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L’Homme roux/L’Homme roux/03

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La Librairie illustrée (p. 26-42).
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III

On alla chez le baronnet quelque temps après. On fut reçu très gracieusement par sa mère. Elle nous fit visiter ses appartements, qui étaient d’un grand luxe. Sa collation ne pouvait pas être comparée à la mienne. Il y avait des pâtisseries excellentes, des gelées dont l’aimable lady me confia secrètement les recettes.

Sir Charles fut très empressé auprès de Madge. Madge fut plus froide qu’à leur première entrevue. Mon père et mon mari disaient : « Ça marche ! » Moi je ne rêvais plus que blason, fortune, équipage. Je songeais à mon serment et je disais : « Mère, seras-tu contente quand tu verras ta fille préférée dans les salons de l’aristocratie londonienne ? Et j’étais heureuse pour moi-même aussi, car j’avais voué une affection aveugle à Madge.

Un jour, j’étais en train de donner une leçon de piano à ma sœur, lorsque Juliette, ma femme de chambre, entra au salon avec de grandes exclamations :

— Mistress, un homme vient de tomber dans la fusion, il est entièrement brûlé.

Je me levai en pâlissant. Madge prit son flacon.

Les fenêtres du salon donnaient sur la pelouse, l’une d’elles était ouverte. Mon père me fit signe ; je sortis après avoir emporté, au hasard, quelques médicaments que j’avais toujours la main.

— Il vient d’arriver un accident, me dit mon père, le contremaître a eu le bras brûlé…

Juliette, comme d’habitude, avait exagéré l’accident. Je priai mon père d’envoyer chercher un médecin et je me rendis à la maisonnette de James.

Il n’y avait pas d’ouvriers devant ni dedans. J’entrai sans frapper.

Je parcourus la chambre d’un regard. Quelques chaises, un poêle en fonte ; sur les murs mal blanchis, des estampes représentant des miss fort peu habillées, puis une table et un lit assez élégant ; sur la table, il y avait des cigares, des cartes, une bouteille d’eau-de-vie à demi-pleine, un verre vide, des romans illustrés.

Au bord de son lit, James était assis, le coude appuyé sur l’oreiller ; il ôtait, morceau à morceau, sa manche de veste et celle de sa chemise, complètement brûlées. Une expression d’amère souffrance se lisait sur ses traits. J’en eus pitié ; il était là tout seul, sans un secours.

Il leva la tête : ses yeux étaient aussi enflammés que sa blessure.

— Mistress, ce n’était pas la peine… je vous remercie !

— Comment se fait-il que vous n’ayez pas demandé un des ouvriers pour vous panser ?

— Mistress, ils sont tous aux coulées ; la fonte est rouge et chaude ; j’en sais quelque chose ! ajouta-t-il en souriant ; on ne peut pas abandonner le travail, vous le savez.

Je posai, à côté de lui, les compresses que je tenais.

— Il est probable que c’est de la fusion qui vous aura atteint…

— Oui, mistress !

Je m’approchai pour voir son bras.

— Il faut y mettre de l’huile ; ensuite, je couperai l’étoffe avec des ciseaux.

Je fis ce que j’avais dit. Il me regardait avec l’étonnement d’un chien, auquel on viendrait de casser la patte par mégarde, et que l’on chercherait à guérir.

— Vous êtes très bonne, mistress ; cela me fait penser au coup de cravache de miss Madge.

J’eus un regard sévère ; il comprit et se

tut.

J’avais déjà soigné les enfants des ouvriers ou les ouvriers eux-mêmes, mais point pour des plaies de cette nature. Il n’y a rien d’horrible comme une brûlure. Il était resté, aux chairs rougies, des parcelles de métal : cela fumait encore. Involontairement, ma main trembla en découvrant les derniers lambeaux.

— Vous n’êtes pas habituée à des choses pareilles, mistress, dit-il ; vous feriez mieux de me laisser.

— Non, non, c’est à vous d’avoir du courage, James.

Il rejeta ses cheveux en arrière.

— Si vous croyez que je souffre en ce moment ? J’ai oublié tout mon mal !

J’étais et je suis encore fort sotte en matière de galanterie. Je ne compris point.

Il posa sa tête sur l’oreiller en fermant les yeux.

J’achevai de mettre les compresses ; je n’avais rien pour les attacher… Courir au cottage, c’était trop loin. J’avais sur ma robe de chambre une garniture de dentelle. Trouvant le corsage trop échancré et trop nu, j’avais dit le matin, à Juliette, d’y coudre cette garniture. Elle l’avait si bien cousue, que le fil passait encore d’une aiguillée. Je pris ce bout de fil, je tirai ; j’en eus plus qu’il ne m’en fallait pour lier le bras.

