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L’Homme roux/L’Homme roux/02

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La Librairie illustrée (p. 13-25).
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II

La vie s’écoulait tranquille au cottage de Peddry : les matinées se passaient, pour Madge, en courses à cheval, avec son père. Ces courses lui faisaient une excellente santé. Moi, jusqu’à l’heure du repas, j’étais tout entière aux écritures de bureau. L’après-midi, je m’occupais de l’éducation de ma sœur et des travaux du ménage. Mon mari, bien qu’il fût d’un tempérament délicat, ébranlé par la moindre secousse, veillait constamment à son usine. Il allait et venait sans cesse du cottage à Londres et de Londres au cottage. Il était souvent obligé de faire un voyage dans les villes où se trouvaient ses correspondants. Alors il me laissait ses pleins pouvoirs et la surveillance journalière était confiée à son contremaître. Je m’acquittais assez bien de mon rôle de directeur, je m’intéressais beaucoup à la fabrication du fer, je ne craignais pas d’aller près du haut-fourneau au moment où celui-ci vomit dans les coulées ses longs ruisseaux de feu. Je n’étais pas une de ces ladies qui se pâment à la vue d’une souris, je n’avais jamais eu besoin d’un flacon. J’allais dans la fonderie, je m’amusais, quand j’avais des loisirs, à voir fonctionner l’énorme martinet pesant six cents kilogrammes, débarrassant, à coups redoublés, le fer des corps étrangers qui se trouvent dans la première fusion.

Les ouvriers riaient d’abord de ma curiosité, ils chuchotaient à mon approche ; puis, quand ils surent que je venais pour me distraire et non pour les contrôler, ils m’accueillirent avec plus de politesse : ils me donnèrent les explications que je demandais et celles que je ne demandais pas. Quant à Madge, dès son arrivée, elle me fit jurer de ne jamais l’entraîner à l’usine. Ces figures, ces ateliers, ces instruments tout noirs, ces bruits affreux, étaient pour elle, même de loin, un supplice. Edgard voulut l’y amener de force ; il ne réussit qu’à provoquer une belle attaque de nerfs.

Nos ouvriers demeuraient, les uns aux environs de Peddry, les autres dans des logements attenant à l’usine. Le contremaître habitait une petite maisonnette adossée au mur d’enceinte du cottage ; à côté s’ouvrait la barrière verte. Les femmes apportaient à manger aux maris. À ces heures-là, il n’était pas rare de voir cinq ou six babys déguenillés, aux jambes rouges, aux mines joufflues, glisser sous la barrière et venir gambader sur le gazon.

Ces jeux indignaient Madge.

— Où poserai-je mes bottines, moi, me dit-elle, quand ils se seront roulés sur toute l’herbe ? Ces enfants sont si sales !

Je n’avais pas le courage de les chasser ; je crois même que ce devait être moi qui les avais attirés là avec des tartines de beurre.

Un jour, un matin plutôt, au moment où Madge venait de descendre de cheval, trois bambins, qui faisaient des pâtés de sable dans les allées, s’approchèrent d’elle ; la queue de sa longue amazone étonnant les enfants, ils s’en saisirent, et, chacun de leur côté, se mirent à la tirer avec de grands éclats de gaieté. Madge s’impatienta et fit siffler autour d’eux sa cravache, mais les éclats redoublèrent. Plus forts qu’elle, à eux trois, ils l’entraînèrent. Je courus sur le perron, je fis des signaux, mais les gamins me crièrent :

— Viens nous aider.

Les enfants sentent d’instinct ceux qui ne les aiment pas. Ils voulaient, sans doute, jouer un mauvais tour à la miss.

Ma sœur se retourna et, en colère, cingla la figure du plus grand des trois. Il se mit à pousser de véritables hurlements ; les deux autres criaient, peut-être plus fort que lui.

À cet instant, le contremaître James traversait la pelouse pour venir chercher mon mari ; il s’arrêta et reçut dans ses bras le petit maltraité. Je l’entendis dire à ma sœur :

— Heureusement que le père d’Harry ne se trouve pas là, miss ; il vous manquerait certainement de respect. Il aime son fils à peu près autant que vous aimez votre cheval !

— J’aime ce qui me plaît et vous n’avez pas le droit de me faire des reproches à sa place, vous !

Elle dit ce vous avec un mépris, en troussant sa malheureuse queue, la cause de l’algarade.

J’étais arrivée, j’avais fourré un morceau de biscuit dans la bouche d’Harry et l’avais congédié avec ses compagnons.

— James, murmurai-je, veillez, je vous en prie, à ce qu’on tienne la barrière fermée.

Il ne me répondit pas. Je songeai, peut-être pour la première fois, à le regarder.

