L’Héritier de Redclyffe/02

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Librairie de Ch. Meyrueis et Comp. (Volume 1p. 20-32).


CHAPITRE II.


 
Si les mauvais esprits ont une si belle
demeure, les bons s’efforceront de vivre
avec eux.

(La Tempête.)


Au-dessus du salon était le cabinet de toilette de madame Edmonstone, C’était une grande pièce aux fenêtres cintrées, et l’une des plus agréables de la maison. Aussi n’avait-elle du cabinet de toilette que le nom, et la table de toilette était ornée de curieux vases du Japon. De ce cabinet, on passait d’un côté dans chambre de Charles, et de l’autre dans celle de madame Edmonstone, à qui il servait de petit salon. C’est là qu’elle se tenait pour donner à Charlotte ses leçons, faire ses comptes et sa correspondance, et qu’elle faisait venir les domestiques, quand elle avait à leur parler. Charles y demeurait aussi près d’elle, lorsqu’il n’était pas assez bien pour descendre au salon. Rien de plus confortable que ce boudoir, avec ses larges paravents, couverts de gravures et de caricatures anciennes, sa bibliothèque, ses petites tables, ses fauteuils commodes et le grand canapé du malade. Il n’y avait pas jusqu’à la grille du foyer, dans laquelle le charbon ne brûlât mieux que dans toutes les autres grilles de la maison. Un lundi soir, les volets étant fermés et les rideaux baissés, Charles, enveloppé d’une robe de chambre chinoise, toute couverte de pagodes, était couché d’un côté de la cheminée, tandis que la petite Charlotte était à l’autre coin, accroupie sur un tabouret. Charles n’était pas toujours fort civil envers Charlotte ; elle aussi, étant fort gâtée, avait ses volontés, qui ne s’accordaient pas avec celles de son frère ; elle savait dans l’occasion le taquiner à son tour, mais ce soir-là, ils étaient au mieux ensemble, ayant un intérêt commun.

— Voilà six heures qui sonnent, dit-elle, ils seront bientôt ici. Je voudrais bien que maman me permît de descendre, mais il me faut attendre après le dîner. D’ailleurs Amy m’a recommandé d’être fort tranquille, parce que ce pauvre M. Morville sera trop affligé pour aimer à entendre bavarder. Croyez-vous que vous l’aimerez, Charles ?

— Avant de décider cette question, répondit Charles d’un ton sentencieux, il faut que je voie de quel côté il partage ses cheveux.

— Philippe partage les siens à gauche.

— Alors, il va sans dire que M. Walter Morville partagera les siens à droite.

— Et n’y a-t-il pas quelque horrible histoire sur ces Morville de Redclyffe ? Je l’ai demandé à Laura qui m’a dit de n’être pas si curieuse, ce qui m’a fait comprendre qu’il y avait bien quelque chose ; puis j’ai questionné Amy, mais elle m’a répondu que je n’avais que faire de le savoir.

— Ah ! je voudrais que vous fussiez mieux préparée !

— Quoi ! mon cher frère ! allez-vous me dire tout ?

— N’avez-vous jamais entendu parler d’une querelle de famille, qui se transmît de génération en génération ?

— Oui, dans l’histoire d’Écosse. Il y avait une fois un homme qui fit manger les enfants de son ennemi avec les cochons, et un autre qui coupa sa tête.

— Sa propre tête ?

— Non, celle de son ennemi, et la servit sur la table avec un morceau de pain dans la bouche.

— Bien ! si jamais M. Walter sert, à déjeuner, la tête de Philippe avec un morceau de pain dans la bouche, venez me le dire.

Charlotte tressaillit.

— Charles ! que dites-vous ! Ces choses-là n’arrivent plus !

— Cependant il y a une haine mortelle entre les deux branches de la famille Morville.

— Mais c’est très mal, dit Charlotte effrayée.

— Sans doute.

— Je suis sûre que Philippe ne fera aucune action coupable ; mais comment vont-ils s’accorder ?

— Ce sera notre devoir d’entretenir la paix aussi longtemps que possible.

À ce moment on entendit les roues d’une voiture, et Charlotte s’élança à son poste habituel d’observation, laissant son frère enchanté de l’avoir mystifiée. Elle revint sur la pointe du pied. Papa et M. Morville sont arrivés, mais non pas Philippe ; je ne puis le voir nulle part.

— C’est que vous n’avez pas regardé dans la poche de son cousin.

— Charles, ne vous moquez pas de moi ! Vous ne parlez pas sérieusement.

Le ton inquiet de la petite fille était justement ce qui amusait Charles ; aussi continua-t-il à la tourmenter de la même façon, jusqu’au moment où Laura et Amable arrivèrent en courant avec des nouvelles du jeune étranger.

