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L’Homme roux/L’Homme roux/04

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La Librairie illustrée (p. 43-63).
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IV

Le docteur Hortwer, qui prit place à notre table ce soir-là, a joué, dans ma triste vie, un rôle absurde. Cependant, je lui dois ici son portrait.

C’était un gros homme, à la face débonnaire, aux yeux ronds, cachant son crâne, parfaitement poli, sous une perruque gris-perle. Sa parole était lente, onctueuse ; il visait au professeur, et on était toujours obligé de lui apprendre quelque chose.

Son costume était grave, au temps des visites ; mais, à dîner, il déboutonnait volontiers son gilet et laissait prendre à sa figure une expression goguenarde, surtout lorsqu’il dégustait les échantillons de la cave de Peddry, qu’il tenait en grande estime. Pauvre docteur ! je parle ironiquement de lui et longtemps je l’ai considéré comme un espoir de salut. Du reste, son caractère valait mieux que ses manières ; il était bon, ne disait jamais rien contre ses collègues. Son plus grand tort consistait dans l’exagération de tous les cas qu’on lui présentait.

Il habitait la petite ville de Wolwich, située à peu de distance du cottage. Nous allions tous les dimanches à Wolwich pour les offices et nous ramenions souvent avec nous Hortwer…

Madge le faisait le point de mire de toutes ses railleries ; il s’abandonnait à ses taquineries comme un gros boule-dogue qui n’ose contrarier l’enfant qui s’amuse à lui tirer l’oreille. Il répondait par des compliments aux misères qu’on lui faisait subir. Madge prétendait qu’il lui faisait la cour, car le cher savant était célibataire. Mon mari l’avait en grande estime ; moi, je le tolérais facilement ; des journaux, un traité sur les maladies des plantes, un verre de vin fin, quelques disputes avec ma sœur, et le docteur était très satisfait : il y aurait eu égoïsme à lui refuser d’aussi innocentes distractions.

Trois jours après l’accident arrivé à la fonderie, James était sur pied ; son bras gauche en écharpe, la mine encore souffrante, il vint me remercier des bons soins que j’avais eus pour lui. J’étais alors dans le bureau, lorsqu’il me fit demander ; je l’y reçus aussi froidement que possible.

— Vous êtes guéri, James ?

— Oui, mistress, merci de ce que vous avez fait pour moi.

— Il ne vaut pas la peine de m’en remercier.

J’osai le regarder en face ; je surpris, sur ses lèvres, un sourire qui me fit trembler. Son œil pénétrant me troublait beaucoup. Il posa sur une chaise les compresses que je lui avais mises ; tout y était, jusqu’au bout de fil… je voulus les prendre… Il me saisit la main et la serra avec précaution. Je dis précaution, car ses doigts nerveux, habitués à toucher du fer, auraient bien pu la briser entièrement ; puis il dit encore : « Merci ! » et s’en alla.

Sur la pelouse, il rencontra Madge. Celle-ci, qui n’était avenante que pour ses égaux, ne tourna pas la tête. James se découvrit :

— Bonjour, miss.

Madge inclina légèrement son ombrelle ; alors, le contremaître passa brusquement devant elle et la toisa du bout de ses petits pieds jusqu’à la plume blanche de son chapeau de paille. Derrière la fenêtre du bureau, cachée par le store, je suivais parfaitement ses gestes. Ma sœur se recula ; il la regardait comme à la scène du coup de cravache ; je la vis, soudain, se couvrir le visage de son mouchoir. Une minute après, elle était au cottage.

— Qu’as-tu donc ? lui demandai-je stupéfaite.

— J’ai, dit-elle en se laissant tomber sur un fauteuil, que je me suis trop longtemps promenée au soleil, et, au moment où le contremaître me regardait de cet air insolent, qui lui devient habituel, j’ai eu un étourdissement. Pourvu que ce garçon n’aille pas croire que ses yeux étranges m’ont intimidée !

Je ne répondis rien, mais j’avais un grief de plus. Je fixai le renvoi de James au retour de mon mari. Régulièrement, je devais le prévenir un certain temps à l’avance ; j’étais sûre qu’Edgard ratifierait maintenant mon acte de rigueur. Le soir même, j’allai à l’usine. Je trouvai James dans un des principaux ateliers ; autour de lui, trois ouvriers mettaient en ordre des morceaux de fonte de différentes grandeurs. Les ouvriers se mirent à me raconter que le pasteur de Wolwich faisait demander à la forge des grillages en fer pour entourer son jardin que les maraudeurs visitaient souvent.

