Walter Morville.

— Il faut attendre, à moins que votre curiosité ne vous emporte à la recherche de papa, dit Charles ; il est quelque part, remplissant avec zèle la place de Jenkins.

— Vraiment, Philippe, ajouta Laura, on ne peut trop redire quel service vous lui avez rendu en le convainquant de l’infidélité de Jenkins. Sans compter l’avantage de n’être plus trompé, le plaisir de surveiller la ferme est au-dessus de tout.

Philippe sourit et s’approcha de la table où Laura dessinait.

— Reconnaissez-vous cette vue ? lui demanda-t-elle en le regardant fixement.

— C’est Stylehurst ! Où en avez-vous trouvé le modèle ?

— Dans l’album de maman ; c’était un croquis de votre sœur.

— La ressemblance est parfaite, dit Philippe. Et une ombre de mélancolie passa sur son visage.

Tout à coup une voix se fit entendre au dehors.

— Laura ! êtes-vous là ? Ouvrez la porte, s’il vous plaît.

Philippe l’ayant ouverte, un grand camélia se présenta. On apercevait seulement, derrière le feuillage, la figure riante et les boucles brillantes de celle qui le portait. Elle remercia Philippe et voulut présenter elle-même le camélia à Charles.

— Eh bien ! il n’y a qu’une seule fleur, lui dit-il.

— Oui ; mais regardez combien de boutons ! N’est-ce pas d’ailleurs une fleur parfaite par sa blancheur et sa régularité ? Puis, je suis si fière de l’avoir emporté sur maman et sur tous les jardiniers ! Il n’y en aura pas un autre de fleuri d’ici à quinze jours, et celui-ci ira à l’exposition d’horticulture. Sam pouvait à peine se résoudre à me le confier pour vous l’apporter ici, quoique ce soit moi qui l’aie cultivé et non pas lui.

— Maintenant, Amy, dit Philippe, quand la fleur eut été admirée comme elle le méritait, laissez-moi le placer auprès de la fenêtre. C’est trop lourd pour vous.

— Oh ! prenez garde, s’écria Amable ; mais c’était trop tard : comme il prenait le vase de ses mains, la fleur solitaire heurta la petite table de Charles et se détacha de la plante.

— Amy, que je suis fâché ! Quel dommage ! Comment ai-je pu être si gauche !

— C’est égal, répondit-elle, la fleur se conservera encore longtemps dans l’eau.

— Que c’est malheureux ! Je suis vraiment désolé, surtout à cause de l’exposition d’horticulture.

— Demandez pardon à Sam, dit Amy, il en sera plus affligé que moi. Je suis sûre que ma pauvre fleur aurait pris froid et n’aurait jamais relevé la tête.

Sa voix était enjouée : mais Charles, qui voyait sa figure dans la glace, la trahit en disant :

— Une larme, Amy !

Amy sourit, et, avant qu’elle pût répondre, un monsieur de moyen âge entra dans le salon : il était petit et maigre, il avait la figure fraîche et bienveillante, les favoris gris, les yeux vifs, et une expression qui annonçait la vivacité et l’indécision.

Il salua cordialement Philippe, qui lui remit la lettre.

— Hé ! hé ! Voyons ! Ce n’est pas là la main de M. Morville. Que lui est-il donc arrivé ? Quoi ? Mort ! Voilà une nouvelle bien inattendue !

— Mort ! Que dites-vous ? M. Morville ?

— Oui, très soudainement. Pauvre vieillard !

Et s’avançant vers la porte, il l’ouvrit et appela :

— Maman, venez donc un instant, s’il vous plaît !

Une grande et belle dame répondit à cet appel, et derrière elle se glissa en hésitant, comme si elle n’était pas sûre d’être la bienvenue, une petite fille de onze ans, au nez retroussé, et dont la figure intelligente dénonçait la curiosité. Elle s’approcha d’Amable, qui, tout en hochant la tête et menaçant du doigt la petite fille, lui sourit et lui prit la main en écoutant les nouvelles.

— Entendez-vous, maman ? Voilà une nouvelle bien frappante ! M. Morville est mort subitement !

— Vraiment ! Le pauvre homme ! Je crois qu’il n’y eut jamais de repentir plus douloureux que le sien. Qui vous a écrit ?

— Son petit-fils. Pauvre garçon ! Je puis à peine déchiffrer sa lettre.

