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L’Homme roux/L’Homme roux/01

La bibliothèque libre.
La Librairie illustrée (p. 1-12).
II  ►

L’HOMME ROUX


I

Je n’aimais pas Edgard, et Edgard ne m’aimait pas. Un jour, mon père me dit : « Ton cousin a une usine qui lui rapporte 3,000 livres sterling par an ; veux-tu l’épouser ? Ta sœur et toi, vous n’aurez point de dot, je me fais vieux : 3,000 livres sterling, c’est un appui. »

Je ne répondis rien. Une proposition de mariage, c’est une surprise ; on ne sait si on doit rire ou pleurer. Mon père ajouta : « Edgard t’a demandée pour tenir sa maison, son joli cottage de Peddry ; tu lui conviens, je t’engage positivement à accepter. » Puis Madge arriva, elle me passa ses bras autour du cou, en criant : « Accepte, accepte, Ellen ! Quand tu seras mistress Veedil, tu me donneras un poney… Songe que tu n’auras même pas besoin de changer de nom. »

Toutes ces graves considérations firent qu’un mois après je devins l’heureuse femme de mon cousin Edgard. Mon père, ma sœur Madge, s’installèrent au cottage. Ils étaient tous deux fort contents.

Peddry est à quelques milles de Londres. C’est une maison grosse comme le poing, ayant l’air de trembler perpétuellement devant le monstre noir et affreux qui se couche à ses pieds. Ce monstre tousse d’une manière infernale, crache de la fumée, tressaute à chaque instant. La nuit, il jette des flammes par la gueule : le pauvre cottage, ne pouvant s’enfuir, en est réduit à se tenir les yeux clos, c’est-à-dire à baisser des jalousies sur ses fenêtres pour éviter la suie qui vient en nuages de l’usine.

La campagne est belle aux environs de Londres. Peddry a derrière lui des champs d’orge, d’avoine, de betteraves ; des rideaux de bouleaux coupent ses champs et masquent l’horizon des propriétaires. Ce n’est pas pittoresque, mais cela rapporte. Il faut avoir mauvais goût pour préférer une nature échevelée aux schellings qui poussent dans ces champs-là. Sans compter que ces schellings peuvent se convertir en livres sterling et vous procurent le plaisir d’aller chercher ailleurs que chez soi une nature telle qu’on la rêve. Entre l’usine et le cottage, il y a une pelouse ; sur cette pelouse, une touffe de roseaux balançant, hiver et été, leurs longs panaches d’argent. Au bout de la pelouse, une barrière peinte en vert ; après la barrière, l’usine, le monstre. Quand j’arrivai à Peddry, le soir de mon mariage, quand, du haut du perron, j’entrevis ces bâtiments ténébreux, ces lucarnes où dansaient de rouges lueurs, j’eus le frisson. « Bah ! pensai-je, on s’y habituera. » Néanmoins, durant toute ma nuit de noces, au lieu d’écouter les amoureux propos de mon époux, je fus préoccupée du sabbat que faisaient les machines et du ronflement du haut fourneau.

Edgard était un vrai gentleman. Bien qu’il fût maître d’usine, il n’avait pas les mains noires et ne vous parlait pas de ses correspondants de Londres. Ensuite, chose que j’appréciais mieux, il avait fait bon accueil à l’auteur et à la compagne de mes jours. Il comprenait toute la famille dans son home. Madge eut, à côté de ma chambre, un nid tendu de mousseline suisse avec un bon tapis et une veilleuse en verre de Bohême au plafond. Il nous avait fait choisir les meubles. Je ne m’étais pas occupée de mon appartement, je le lui avais laissé arranger ; mais celui de ma sœur avait été entièrement aménagé par moi. Mon père mit son lit dans la bibliothèque. Désormais, il allait vivre avec ses favoris, Shakespeare et lord Byron. Dans l’écurie de Peddry, il y avait un pur sang, le troisième favori de mon père, et un charmant poney, l’idéal de Madge. Mon train de maison n’était pas difficile à mener : quatre domestiques, des deux sexes, à diriger. Le soir, le matin, je devais aller au bureau de mon mari, écrire, sous sa dictée, des lettres d’affaires, copier des quittances. J’avais une belle écriture. Je faisais les chiffres comme un commis de banque. Mon instruction était solide, ma tête sérieuse ; à la rigueur, je pouvais remplacer le directeur des forges de Peddry ; c’est, je crois, pour ces qualités, plus utiles qu’agréables, que mon cousin m’avait épousée.