— C’est être dur au pauvre monde, dit l’un d’eux en serrant le poing, pour quelques fruits !

Je pensais que le pasteur de Wolwich trouverait, peut-être, ses maraudeurs chez nous. Je priai James de me suivre. Quand nous fûmes dans la cour, où tout le monde pouvait nous voir sans nous entendre, je lui exposai brièvement le motif de ma venue. D’abord, il ne comprit pas ; j’avais évité de prononcer le nom de ma sœur. Puis, quand je l’eus prononcé, quand je lui eus dit que son impertinence n’était pas tolérable, il blêmit… ses yeux s’injectèrent.

— Mistress, est-ce que vous avez le droit de me renvoyer ?

— Non, mais je vous renvoie au nom de mon mari ; vous savez que je puis m’autoriser de son nom en son absence.

Il se baissa, prit à mes pieds une tige de fer creux dont la cour était jonchée par place, il la réduisit en débris sous ses doigts, puis, il éclata de rire, me tourna le dos et disparut. Ce fut, à cet instant, que je me maudis d’être une femme.

Au milieu de cette usine, de ces ouvriers aux visages rébarbatifs, je n’étais pas la maîtresse, j’étais à la merci de cet homme qui, tout vulgaire qu’il se trouvait, outrageait la femme, la belle-sœur de son patron, dirigeait l’usine sans contrôle, traitait d’imbécile un gentleman docteur, et tout cela aussi facilement qu’il émiettait le fer, parce qu’il avait pour lui l’audace et la force brutale…

Je n’avais qu’à attendre mon mari, si mon mari voulait bien m’aider, car je craignais son naturel, qui était aussi faible que sa santé. Il se produisit un incident curieux quand, au retour d’Edgard, je lui confiai, devant ma sœur, ce que j’avais dit à James la dernière fois. Madge, au lieu de me soutenir, prit la chose à la légère ; elle vit la contrariété de son cousin qui hésitait à renvoyer le contremaître ; non seulement, elle l’engagea au pardon, mais elle fit valoir les qualités de celui qu’elle avait été sur le point de renvoyer elle-même. J’eus beau me récrier, représenter l’inconvenance de la situation qui m’était faite ; rien n’y fit. Mon mari, comme tous les êtres de tempérament mal équilibré, se sentait un appui physique dans son premier ouvrier. Il fut convenu que l’affaire n’aurait pas de suites. Quand je demandai à Madge pourquoi elle avait agi contre ses sentiments, elle me dit d’un ton sec :

— C’est bien assez d’être à charge à mon beau-frère, sans aller lui désorganiser son usine et lui enlever ses gens.

Le scandale intime devait être évité à tout prix. Je me tus donc, quitte à trouver un autre prétexte. La pauvre Ellen devait garder ses insultes pour elle. Le lendemain de notre discussion avec Madge, j’entendis le docteur Hortwer, mon mari, mon père, ma sœur, faire au lunch, une véritable apologie du contremaître. Je ne devais rien ajouter. Jusque-là mon existence avait été remplie de petits soucis et de grands sacrifices ; maintenant, j’allais commencer mon martyre.

Pourquoi Madge allait-elle si souvent du côté de l’usine ? Pourquoi ne craignait-elle plus de salir le bord de sa robe en la laissant traîner dans la noire poussière du minerai ? Pourquoi abandonnait-elle son poney que j’entendais hennir d’impatience au fond de son écurie ? Pourquoi passait-elle des heures entières à arranger ses boucles devant la psyché de sa chambre ? Pourquoi, ajoutait-elle, maintenant, chaque matin, une fleur à sa toilette, soit au corsage, soit à la ceinture ? Pourquoi perdait-elle sa vivacité, avait-elle plus de nonchalance dans ses poses, plus de rêverie dans ses yeux ?… Enfin, pourquoi était-elle si douce pour moi et pour les autres ?

Toutes ces questions se présentaient impérieusement à mon esprit. Cette enfant, sur laquelle je veillais sans cesse, me préoccupait beaucoup plus en ayant des habitudes si contraires à sa façon d’agir. Je l’avais vue, un dimanche, caresser la tête ébouriffée du petit Harry. Je l’avais vue donner une tartine de confiture à un autre bambin ; je l’avais surprise accoudée sur le clavier de son piano, ne s’apercevant pas que sous son coude, s’échappait une fusée de notes discordantes. Puis, une fois que le docteur Hortwer lui avait dit : « Miss, n’avez-vous jamais pensé au mariage ?» elle était devenue rouge, elle s’était embarrassée dans une réponse qui n’avait aucun rapport avec la demande du docteur.