Et, tenant le papier assez loin de ses yeux pour que chacun pût voir quelques lignes d’une écriture irrégulière, portant la marque d’une grande agitation, il lut tout haut :
« Mon cher monsieur Edmonstone, mon bien-aimé grand-père est mort ce matin à six heures. Il eut une attaque d’apoplexie hier, à six heures du soir, et il n’a pas parlé depuis, quoiqu’il eût paru me connaître quelque temps encore. Nous espérons qu’il n’a pas beaucoup souffert. Markham est chargé de tous les arrangements. Nous désirons que les funérailles aient lieu mardi ; j’espère qu’il vous sera possible d’y assister. J’écrirais à mon cousin Philippe Morville si je savais son adresse ; mais je compte sur vous pour lui communiquer ce fatal événement. Excusez cette lettre illisible. Je sais à peine ce que j’écris.
« Votre dévoué,
« Walter Morville. »


— Pauvre garçon ! dit Philippe. Cette lettre montre une vive sensibilité.

— Comme c’est triste pour lui d’être laissé seul là-bas ! dit madame Edmonstone.

— Fort triste, répéta son mari. Il faut que je parte à l’instant ; oui, à l’instant. N’est-ce pas, Philippe ?

— Certainement. Je crois que je devrais aller avec vous. Ce serait convenable, et je ne voudrais en aucune manière manquer de respect envers ce pauvre vieillard.

— Vous avez raison, ce serait convenable, dit M. Edmonstone. Il a toujours été fort poli avec nous ; et vous savez que vous êtes son plus proche héritier après ce jeune garçon.

La petite Charlotte tressaillit et regarda Amable. Philippe répondit :

— Ceci ne vaut pas la peine qu’on y pense ; mais, puisque lui et moi nous sommes à présent les seuls représentants des deux branches de la maison de Morville, ce ne sera pas ma faute si leur ancienne inimitié n’est pas oubliée.

— Ensevelie dans l’oubli, semblerait encore plus magnanime, dit Charles ; et cette observation fit tellement rire Amable, qu’elle fut obligée de cacher sa figure sur l’épaule de sa petite sœur. Charlotte rit aussi, imprudence qui attira l’attention sur elle. Son père sourit et lui dit d’un ton mêlé de reproche :

— Ah ! vous voilà aussi, petite curieuse ?

Et sa mère lui ayant dit : Charlotte, qu’avez-vous à faire ici ? elle retourna à ses leçons d’un air tout honteux, sans avoir la consolation d’entendre sa mère dire avec compassion : Pauvre enfant !

— Quel âge a-t-il ? demanda M. Edmonstone, revenant à son premier sujet.

— Il est du même âge que Laura ; il a dix-sept ans et demi, répondit madame Edmonstone. Ne vous souvenez-vous pas d’avoir entendu dire à mon frère, que c’était un plaisir de voir une enfant aussi bien portante que la nôtre, après la chétive petite créature de Redclyffe ?

— Il est devenu un beau et vigoureux jeune homme, dit Philippe.

— Nous devrions l’inviter à venir ici. Qu’en dites-vous, Philippe ? dit madame Edmonstone.

— Certainement, ce serait excellent pour lui. Dans le fait, la mort de son grand-père est arrivée au bon moment. Le pauvre vieillard craignait tant qu’il ne fît des sottises qu’il le tenait…

— Je sais, aussi serré que possible.

— Cette sévérité n’aurait pas convenu à un jeune homme d’un caractère si impatient. Ç’aurait été une expérience dangereuse de l’envoyer au milieu des tentations d’Oxford, après la discipline et la solitude auxquelles il avait été accoutumé.

— Ne m’en parlez pas ! s’écria vivement M. Edmonstone. Il nous faut le diriger le mieux que nous pourrons ; car je suis chargé de lui jusqu’à ce qu’il ait vingt-cinq ans. Son grand-père l’a lié jusqu’à cette époque. Si nous pouvons empêcher qu’il ne fasse des sottises, tant mieux. Sinon, ce ne sera pas notre faute.

— C’est donc vous qui êtes son tuteur ? demanda Charles.

— Ah ! j’en suis bien fâché ! Si votre pauvre père vivait, Philippe, je n’aurais pas tant de souci. Ce ne sont pas les affaires qui me manquent, continua-t-il d’un air plus important qu’embarrassé. Cette grande terre de Redclyffe n’est pas une sinécure, pour ne rien dire du jeune homme lui-même. Mais tout vient à la fois et je ne puis l’empêcher. Maintenant il faut que j’aille parler à mes ouvriers, si je dois partir demain. Venez-vous, Philippe ?