— Il est arrivé ! s’écrièrent-elles ensemble.

— Très distingué ! dit Laura.

— Très agréable, dit Amy. Et de si beaux yeux !

— Remplis d’expression, ajouta Laura. Oh !…

Cette exclamation fut causée par la voix de son père, qu’elle entendit derrière la porte entr’ouverte.

— Voici notre pauvre Charles, disait-il. Entrez, venez le voir, que nous en ayons vite fini avec les présentations.

Et avant la fin de cette phrase, tous deux étaient dans la chambre, au grand plaisir de Charlotte, que la confusion de ses sœurs divertissait.

— Eh bien ! Charles, mon garçon, comment allez-vous ? Mieux ? Je suis fâché que vous ne soyez pas descendu ; mais je vous amène Walter.

Puis, comme Charles et le nouveau venu échangeaient une poignée de mains, il continua :

— Ce sera un bonheur pour vous, comme je le lui disais, d’avoir un compagnon toujours tout prêt. N’est-ce pas ?

— Je ne suis pas assez déraisonnable pour attendre de qui que ce soit d’être toujours prêt à me tenir compagnie, répondit en souriant Charles, à qui la physionomie ouverte et l’expression compatissante de Walter arrachèrent un sourire.

Comme il parlait, on entendit gratter à la porte, et Walter n’eut que le temps de s’écrier : Trim ! Trim ! Que je suis fâché ! et l’on vit paraître un magnifique épagneul au brillant manteau noir et blanc, aux oreilles soyeuses, à la queue touffue. On remarquait deux taches fauves au-dessus de ses yeux intelligents, et ses jambes frangées de poils ondulés. Il s’arrêta en branlant la queue à la vue de son maître ; mais, s’apercevant qu’il n’était pas le bienvenu, il prit une attitude suppliante et jeta des regards timides sur la société, tandis que Walter avait l’air fort ennuyé de sa présence.

— Oh ! le bel animal ! Viens donc ici, s’écria Charlotte.

Le chien continuait à regarder son maître en remuant la queue.

— Ah ! j’ai bien pensé que vous auriez à vous repentir de votre complaisance, dit le jeune homme à M. Edmonstone.

— Pas du tout, pas du tout ! Madame Edmonstone aime beaucoup à avoir un chien dans la maison ; n’est-ce pas, Amy ?

Amy, honteuse de sa disposition à laisser échapper des larmes, au souvenir d’un vieux petit terrier, mort peu de temps auparavant, se baissa pour cacher sa figure brûlante, et présenta sa main au chien, qui, enfin, se hasarda à s’avancer, mais toujours en rampant, la queue entre les jambes, regardant son maître, comme pour implorer son pardon.

— Vraiment, est-ce qu’il ne vous ennuiera pas ? dit encore Walter à Charles.

— Moi ! nullement. Viens ici, mon beau chien !

— Eh bien ! voyons, comporte-toi donc en chien raisonnable, puisque tu es venu, dit son maître, et le chien, reprenant l’attitude d’un épagneul élevé, ne se courba plus en forme de virgule, mais s’élança en branlant la queue, fourra son nez dans la main de son maître ; puis, commença à faire connaissance avec le reste de la compagnie. Il sembla remarquer Charles d’une façon toute particulière, et posa ses pattes de devant sur le sofa en le contemplant avec une gravité polie, qui était fort amusante.

— Bien ! mon vieux, dit Charles. Avez-vous jamais vu une pareille robe de chambre ? Êtes-vous satisfait ? Donnez-moi votre patte, que nous nous jurions une éternelle amitié.

— Je suis charmé que nous ayons de nouveau un chien dans la maison, dit Laura.

Et après avoir échangé encore quelques paroles, Walter, suivi de son chien, quitta la chambre avec M. Edmonstone.

— Voilà bien un procédé digne de mon père, dit Charles ; le pauvre garçon aurait autant aimé faire encore douze milles que d’être introduit ici. Vraiment ! si papa veut absolument m’infliger de pareilles robes de chambre, il devrait m’avertir avant de m’amener gens et bêtes pour rire à mes dépens.

— Il est entré dans un mauvais moment, dit Laura. Mes joues cesseront-elles de brûler ?

— Il n’a peut-être pas entendu, ajouta Amy.

— Vous n’avez pas demandé où est Philippe ? dit Charlotte avec un grand sérieux.

— Il est chez son ami Thorndale, d’où il ira à Saint-Mildred.

— J’espère que vous voilà tranquille, lui dit son frère ; et elle eut l’air de ne savoir si elle devait rire.

— Et que pensez-vous de M. Walter ?

— Puisse-t-il seulement être digne de son chien ! répliqua Charles.