Ces idées assiégeaient mon cerveau ; je poussais mon aiguille avec moins d’ardeur dans ma tapisserie ; une pauvre tapisserie dont les manques auraient pu faire l’histoire de mes distractions.

La chaleur était lourde, dans les intervalles des persiennes, on voyait rayonner l’air comme s’il eût été embrasé : ses zigzags dans le vide fatiguaient mes yeux. En face de moi, le gros chat de la maison dormait en rond sur son coussin ; il avait mis sa patte au-dessus de ses oreilles : sa bouche était entr’ouverte par un sourire de chat plein de béatitude. Mes pelotes de laine, autour de lui rangées, lui faisaient une garde d’honneur comme des odalisques grasses attendant le réveil de leur sultan pour commencer les jeux.

Au fond du salon, la pendule battait la mesure à Anne de Boleyn, qui se trouvait assise dessus. Un yucca, trônant à ma gauche dans un superbe cache-pot, me tendait ses feuilles pointues. C’était l’heure de la sieste. Mon père et mon mari dormaient dans la bibliothèque ; Magde était allée se jeter sur son lit, ayant, disait-elle, une forte migraine.

À côté de la remise, je voyais, entre les persiennes, le cocher et le valet de chambre, en manches de chemise, profitant de la chaleur pour laver tout ce qui peut se laver dans une écurie. Les deux hommes riaient, car ils venaient de lancer un seau plein d’eau au dogue de Peddry, les gros Burrague. L’animal fumait comme s’il eût reçu le contenu bouillant d’une chaudière. À l’intérieur du cottage, Juliette et la cuisinière se disputaient d’un ton aigre à propos du pasteur de Wolwich, celui dont on volait les fruits. Les deux bavardes en tenaient, l’une pour son discours dans le temple à l’occasion de la mort de sir Reagle ; l’autre pour le discours fait dans le même lieu à l’occasion du décès de Mistress Reagle.

— À l’entendre, criait Jane, la cuisinière, le mari et la femme se valaient ; je sais bien, moi, que ce n’est pas vrai.

Elles criaient tellement haut que je fus obligée d’aller à la porte leur dire de se taire, pour ne pas réveiller ceux qui faisaient la sieste. Elles s’empressèrent de mettre une sourdine à leurs arguments, mais la discussion continua quand même.

J’aurais pu dormir aussi, mais je savais que mon sommeil eût été constamment interrompu. Une maîtresse de maison ne doit pas dormir autant que possible. J’avais une bonne santé, la sieste ne m’était pas nécessaire. Je vins me rasseoir ; je fis quelques points, je levai la tête, je me regardai dans la vitre, poussée sur le rideau. Je vis que ma robe de percale blanche me serrait trop au cou ; il faisait si chaud ! J’ôtai ma ceinture ; je laissai glisser mon petit tablier de batiste dont les poches mignonnes contenaient mes clefs, mes gants, mon mouchoir. J’ouvris un peu ma robe je respirai longuement ; j’ôtai mon peigne d’écaille ; mes tresses tombèrent sur le dossier de mon fauteuil et entraînèrent ma tête de leur poids. Je me vis encore dans le carreau de vitre, je me fis cette réflexion : « Comme la gouvernante de Peddry et de ses forges tient peu de place sur ce fauteuil ! Ne faudrait-il pas, sur les deux bras couverts de velours qui m’étreignent, deux petits anges roses et joufflus !… » Je poussai un soupir ; j’aurais tant aimé un enfant ! Cette joie m’était donc refusée ?… Enfin, j’avais assez d’occupations, Dieu merci !… Madge dormait-elle, en ce moment ? Et, en me disant cela, je m’endormis aussi… J’eus un rêve stupide. Il me sembla voir James, le contremaître, s’amuser à passer autour de la taille de Madge, une grosse chaîne de fer qu’il venait de river par un bout à l’enclume de l’usine…

Combien de temps je dormis ?… je ne m’en souviens plus. Une sensation de brûlure sur le cou me réveilla en sursaut : je poussai un cri perçant, puis je me mis à rire. C’était ma sœur qui m’éveillait en m’embrassant à cette place.

Madge avait une jupe de mousseline pleine d’accrocs ; une traînée de rouille la bordait dans le bas ; ses boucles étaient un peu en désordre, mais elle avait l’air joyeux ; ses yeux brillaient beaucoup.

— D’où viens-tu ? murmurai-je en me rajustant.