— Merci, je dois m’en retourner bientôt, répondit Philippe ; décidons seulement quand nous partirons.

Quand ils furent d’accord, M. Edmonstone sortit, et Charles reprit :

— N’y a-t-il pas un revenant à Redclyffe ?

— À ce que l’on dit, répondit son cousin ; mais je crois qu’on ne sait pas au juste à qui appartient cette âme en peine. Il y a au-dessus de la porte principale une chambre qu’on appelle la chambre de sir Hugh, mais l’honneur de lui donner ce nom est réclamé par Hugo de Morville, qui assassina Thomas à Becket, et son homonyme, le premier baronnet, qui vivait du temps de Guillaume d’Orange, quand commença la querelle avec notre branche de la famille. En savez-vous l’origine, ma tante ?

— C’était à propos de quelque propriété, répondit madame Edmonstone ; mais je ne connais pas les détails. Les Morville ont toujours été violents et emportés, et la querelle de sir Hugh et de son frère fut continuée de génération en génération, de la manière la plus inexorable. Moi-même je puis me rappeler le temps où l’on parlait chez nous des Morville de Redclyffe comme d’une famille d’ogres.

— Ce n’était pas tout à fait sans raison, je crois, dit Philippe ; ce pauvre vieillard, qui vient de mourir, a parcouru une étrange carrière. On parle encore de ses duels et de toutes ses folies.

— Pauvre homme ! Il l’a bien payé, dit madame Edmonstone.

— Que s’est-il passé dans cette horrible aventure entre lui et son fils ? dit Philippe. L’a-t-il frappé ?

— Oh ! non. Il y a bien assez de mal sans cela.

— Comment ? demanda Laura.

— Il était fils unique de M. Morville et il perdit sa mère de bonne heure. On l’éleva fort mal et il devint aussi violent et aussi impétueux que M. Morville lui-même ; mais il ne manquait ni de bonté ni de générosité. Il n’avait que dix-neuf ans lorsqu’il épousa secrètement une jeune fille de seize ans, sœur d’un joueur de violon alors à la mode. Son père en fut fort offensé, et l’on se conduisit de part et d’autre avec une extrême violence. Enfin on persuada au jeune homme de tenter une réconciliation. Il amena sa femme à Moorworth et se rendit à cheval à Redclyffe pour avoir une entrevue avec son père. Malheureusement, celui-ci donnait ce jour-là un dîner de chasseurs et il avait bu. Non-seulement il refusa de voir son fils, mais il employa des expressions offensantes, parlant de le renvoyer à son racleur de beau-frère. Le fils, qui attendrait dans l’antichambre, entendit tout ; il s’élança à cheval et partit au galop. Dans l’obscurité son front heurta une branche, et il fut tué du coup.

— Et sa pauvre femme ? demanda Amable en frémissant.

— Elle mourut le jour suivant, en mettant au monde ce jeune garçon.

— C’est affreux, dit Philippe. Ce funeste événement peut bien avoir réformé M. Morvilie.

— On m’a dit que rien ne peut rendre la stupeur dans laquelle fut plongée cette misérable société de chasseurs, même avant que l’on sût ce qui était arrivé, même avant que le colonel Harewood, qui avait été appelé par les domestiques, pût se résoudre à venir chercher le père. Non, ce n’est pas surprenant qu’il ait été dès lors un autre homme.

— C’est alors qu’il fit appeler mon père, dit Philippe ; mais qui peut l’y avoir fait songer ?

— Vous connaissez la maison du colonel Harewood à Stylehurst ? Il y a plusieurs années, quand les courses de chevaux de Saint-Mildred étaient à la mode, M. Morville, le colonel Harewood et quelques autres hommes de cette espèce, louèrent cette maison entre eux, pour y passer quelque temps chaque année à s’occuper de chevaux. Leurs domestiques se conduisirent d’une manière qui fit beaucoup de mal dans la paroisse, et mon frère fut obligé d’intervenir et de faire des observations. M. Morville se fâcha d’abord, mais ensuite il agit mieux que les autres. Je suppose que la franchise hardie de mon cher frère lui plut, et que celui-ci ne put s’empêcher d’être intéressé par tout ce qu’il y avait de noble dans le caractère de M. Morville. Je ne l’ai vu qu’une fois, et je n’ai jamais rencontré personne qui donnât aussi bien l’idée d’un gentilhomme accompli. Quand son pauvre fils eut atteint l’âge de quatorze ans, il fut placé en pension dans notre voisinage, et il venait souvent à Stylehurst. Après son malheureux mariage, mon frère le rencontra par hasard à Londres, écouta son histoire, et tâcha d’amener une réconciliation.