— Ah ! dit Laura, bien des hommes ne sont dignes ni de leur chien, ni de leur femme.

— Le docteur Henley en est sans doute la preuve, dit Charles.

— Si Marguerite Morville a pu consentir à l’épouser, on peut à peine dire qu’elle soit trop bonne pour lui. Briser ainsi le cœur de Philippe !

— Ô Laura ! elle ne peut l’avoir brisé, dit Amable.

Laura eut l’air d’en savoir davantage, mais à ce moment leur père et leur mère entrèrent, le premier se frottant les mains, selon son habitude quand il était satisfait, et s’écriant :

— Eh bien, Charles, eh bien, mesdemoiselles, n’est-ce pas un charmant garçon, eh ?

— Un peu petit, dit Charles.

— Eh ! il grandira. Vous savez qu’il n’a pas dix-huit ans ; vous ne pouvez pas vous attendre à ce que tout le monde soit de la taille de Philippe : mais il est charmant. Si vous saviez comme on parle de lui à Redclyffe ! À les entendre, il n’eut jamais son égal, et tous disent la même chose, le ministre, le vieux Markham, tous ! Il avait tant d’égard pour son grand-père ; il a tant de sensibilité, de bonté, et pas le moindre orgueil. Je suis persuadé qu’il vaudra mieux que tous ses ancêtres.

Charles fit un geste d’incrédulité.

— Comment s’accorde-t-il avec Philippe ? demanda. Laura.

— Parfaitement. Je ne pouvais désirer mieux. Philippe est enchanté de lui, et j’ai prévenu Walter tout le long du chemin qu’il aurait un ami précieux dans son cousin, en sorte qu’il est tout disposé à l’estimer.

Charles fit un geste d’étonnement exagéré que son père ne vit pas.

— Je lui ai demandé d’amener son chien ; il voulait le laisser, mais ils avaient l’air de tant s’aimer l’un l’autre, que j’ai trouvé fâcheux de les séparer. Puis j’étais sûr qu’il serait le bienvenu ici, n’est-ce pas, maman ?

— Certainement ; vous avez bien fait.

— Nous aurons aussi son cheval dans peu de jours. Un superbe animal. Tout ce qui pourra le distraire, car il est fort abattu depuis la mort de son grand-père.

On annonça le dîner, et, après que Charles eut exprimé son dégoût pour tous les mets que lui proposait sa mère, qui semblait le supplier d’en agréer quelqu’un, il finit par se résigner à choisir ce qui lui déplaisait le moins, puis on le laissa avec Charlotte, qu’il continua de tourmenter pendant l’espace d’une heure. Au bout de ce temps Amable revint, et Charlotte descendit.

— Hum ! s’écria Charles, voilà encore une des merveilles de mon père.

— Ne vous plaît-il donc pas ?

— Il a quelque chose d’anguleux.

— Mais chacun dit du bien de lui à Redclyffe.

— Comme si l’on n’en disait pas autant de tout héritier qui a plus de terres que de cervelle. Au reste, j’aurais pu tout avaler, excepté cette disposition à adorer Philippe. C’est une feinte de sa part ou l’effet de l’imagination de mon père.

— Ô Charles !

— Est-il probable que, sur l’avis de son tuteur, il soit disposé à recevoir pour Mentor son très sage cousin, son inférieur et son héritier ?

— Cependant M. Thorndale a beaucoup de considération pour Philippe.

— Thorndale est un oison, dit Charles. D’ailleurs son cas est moins incompréhensible, puisque Philippe est un ami de son choix. L’approbation de son père n’a pas réussi à l’en dégoûter, voilà tout ; mais que, sur l’avis d’un tuteur, Morville accepte ce compagnon modèle, auquel il n’avait jamais pensé, c’est tout à fait impossible. Et comment le dîner s’est-il passé ?

— Oh ! son chien est charmant, si intelligent et si bien dressé.

— C’était du maître que je demandais des nouvelles.

— À peine a-t-il parlé, et il tressaillait quelquefois, quand mon père lui adressait soudainement la parole. Il ne peut souffrir d’être appelé M. Morville ; aussi papa lui a promis que nous l’appellerions simplement Walter, s’il veut agir de même avec nous. J’en suis bien aise, cela est plus amical et le consolera un peu.

— C’est de la compassion perdue, ma chère sœur. Peu d’hommes en ont aussi peu besoin, avec ces terres, ces bruyères pour y chasser ; une entière liberté pour en jouir ! Que de gens changeraient leur sort contre le sien, petite sotte, malgré toute votre pitié !

— Assurément non ! ne fût-ce que pour ces terribles ancêtres !…

— Tout cela est très bien pour donner du relief. Pour moi, j’envie même ce revenant.