Ma mère, en mourant, m’avait confié Madge, qu’elle adorait et qu’elle était désespérée de laisser au moment où elle allait jouir de sa gentillesse. Je lui jurai de ne jamais quitter ma jeune sœur, de lui faire, s’il était possible, la meilleure des positions dans notre monde. Ma mère ne m’aimait pas comme elle aimait Madge ; mais j’avais toute sa confiance, j’eus le bonheur de lui faire au moins une mort tranquille par ma promesse. Je l’ai déjà dit, mon instruction était solide, je fis celle de ma sœur sans le secours de personne. En épousant Edgard, la fortune me permit de la rendre heureuse. Elle n’aurait su vivre dans la médiocrité, ses désirs étaient impérieux, ses caprices d’enfant gâtée étaient les caprices d’une grande dame. Malheureusement, elle raisonnait parfaitement ses désirs. Elle avait une volonté tenace.

Elle calculait si bien ses folies qu’on finissait toujours par se demander si ce n’était pas la raison qui la faisait agir. Quand on veut quelque chose, savoir attendre cette chose c’est presque la posséder. Il y avait trois ans que Madge avait envie d’un poney. Ce poney était le but de tous ses efforts, sa pensée de tous les instants. Un jour, qu’elle avait terminé une broderie à mon entière satisfaction (car elle ne terminait aucun de ses ouvrages) elle me demanda combien vaudrait cette broderie dans un magasin. Je lui fixai une somme. « Cela pourra servir, ajoutai-je, quand nous n’aurons plus de pain. » Le lendemain, elle vint de bonne heure me réveiller. « Tiens, dit-elle, en me montrant quelques pennys, j’ai fait vendre ma broderie par la bonne, je vais me mettre à en faire beaucoup d’autres. J’ai calculé que dans un an, au christmas prochain, si je travaille tous les jours, je pourrai m’acheter un poney. »

— Et si nous manquions de pain ? m’écriai-je, stupéfaite.

— J’apprendrai à faire de la voltige sur mon cheval et je m’engagerai au cirque de la reine.

Elle n’eut pas besoin d’en venir là. Un an après, je fus mistress Veedil. Les Américaines sont froidement excentriques. Madge avait hérité de tout le sang de notre mère, qui était Américaine.

Je puis dire, en conscience, que je n’étais pas heureuse à Peddry. Du reste, je n’avais pas été plus heureuse ailleurs, je m’étais toujours ennuyée. Les Anglais ont souvent le spleen, mais le spleen des femmes n’est pas le même que celui des hommes. C’est de l’ennui : au lieu d’être blasé, on est ennuyé, ce qui est bien différent. On a une souffrance à l’état latent, un vague chagrin qui ne vient pas de la méchanceté des autres, ni de leurs chagrins : il est causé par la tristesse de votre cœur. Je n’aimais pas le plaisir, je crois que j’aurais aimé la solitude et la rêverie si j’en avais eu le temps. Mes devoirs étaient trop nombreux pour me laisser d’autre désir que celui du repos, quand ils étaient achevés. J’avais douze ans quand ma sœur en avait huit. Je n’avais pas encore beaucoup de sentiments, cependant je me souviens que j’étais aimante dans toutes mes actions et que j’étais contente de témoigner mon affection à mes parents. Ma sœur, elle, prit toute leur tendresse. Elle n’était pourtant que passionnée ; elle mettait plus d’éclat que de sincérité dans ses démonstrations, mais elle avait des manières très attrayantes ; elle savait plaire, tandis que moi je ne savais qu’aimer.

La préférence que l’on donnait à Madge ne me rendit pas jalouse, mais elle me rendit réservée. L’amour des parents est la sauvegarde des enfants ; moi, qui ne possédais pas cet amour, je me fis sage pour me garder moi-même. La sagesse, je suis forcée de le dire, est un perpétuel déboire. Parce que j’étais sage, on comprit que le peu devait être mon lot. Le travail, la persévérance, la tranquillité, la bonne humeur devaient être mes attributs.

Quand on n’est pas passionné, on ne doit pas avoir besoin de passions. Je l’avoue, la contrainte que je me suis imposée, mon penchant affectueux que j’ai réprimé, ont peut-être produit en moi la curiosité de connaître aussi les élans qu’ont eus les autres. Un jour, je me suis réveillée de ce long sommeil, sommeil qui a duré pendant la plus belle partie de ma vie. Puis j’ai découvert en mon âme une mauvaise passion…

Mais revenons à mon récit.