— Je t’ai fait peur, Ellen ?… Je viens de l’usine…

— Comment, de l’usine ? À cette heure on n’y travaille pas ; les ouvriers dorment ou mangent. Je croyais que tu étais dans ta chambre.

— Oui, j’y suis allée pour dormir, mais la migraine m’en a empêchée. Alors, je suis sortie, je me suis promenée de côté et d’autre. Il n’y avait de l’ombre que dans les cours des forges : j’y suis allée.

— Ah !

Je repris ma tapisserie. Elle ôta le chat de son coussin, le mit sur mes genoux et s’assit à sa place, tout à fait à mes pieds.

— Figure-toi, dit-elle en s’appuyant sur moi, que je viens de jouer aux cartes ! Oui, j’ai joué aux cartes… Tu ne devinerais point avec quels partenaires !

— Non, assurément.

— Eh bien, avec James et ses amis !

Ma sœur, jouer aux cartes avec des ouvriers couverts de suie, des gens grossiers ! Ma sœur, cette hermine au milieu de cette fange !…

Je laissai tomber mon canevas sur les oreilles du chat.

— Et je me suis amusée énormément… Dans une des cours, à côté de la maison de James, tu sais qu’il y a un gros sapin tout noirci. Là-dessous, on avait mis une table ; une dizaine d’ouvriers étaient autour : les uns buvaient, les autres causaient. James, debout près du sapin, fumait un cigare en remuant du pied le gros Burrague, qui se roulait de temps en temps. On faisait circuler une cruche pleine de bière et on buvait. Tous buvaient au même verre ; seulement, quand venait le tour du contremaître, il jetait la première bière qu’on lui avait versée par-dessus son épaule et s’en servait lui-même de nouveau. Il y eut un ouvrier, le père d’Harry, qu’on appelle Georges, je crois, qui demanda des cartes ; on lui en donna. Ce fut James qui les distribua aux joueurs. Il battit ses cartes avec un véritable talent. Ceux qui étaient attablés me tournaient le dos. James m’aperçut, en levant la tête pour dire quel était son enjeu ; c’était une somme assez ronde ; on voit qu’il se soucie peu de perdre son argent. Il me vit et me salua. Tous les autres se levèrent.

— Voulez-vous vous mettre dans notre jeu, miss ? dit le contremaître en souriant.

Je répondis oui. Il faut que tu saches que James n’est plus mal élevé avec moi. Il cause volontiers quand je lui adresse la parole, les gens de l’usine me font bon visage aussi ;

bien qu’ils n’aient pas pour moi le même respect que pour mistress Veedil, ils essaient de m’apprivoiser. Ces gens ont des mœurs intéressantes ; leur rude conversation m’apprend des choses tout à fait risibles. Je t’assure qu’au lieu de froisser les petits, comme tu me le reprochais autrefois, j’ai du plaisir à les regarder de près.

Je pris des cartes, mais sans m’asseoir. James comprit ma répugnance pour le banc graisseux de ces hommes, il entra chez lui et rapporta une chaise. Je serrai les plis de ma jupe autour de moi, pour ne point trop toucher à tout ce monde, et nous jouâmes. Petit à petit, James se glissa derrière ma chaise, il m’indiqua les cartes à faire tomber ou à donner. Je gagnai la première partie. On prit une revanche.

Je m’amusais ; ma migraine avait cessé, je restai pour la revanche. Ce fut lui qui la gagna. Il n’avait pas grand mérite, car il était appuyé au-dessus de mes épaules et regardait mon jeu continuellement.

Un ouvrier alla laver un verre à la pompe et me l’apporta net comme du cristal. Il l’emplit d’ale et me dit en riant :

— Allons, miss, portez un toast aux ouvriers de Peddry, pour leur prouver que votre ancienne fierté n’existe plus. Il fallut boire.

James prit vivement le verre de ma main et acheva le reste en mon honneur. Puis, il me conduisit jusqu’à la barrière ; là, il me dit en me regardant affectueusement :

— Miss, je vous remercie d’être aussi gracieuse pour nous ; nous ne sommes point des gentlemen, mais nous comprenons les bonnes paroles.

Burrague rôdait autour de nous, je lui passai les doigts sur la tête. James, en voulant le retenir par son collier, me toucha les doigts.

— Ah ! dit-il en souriant, vous avez la main aussi petite que celle de votre sœur.

Je me mis à rire en m’en allant, car je l’ai même plus petite que la tienne ; mais, tu comprends, il pensait qu’une comparaison tirée de la maîtresse de Peddry aurait bien plus de valeur que tout autre compliment.