— Ah ! dit Philippe, ne vinrent-ils pas alors à Stylehurst ? J’ai un vague souvenir d’un homme fort grand et d’une dame qui chantait.

— Oui, votre père les invita afin de voir ce qu’était sa femme, et il écrivit à M. Morville qu’elle était une vraie enfant, douce, aimable, et qu’on pourrait la former à tout ce qu’on voudrait. Cette lettre n’obtint pas de réponse ; mais, environ dix ou quinze jours après ce terrible accident, le colonel Harewood écrivit à mon frère pour le supplier de venir à Redclyffe, disant que le malheureux père désirait beaucoup de le voir. Il va sans dire qu’il y alla tout de suite, et il m’a dit que jamais, dans toute sa carrière de ministre de l’Évangile, il n’avait vu un homme aussi complétement brisé par la douleur.

— J’ai trouvé un grand nombre de ses lettres parmi les papiers de mon père, dit Philippe. Ces Redclyffe ont certainement des passions ardentes.

— Est-ce alors qu’il fit mon oncle héritier ? demanda Charles.

— Oui ; mon frère ne le voulait pas, mais M. Morville n’eut de repos que quand ce fut décidé. En vain on lui rappela son petit-fils, il ne voulait pas croire qu’il pût vivre ; et, en effet, sa vie ne semblait tenir qu’à un fil. Je me souviens que mon frère me dit avoir été à Moorworth pour le voir, car on ne pouvait songer à l’apporter au château, dans l’espérance de donner au grand-père des nouvelles réjouissantes. Mais il le trouva si faible et si délicat qu’il n’osa pas essayer d’inspirer au vieillard de l’intérêt pour lui. Ce ne fut que lorsque l’enfant eut atteint l’âge de deux ou trois ans, que M. Morville s’aventura à l’aimer.

M. Morville était un personnage fort remarquable, dit Philippe. Je n’oublierai pas facilement ma visite à Redclyffe, il y a quatre ans. Il me semble que c’était une scène de roman, plutôt que quelque chose de réel. — Un vieux château, dont les murs d’une couleur rougeâtre étaient vermoulus dans les parties les plus exposées ; une entrée voûtée, tapissée de lierre, une grande cour carrée aux échos sonores, où le soleil ne brillait jamais ; une immense salle et des chambres aux boiseries de chêne, que les bougies ne parvenaient jamais à éclairer ; en un mot, une demeure faite pour des revenants.

— Figurez-vous ce pauvre jeune garçon tout seul dans cette lugubre habitation ? dit madame Edmonstone, je suis bien aise que votre oncle et vous alliez le voir.

— Parlez-nous un peu de lui, dit Laura.

— Il semblait complétement déplacé à Redclyffe, répondit Philippe. Il y avait dans le vieillard un air de profonde et calme mélancolie et une courtoisie parfaite, dénotant ce que les vieux livres appellent un gentilhomme accompli ; en sorte qu’il convenait à son château, comme un ermite à sa cellule. Mais Walter formait un contraste complet avec son entourage : toujours animé, folâtre, jouant mille tours, provoquant les échos solennels par ses cris, ses chants, ses rires. Cela finissait par me fâcher.

— Et comment M. Morville prenait-il tout cela ?

— C’était curieux d’observer Walter lui contant avec animation quelqu’un de ses exploits, riant, se frottant les mains, sautant et gambadant, sans recevoir plus de réponses que s’il avait parlé à une statue.

M. Morville n’y prenait donc aucun intérêt ?

— Pardon ; mais à sa manière. Il lui accordait de temps en temps un regard ou un signe qui témoignaient son attention ; mais ses encouragements étaient si peu de chose qu’un enfant moins ardent n’aurait pas continué.

— L’aimiez-vous, à tout prendre ? demanda Laura. J’espère qu’il n’avait pas le caractère violent des Morville. Oh ! vous croyez que oui ? Quel malheur !