Madge, à l’époque de mon mariage, avait seize ans ; c’était une enfant étrange, pourtant charmante. Elle était petite, admirablement proportionnée ; ses cheveux roux encadraient bien son visage pâle et faisaient ressortir ses yeux gris, très brillants. Sa démarche était gracieuse, ses mouvements vifs, sans être brusques. Elle aimait beaucoup la toilette ; son instinct la portait toujours aux choses de luxe. Elle ne savait pas se priver ; pour se procurer le luxe, elle n’eut rien entrepris qui fût difficile.

Elle laissait agir les autres et s’emparait du résultat, mais, je dois l’ajouter, avec beaucoup de reconnaissance. Elle ignorait complètement ce que c’était que le devoir. Il est vrai qu’elle savait bien que le devoir était mon partage. Aussi me disait-elle souvent : « Tu es si sage, qu’il faut bien que je fasse contraste avec toi ; sans cela, notre vie serait insipide. »

En somme, la balance était très mal équilibrée : c’était continuellement sur mon plateau que tombaient tous les poids. Elle apprenait vite ce que je lui enseignais, elle l’oubliait aussi vite ; elle se passionnait à propos des sciences élevées et négligeait celles qui se trouvaient à la portée de son intelligence. Elle voulait connaître et non savoir. Elle aurait bien dessiné, mais la patience lui manquait ; elle aurait été musicienne, mais la musique l’énervait. Si elle m’eût aimée profondément, elle eût travaillé pour moi. Notre père la gâtait ; elle le tyrannisait et n’aurait rien fait pour lui.

C’était un cœur vide qui ne cherchait pour se remplir que des idées chimériques ou la satisfaction de ses caprices. Les affections naturelles, pour ces êtres-là, n’existent point. Ils ont une dépravation innée qui leur fait désirer, à leur place, des affections d’un tout autre ordre. Un mari ne pouvait la changer, c’eût été une affection naturelle. L’amour, sans émotions, n’est plus de l’amour, m’aurait-elle avoué, si je l’avais questionnée sur ce chapitre.

Jamais je ne parlais de mariage devant Madge ; je voulais trouver l’époux avant elle, — je me méfiais de son choix — et cependant, ne pas le lui imposer, le lui présenter. J’avais trop souffert de cette façon de se marier le couteau sur la gorge, pour ainsi dire, et avec la nécessité comme conseillère. Je devais lui faire une belle dot, puis lui découvrir un gentleman distingué, noble même, s’il était possible : c’était mon rêve, d’introduire un jour ma sœur dans l’aristocratie de Londres. Je m’étais mis son bonheur en tête à la place du mien. Il faut que les femmes qui sont un peu sacrifiées aient un but quelconque dans la vie, après l’accomplissement de leur sacrifice ; sans cela elles nourriraient des projets de vengeance contre leur sort. Ce serait fort désastreux pour ce qui leur reste de tranquillité. On peut facilement se substituer aux autres par l’habitude constante que l’on prend de penser à eux. J’y étais arrivée. L’idéal de ma sœur, son dernier idéal, car elle en avait eu beaucoup avant celui-là, était un poney. Je ne sais comment cela se fit, je me mis à vouloir ardemment un poney. Dans la question de mariage, ce désir fut un de ceux qui m’engagèrent au oui fatal : une goutte d’eau fait déborder la coupe pleine. J’ai déjà dit que je n’avais pas été jalouse de Madge. Je me suis emparée, à la mort de ma mère, de l’affection qu’elle lui portait : je voulais avoir le droit d’être aimée. Je n’y réussis pas. Mais je puis assurer qu’il n’y avait pas de ma faute : j’étais née, sans doute, pour ne pas recueillir. Je ne me fais pas d’éloges sur mes prétendus dévouements, ils étaient dans ma nature. Je ne souhaite à personne une nature semblable, car ceux qui recueillent, même égoïstement, sont les véritables heureux. On ne doit point trouver de mérite à l’aveugle, qui préfère rester assis plutôt que de marcher, au risque de se rompre le cou. En revanche, ceux qui, tout en voyant, tombent dans le précipice, ne sont point coupables. S’ils y restent, ils sont justement punis ; s’ils en sortent, ils ont eu trop de chance pour qu’on leur en fasse un reproche. Il n’y a de faute que pour ceux qui dérogent à leurs principes naturels ; si vos écarts font pressentir une sottise, rien de plus naturel que de l’exécuter. Si vous étiez droit depuis l’enfance et que vous vous courbiez au milieu de votre existence, vous êtes gravement répréhensible. Il y a plus de honte à devenir immoral qu’à l’avoir toujours été.