James était orphelin, et, depuis son enfance, travaillait à l’usine. Je le savais, par les livrets que j’étais forcée de visiter souvent. C’était un garçon de vingt-trois ans, que mon mari n’estimait guère. Il était assez entendu, mais il avait une conduite peu en rapport avec son état. Il allait à Londres les jours de chômage, il s’y amusait comme un vrai lord. Tout son argent se dépensait en sottises, il ne sortait des maisons de jeux que pour entrer dans les tavernes, et des tavernes que pour passer à d’autres maisons plus suspectes. Il est vrai qu’il n’avait pas de famille, et que, les jours de travail, il travaillait bien. Edgard avait été quelquefois sur le point de le renvoyer, mais James était aimé des ouvriers, peu soucieux de la moralité. Quand il parlait, sa parole brève et dure se faisait toujours obéir. À lui seul, il les maintenait, quand ils avaient envie de partir. Pourquoi ces hommes, qui ne souffrent pas ordinairement l’insolence de ceux qui ont été leurs pareils, l’aimaient-ils ainsi ? Voilà ce qu’il serait difficile d’expliquer. Je crois qu’étant vicieux lui-même, James savait flatter leurs vices ou fermer les yeux à propos. Les gens n’aiment le bon exemple que lorsqu’ils sont déjà vertueux. Ensuite, je le compris plus tard, le vice a parfois de mystérieuses attractions.

En s’adressant à Madge, James avait gardé son chapeau sur la tête ; il l’ôta, devant moi, sans cesser de regarder ma sœur. Il avait l’œil petit, taillé en biseau, le regard fixe, ni impertinent, ni humble, mais fort pénétrant ; son teint ne devait avoir aucune animation sous le duvet de suie qui le recouvrait. Son nez avait quelque chose des naseaux ; les cheveux étaient très longs, toujours mal peignés ; la bouche, par exemple, était remarquable, un peu épaisse, mais admirablement dessinée : le contour se relevait au coin et la fossette était très accusée au-dessous. La même suie, qui couvrait l’épiderme, empêchait de reconnaître la nuance des cheveux ; ils devaient être plutôt blonds que bruns, plutôt fauves que blonds : c’était le visage d’un roux, visage à la fois pâle et ardent comme celui de ma sœur. Sa taille ne dépassait pas la moyenne ; il n’était pas mince, et avait les mains larges et nerveuses. On voyait une certaine recherche dans sa toilette. La cravate de soie n’était pas commune, le linge était fin. Je le voyais toujours en noir ou en marron. Ses sourcils, bien marqués, se froncèrent au moment où je fis de sa personne une étude involontaire, et ils donnaient à son regard une expression menaçante qu’en réalité il n’avait pas. C’était, plutôt, curieusement qu’il examinait ma sœur. Celle-ci s’en aperçut et vint me prendre le bras pour se mettre sous la protection de mistress Veedil.

— En tous les cas, dit-elle, si j’aime mon cheval, je sais le châtier quand il se cabre, comme je sais châtier les insolents !

James ne répondit rien, il entra au cottage avec nous, je l’entendis causer dans le bureau de mon mari, il disait d’une voix acerbe :

— Six schellings, quatre pences, à donner pour les deux barres de fer, note du baronnet sir Charles Stow.

Ces derniers mots me rappelèrent que le baronnet devait venir chercher, lui-même, ces barres de fer pour la grille de son parc. James ouvrit la porte du bureau, il me vit et s’inclina très poliment en me disant :

— Le baronnet va arriver, mistress.

Puis, quand il eut refermé, il ajouta, sans me regarder :

— Miss Madge n’est point aussi belle que vous ; mais, en revanche, elle est plus orgueilleuse !

Et il se retira.

Belle !… Voici une parole qui ne m’avait jamais été adressée. J’en eus honte comme on a honte d’un mensonge. Je devais être belle, en effet, avec ma robe de chambre de percale blanche, sans autre ornement qu’une ceinture de cuir, sans autre coiffure que mes tresses blond-pâle, bien serrées et bien tordues autour de ma tête !