— Il a de belles qualités, dit Philippe, mais je crois que son grand-père ne le dirigeait pas bien. Cependant le pauvre vieillard ne pensait qu’à cet enfant et aux moyens de le préserver du mal. Il ne lui permettait pas d’avoir de compagnons de son âge ; il le faisait constamment surveiller et lui demandait compte de ses moindres actions avec tant de rigueur, que je ne comprends pas comment Walter pouvait le supporter.

— Cependant, fit observer Amy, vous nous disiez qu’il ne se gênait pas avec son grand-père !

— Il est vrai, ajouta sa mère, et cela me donnait une idée favorable de son éducation.

— Comme je vous le disais, reprit Philippe, il a beaucoup de franchise et plusieurs belles qualités ; mais c’est un vrai Morville. Je me rappelle un trait qui vous fera voir à la fois ses bons et ses mauvais côtés. Vous savez que Redclyffe est au bord de la mer, dans une situation très pittoresque, avec ses hautes falaises couronnées de bois. Dans une crevasse des plus inaccessibles, à moitié chemin de la mer, il y avait un nid de faucons. En regardant du haut des rochers on pouvait voir les oiseaux entrer et sortir. Que fit maître Walter ? Il descendit ou se laissa glisser là-bas, pour s’emparer du nid. Comment il en revint vivant, c’est ce que personne ne peut comprendre, et son grand-père ne pouvait supporter dès lors la vue de cet endroit. Cependant il en revint avec deux jeunes faucons dans sa poche.

— Voilà un garçon qui a du courage ! s’écria Charles enchanté.

— Il avait à cœur de dresser ces oiseaux. Il bouleversa la bibliothèque pour y trouver quelques vieux livres de fauconnerie, et il les étudia dans toutes ses heures de liberté. Enfin, un domestique ayant laissé une porte ouverte, les oiseaux s’échappèrent. Je n’oublierai jamais la colère de Walter. Sans exagérer il était hors de lui.

— Pauvre enfant ! dit madame Edmonstone.

— Le drôle le méritait bien, dit Charles.

— Rien ne put le calmer : mais, quand son grand-père parut, il fut dompté comme par enchantement. Il baissa la tête, et dit : « Je vous demande pardon ! » M. Morville répondit : « Mon pauvre enfant ! » Et ni l’un ni l’autre n’ajouta un mot. Je ne revis pas Walter de tout le jour. Le lendemain il était sérieux et silencieux. Mais voici la meilleure partie de l’histoire. Deux ou trois jours plus tard, nous nous promenions dans les bois. Soudain, à un coup de sifflet de Walter, nous entendons un bruit dans le feuillage, et voici nos deux faucons, avec leurs ailes coupées, qui se laissent tomber des branches, trop heureux d’être repris. Ils se redressaient fièrement pour être caressés, et leurs yeux jaunes semblaient exprimer l’affection.

— Charmantes créatures ! dit Amable. Votre histoire finit très bien.

— Attendez, ce n’est pas la fin. J’étais surpris de voir Walter si calme : je me serais attendu à des transports de joie. Il rapporta les oiseaux à la maison ; mais la première chose qu’il fit le lendemain matin fut de les envoyer à un fermier des environs pour chasser les oiseaux de ses arbres fruitiers.

— Fit-il ce sacrifice de lui-même ? demanda Laura.

— C’est ce que j’aurais bien voulu savoir. Mais dès qu’on faisait allusion à cet événement, sa figure s’assombrissait, et il aurait été superflu de l’irriter par des questions. — Mais il faut que je m’en aille. Adieu, Amy, j’espère que votre camélia portera une autre fleur avant mon retour. Je suis bien aise d’échapper à l’exposition d’horticulture.

— Adieu, dit Charles, mettez la querelle de famille dans votre poche, pour l’ensevelir dans la tombe du vieux M. Morville, à moins que vous ne vouliez la continuer avec son petit-fils. Ce serait plus romantique et plus intéressant !

Philippe sortit sans entendre la fin de cette phrase ; madame Edmonstone parut mécontente et Laura dit :

— Prenez garde, mon cher frère ! pas de mauvaises plaisanteries.

— Je n’ai que cela pour me distraire, répondit Charles.

— Oui, dit sa mère en le regardant tristement, nous sommes tous heureux de vous voir cette disposition à la gaieté. C’est une grâce qui nous est accordée pour vous aider à supporter votre état. Mais pourquoi en faire un usage dangereux ?