— Je crois pourtant que, si vous aviez observé sa figure, vous auriez aussi pitié de lui.

— Je commence à être fatigué de parler toujours de la même personne. Voyons, trouvez-moi quelque chose à lire parmi tout ce fatras.

Amy fit une lecture à Charles, jusqu’à ce qu’on l’appelât pour le thé. À son arrivée on parlait de Philippe, dont Walter ne paraissait pas bien connaître l’histoire. Philippe était fils de l’archidiacre Morville, frère de madame Edmonstone, homme d’un mérite supérieur, qui était mort depuis cinq ans. Il avait laissé trois enfants, Marguerite et Fanny, âgées de vingt-cinq et vingt-trois ans ; et Philippe, qui en avait alors dix-sept. Ce jeune garçon était le meilleur élève de son collège, et très distingué par sa bonne conduite et ses talents ; il avait remporté tous les prix, et pouvait espérer les plus grands succès à l’Université. Il ne vit pas mourir son père, dont la maladie fut trop courte pour qu’on eût le temps de faire venir Philippe à Stylehurst. L’archidiacre laissa une très petite fortune à partager entre ses enfants ; et, dès que Philippe vit combien la portion de ses sœurs serait minime, s’il continuait ses études si coûteuses, il renonça aux honneurs de l’Université et obtint une commission dans l’armée.

— Quelle noble conduite ! s’écria Walter. Et cependant quel dommage ! car si mon grand-père l’avait su…

— Ah ! j’en suis persuadé, interrompit M. Edmonstone, et je suis sûr que Philippe pensait de même ; mais, sachant que nous ne donnerions jamais notre consentement, il agit de son chef, écrivit à lord Thorndale, et ne dit pas un mot de la chose, même à ses sœurs, avant que ce fût une affaire terminée.

— On lui peut envier un pareil sacrifice, dit Walter, et cependant c’est malheureux !

— Ce fut un acte de pur dévouement, dit madame Edmonstone. Je suis sûre qu’Oxford lui aurait mieux convenu que l’armée.

— Et à présent que voilà la pauvre Fanny morte, et Marguerite mariée, le sacrifice de cette éducation se trouve perdu, dit M. Edmonstone.

— Ah ! reprit madame Edmonstone, il pensait qu’elles demeureraient à Stylehurst, qui aurait continué d’être aussi son chez-lui. C’est grand dommage ; ses talents sont perdus, et il n’aime pas sa profession.

— Ne croyez point cependant qu’il n’ait pas un esprit pratique, reprit M. Edmonstone. Je prends conseil de lui plutôt que de tout autre, surtout en ce qui concerne les chevaux, et j’entends parler de tous côtés de son bon sens et de l’excellent usage qu’il en fait avec les autres jeunes gens.

— Vous devriez parler de M. Thorndale, papa, dit Laura. Ah ! c’est cela qui fait honneur à Philippe ; puis il est notre voisin, ou du moins son père.

— Vous connaissez lord Thorndale ? demanda madame Edmonstone.

— Je l’ai vu une fois aux sessions, répondit Walter ; mais il demeure de l’autre côté de Moorworth, et nous ne nous voyons pas.

— Ce jeune homme, James Thorndale, le second fils, était le camarade de Philippe. Celui-ci le tira de quelque mauvaise affaire ; lord Thorndale lui en fut très obligé, l’invita à passer quelque temps chez lui, et le prit en amitié. C’est par lui que Philippe a obtenu sa commission, et lord Thorndale a placé son fils dans le même régiment, pour que Philippe eût l’œil sur lui. Il est à présent à Broadstone ; il est devenu un jeune homme très comme il faut. Nous l’aurons à dîner un de ces jours, n’est-ce pas, maman ? Et Maurice aussi ? C’est un jeune Irlandais, un de mes cousins, un bon garçon au fond : mais quelle tête ! J’ai persuadé à son père qu’il ne pouvait faire mieux que de le placer dans le 19me. Il n’y a rien de tel qu’un ami sensé et un bon exemple, lui dis-je ; et Kilcoran a suivi mon avis, comme toujours. Je ne pense pas qu’il le regrette ; Maurice n’a pas fait de folies dernièrement.

— Ô papa ! s’écria Charlotte ; il a loué un cheval il y a peu de temps, et lui et M. Gordon ont voulu voir lequel arriverait le plus vite, et le cheval de Maurice, Tasthill, en s’abattant, s’est couronné.

— Voilà un de ses exploits, dès que je tourne le dos, dit M. Edmonstone.

Là-dessus, la famille entra dans une discussion d’affaires domestiques, sans faire plus longtemps attention à son hôte silencieux.