Madge se permettait le luxe des boucles ; mais, moi, je dédaignais cette mode malpropre qui est bonne pour les ladies paresseuses. C’est tout au plus, si j’avais un peu de rose aux joues. Mes yeux avaient le mauvais goût d’être vert sombre, sans aucune clarté. Enfin, j’entrais facilement dans les chaussures et dans les gants de Madge ; mais c’était là ma seule coquetterie. Et voici qu’on me disait que j’étais belle !… Edgard était un homme trop sensé pour dire cela, lui ! Ce n’était qu’une basse flatterie, de la part d’un ouvrier, à la femme de son patron… Je n’y pensai pas dix minutes. Je courus préparer un petit lunch, dans le cas où le baronnet désirerait se rafraîchir au cottage. Pendant que ma sœur se dépouillait, dans sa chambre, de son amazone, je guettai l’arrivée de mon visiteur. Assise près de la croisée de la salle à manger, les yeux fixés sur la route, le cœur palpitant, j’attendais sir Stow. On m’avait dit qu’il avait trente ans, une figure avenante, une jolie fortune, et, tout de suite, mon cœur avait battu, à l’intention de Madge. Je faisais déjà des calculs sur lui, comme une mère en peut faire sur son futur gendre.

Mon père entra. Il posa le livre qu’il tenait sous le bras, un volume de Byron, et donna un coup d’œil à mon lunch. J’avais fait mettre sur la table des glaces à la groseille, des fruits appétissants, une pyramide de sandwichs, des sirops, du lait, des limonades frappées, tout cela au milieu de gerbes de fleurs. Vraiment, il serait peu aimable, s’il ne faisait pas honneur au lunch… Mon père souriait.

— Eh ! eh ! disait-il, si tu avais des enfants, je croirais que tu veux marier ta fille ! Tant de soins, pour un jeune homme !

J’allai chez Madge ; j’ajoutai à son costume de mousseline des nœuds de ruban. Je lui posai une rose rouge dans les cheveux. Elle ne comprenait point ce dont il s’agissait. Pendant que je l’arrangeais, elle se tenait devant sa psyché, je vis une ombre d’ennui sur son front.

— Petite mère, m’en veux-tu du coup de cravache ?

Je crois qu’elle ne m’avait jamais appelée ainsi. Je l’embrassai gaîment.

— Ma foi, je n’y songeais plus… Seulement, Madge, modère-toi, les enfants sont des enfants…

— Oui, fit-elle, mais les hommes ne sont point des enfants.

— Tu parles de James ? C’est un garçon mal élevé…

Elle se tourna pour voir sa taille de profil :

— C’est ennuyeux d’aller voir ce baronnet. On en parle depuis deux jours !… Un garçon mal élevé, on devrait le renvoyer ! Je ne sais pas pourquoi ton mari en est si satisfait.

— Tu sais, il fait passer l’usine avant tout.

— Ton mari est faible, je te l’ai déjà dit.

— Quant à cela, ce n’est pas de mon ressort. Évite de blesser les petits, tu t’en trouveras bien.

J’ajoutai encore un nœud au corsage, puis je descendis avec elle.

Sir Stow était déjà arrivé. Sa voiture, un élégant tilbury, stationnait dans la cour ; les domestiques y déposaient les barres de fer.

En entrant dans la salle, j’étais comme suffoquée : comment allait-on la trouver ?

Mon père nous présenta le baronnet. Il paraissait d’excellente humeur ; c’était un joli garçon. Madge déploya beaucoup de grâces. Mon mari fit causer le jeune homme adroitement. Il nous dit qu’il habitait une maison de campagne, avec sa mère, pendant la belle saison, et qu’il avait un hôtel à Londres. J’avais des frissons de bonheur ; mes yeux brillaient étrangement : moi, ma position de femme me donnait moins de liberté qu’à elle, jeune fille : elle sut habilement en profiter.

Le baronnet mangea deux fois des sandwichs et prit plusieurs glaces. Il me fit beaucoup de compliments à propos de mon lunch, il trouva les fleurs magnifiques, le lait exquis. Puis, vint le tour du cottage : à l’entendre, tout était parfait. J’étais radieuse. Quant à Madge, pour éviter les regards éloquents du baronnet, elle sortit dans le jardin.

Sir Charles m’offrit son bras ; je crois, Dieu me pardonne, que je fus coquette avec lui, mais mon mari ne s’en inquiéta guère. Avant de partir, sir Charles demanda à mon père s’il était vrai qu’il aimât les chevaux. Sur sa réponse affirmative, il fut convenu qu’on irait visiter les siens et qu’on serait présenté à sa mère, milady Stow. Madge était comprise, bien entendu, dans cette présentation.

Dès que le tilbury eut disparu dans un nuage de poussière, je courus à la recherche de Madge.

— Comment le trouves-tu ? m’écriai-je en la voyant.

— C’est un très aimable gentleman.

Elle avait l’air inquiet.

— Figure-toi, me dit-elle, que James est passé tout à l’heure. Il m’a regardée en lace !

— Eh bien ?

— Eh bien, c’est un garçon mal élevé, tu avais raison, et je ne lui adresserai plus la parole.

— Tu feras sagement.

Et nous causâmes de sir Charles.