Charles parut plus impatient que confus.

— Maintenant, dit madame Edmonstone, il faut que j’aille voir ma pauvre petite prisonnière.

— Amy, dit Laura quand sa mère fut sortie, vous avez eu tort d’encourager Charlotte à demeurer ici, quand vous savez combien elle est souvent grondée pour sa curiosité.

— C’est vrai, répondit Amy d’un ton de regret ; mais je n’avais pas le courage de la renvoyer.

— C’est justement ce que dit Philippe ; il ne vous faudrait qu’un peu plus de fermeté pour…

— Allons, Laura, nous n’avons pas besoin des critiques de Philippe. Il y a bien assez de gens dans ce monde qui manquent d’indulgence, sans ma petite Amy. Et s’emparant de la main potelée de la jeune enfant, il s’amusait à la pincer et à la tourmenter.

— Ah ! comme vous vous gâtez l’un l’autre, dit Laura avec un sourire en quittant le salon.

— Et je voudrais bien savoir ce que font d’autre Philippe et Laura ! dit Charles.

— Ils se perfectionnent sans doute, dit Amy avec simplicité, ce qui fit rire Charles de bon cœur.

— Je voudrais bien être aussi sensée que Laura, reprit-elle avec un soupir.

— Quel absurde souhait ! dit Charles, continuant à la tourmenter et à tirer les boucles de ses cheveux.

— Que deviendrai-je sans vous, ma petite sotte ? Chacun pèserait mes plaisanteries avant d’en rire, et je serais encore plus souvent grondé pour en faire de mauvaises.

— Nous avons si peu de différence d’âge, Laura et moi ! reprit Amy un peu tristement.

— Vous êtes bien assez sage pour votre âge, Amy, et Laura l’est beaucoup trop ; aussi je crains sans cesse que la nature ne reprenne ses droits, et ne lui fasse faire quelque grande folie.

— Quelle idée ! s’écria Amable avec indignation. Laura faire une folie !

— Ce qui m’amuserait surtout, continua Charles, ce serait de la voir éprise de ce héros, et Philippe tout à fait jaloux.

— Comment pouvez-vous dire une chose pareille, Charles ?

— Vit-on jamais une jeune beauté qui n’aimât le pupille de son père ?

— C’est vrai ; mais il faut qu’elle vive seule avec un vieux père et sa tante, vieille fille très désagréable.

— Très bien, Amy, vous pourrez jouer le rôle de la tante.

Et comme Laura rentrait dans ce moment, Charles lui annonça qu’aucun héros n’avait jamais manqué de devenir amoureux de la jolie fille de son tuteur.

— Si son tuteur a une jolie fille, dit Laura décidée à ne pas se laisser déconcerter.

— Ah ! vous cherchez les compliments ! dit Charles.

Mais Amable, qui ne voulait pas qu’on tourmentât sa sœur, et qui avait sur la conscience d’avoir perdu beaucoup de temps, se mit au piano pour étudier. Laura retourna à son dessin, et Charles prit en bâillant un journal, tandis que ses traits, qui auraient été beaux si la souffrance ne les eût pâlis et maigris, perdirent peu à peu leur expression animée et un peu satirique pour prendre celle de la fatigue et du mécontentement.

Charles avait dix-neuf ans, et, depuis dix ans, il était atteint d’un mal dans la hanche, qui, en dépit des soins les plus attentifs, lui causait souvent de vives souffrances. Ce mal avait tellement contracté sa jambe qu’il était devenu complètement boiteux, et sa santé était en général assez délicate pour le rendre un objet continuel de soins et d’anxiété. Sa mère avait toujours été pour lui une garde-malade infatigable et dévouée ; elle avait renoncé à tout pour lui, et le veillait jour et nuit. Son père cédait à ses moindres caprices ; et, quant à ses sœurs, il va sans dire qu’elles étaient ses esclaves.

Laura et Amable avaient été sous la direction d’une institutrice jusqu’à l’époque où notre histoire commence. Alors on jugea que Laura était d’âge à être présentée, et l’institutrice ayant quitté la famille, les deux sœurs devinrent les compagnes de Charles au salon. Pendant ce temps, madame Edmonstone, qui avait un talent et un goût particulier pour l’enseignement, s’occupait elle-même de l’éducation de la petite Charlotte.