Madge s’arrêta, elle riait encore. J’étais stupéfaite. Je lui fis de sévères observations sur le danger qu’il y a à se familiariser avec des êtres de cette espèce.

— Ne saurais-tu donc t’en tenir au juste milieu ? Tu es orgueilleuse ou tu t’abaisses ! Écoute, ne retourne pas de sitôt là-bas, viens-y avec moi ; je t’en prie, maintenant, pas d’exagération dans l’autre sens. Que tu montes à cheval et ailles n’importe où, que tu plaisantes et te laisses courtiser par le baronnet sir Stow, rien de plus naturel. Mais que tu joues et boives avec une société pareille, que tu laisses pencher sur tes épaules un débauché comme James !… Vois-tu, cela m’épouvante.

Elle éclata de rire et m’embrassa de nouveau.

— Ne dirait-on pas que je suis une lady ! s’écria-t-elle.

— Tu pourrais le devenir.

Elle détourna la conversation ; puis, tout à coup, me demanda :

— Qui t’a dit que le contremaître était un débauché ?

— Ses comptes se chargent de me le faire savoir. Quand on doit le payer, il a déjà tout mangé d’avance. Quelquefois, il emprunte sur ses appointements ; il court les tavernes et les maisons mal famées de Londres. S’il fait bien son travail, c’est que manier le fer n’est pas difficile pour un homme qui a des goûts brutaux.

— Quel âge a-t-il, dis ?

— Qu’est-ce que cela peut te faire ? Il a vingt-trois ou vingt-quatre ans. Après ?

Madge ne répondit plus et sortit pensive du salon.

Je crus comprendre à sa physionomie que mes paroles avaient fait de l’effet.

À la fin du mois de septembre, nous eûmes une vive émotion. Mon mari se sentit très souffrant et il ordonna qu’on gardât au cottage, près de lui, le docteur Hortwer. Bien que l’alarme se répandît dans nos cœurs, nous ne croyions pas encore à la gravité de sa situation.

Ce qui augmenta ma tristesse, ce fut le refus de Madge pour le baronnet sir Charles. Le baronnet, sur lequel j’avais fait de si brillants calculs, la demanda en mariage à mon père.

Je me souviens de ce jour-là. Madge était en toilette de cérémonie, moi aussi. Mon père avait endossé son plus bel habit noir. Nous palpitions tous d’espérance, excepté ma sœur.

Le baronnet vint ; il fut charmant dans l’aveu naïf de son affection. Il peignit, sous les plus riantes couleurs, la vie qu’il ferait à sa jeune femme…

Madge refusa nettement.

Je courus dans ma chambre pour cacher mes sanglots.

Toutes relations étaient brisées, naturellement, entre sir Stow et nous ; mes espérances l’étaient aussi. Un nouveau caprice surgissait probablement dans les idées de Madge.

Ce fut à cette époque que mon mari me donna un testament par lequel il me faisait héritière de tous ses biens. À sa mort, les forges de Peddry me seraient librement concédées.

En voyant les larmes que je ne pouvais retenir à la pensée que peut-être je n’avais pas eu assez d’amour pour mon mari et qu’il allait, sans doute, m’en faire le reproche, il me prit les mains et me dit tendrement :

— Je sais, Ellen, que vous ne m’avez point aimé avant mon mariage ; mais, je sais aussi que vous vous êtes conduite comme peu de femmes aimantes se conduiraient. Vous avez été la providence de ma maison. Votre douceur, votre intelligence ont aidé à la prospérité de mes affaires. Je regrette que nous n’ayons pas eu d’enfants ; mais aussi vous vous remarierez sans embarras. Vous êtes toute jeune ; vous avez un visage qu’on appréciera dans les salons de Londres ; vous vous créerez une existence heureuse avec un homme de votre choix.

Je lui répondis simplement que ma vie, une fois séparée de la sienne, serait tout entière consacrée à ma sœur et à mon père. En attendant, je ne souffrirais pas qu’il me parlât ainsi, car il me prouvait qu’il ne comptait pas sur ma loyale affection.

À partir de ce moment, je l’entourai de soins et de prévenances. Je passai les nuits à son chevet ; il était de mon devoir, non seulement de le traiter en époux tendrement chéri, mais encore de bien faire entrer dans son âme le sentiment de mon amour.

Pauvre Edgard ! il ne savait pas, hélas ! les peines réservées à son Ellen… La meilleure partie de ma destinée, c’est lui encore qui me l’a donnée. Je remercie cet homme excellent que j’aurais dû aimer autrement que je ne l’ai fait.