James avait rouvert les yeux. À un mouvement brusque que je fis, la dentelle s’écarta ; n’étant plus retenue par rien, elle tomba sur ses genoux.

— Bon, dit-il en me la rendant, vous avez tiré trop de fil !

Il leva son regard et l’arrêta sur ma gorge… Cet homme eut un vertige inouï causé, peut-être, par la fièvre qui empourprait son front ; il jeta follement son bras blessé autour de ma taille, me pressa contre lui en appuyant ses lèvres sur ma poitrine.

Je crois qu’une goutte de fer rouge eût été plus supportable ; je ne criai pas, j’avais les dents serrées. Si son étreinte même ne m’eut soutenue, je serais tombée.

Le malheureux avait-il pensé un instant au crime qu’il commettait ? Pas plus, probablement, qu’à l’affreuse plaie qui déchirait son bras !

Il s’évanouit, et sa tête vint heurter la table.

Je restai là un grand moment, me demandant si c’était lui qui était devenu fou.

Enfin, machinalement, je pris mes gants dans ma poche ; je les mis ; je relevai sa tête, je lui repliai le bras sur l’oreiller et je sortis, laissant là mes médicaments. Je serrai autour de mon cou la dentelle de ma robe. Tous ceux qui m’approchaient n’allaient-ils pas voir les traces de cette épouvantable caresse ?…

Mon Dieu, mon Dieu ! mon époux qui m’aimait ne me baisait jamais que sur la tempe ! Si un étang se fut présenté, je me serais jetée à l’eau pour m’y laver toute entière !… que je souffrais !…

Je souffris bien plus encore lorsque Madge accourut vers moi.

— Eh bien ! me dit-elle.

— Je balbutiai :

— James !… le misérable !… il a le bras… le malheureux !… très, très brûlé !

— Mais, c’était donc bien terrible, cette brûlure ? Tu es livide… tu trembles ?… Qu’as-tu donc ?

Il ne fallait pas que cette pure enfant apprit des choses pareilles.

Je repris courage, je lui donnai rapidement toutes les explications qu’elle me demanda et je courus m’enfermer dans ma chambre. Je changeai de toilette, j’inondai ma poitrine des essences les plus fortes, comme si un baiser s’effaçait avec des essences !… Il aurait pu s’effacer avec du sang, car je déchiquetai la place avec mes ongles.

Je descendis au bureau pour raconter tout à mon mari et faire chasser cet être odieux, qui récompensait par l’outrage les soins qu’on lui accordait.

Madge avait eu mille fois raison en lui parlant si durement…

Sur le bureau de mon mari, je trouvai une lettre à mon adresse. Edgard, qui était allé à Londres, m’apprenait qu’il irait ensuite passer huit jours à Southampton !

Je restai là, pensive, devant cette lettre ; il fallait donc remettre à plus tard l’expulsion de James ; je ne pouvais le chasser moi-même. Je pouvais vendre le fer, la fonte, recevoir l’argent, donner ma signature, mais mes pouvoirs s’arrêtaient là. Ensuite, quel prétexte donner ? que diraient les ouvriers ? Je regrettais que James n’eût pas été insolent avec ma sœur : j’aurais eu, alors, un motif suffisant.

Depuis un moment, j’étais assise auprès du large pupitre de mon mari ; j’oubliais complètement que la maison s’appuyait, confiante, sur mes épaules et que cet appui ne devait pas lui manquer. On vint ouvrir la porte du bureau, Juliette m’appela :

— Mistress, le docteur est arrivé ; faut-il mettre pour lui un couvert de plus ?

— Oui, Juliette, dites à mon père qu’il le conduise chez le blessé.

Je retombai dans mes réflexions, une seconde fois on vint m’en tirer : c’était Madge.

— Ellen !

— Qu’y a-t-il ?

— Ce pauvre garçon !… on croit qu’il trépassera ! il a le délire…

— Le délire !… il avait le délire ! Voyant que je ne répondais pas, elle s’en alla. Une troisième fois, ce fut mon père :

— Ellen, je pense que tu ferais bien d’y aller.

Il croit à sa mort et te fait demander. Il a peut-être quelque chose à te dire pour ton mari.

— Mon Dieu, quel martyre ! Père… si tu y allais ?…

— Mon enfant, je ne remplace pas le chef, ici, moi.

Je pris mon courage à deux mains. J’allai chercher un châle, le plus épais de mes châles, je le drapai autour de moi et je sortis. La nuit était venue ; en passant devant les fenêtres de la salle à manger, je vis, à travers les jalousies, mon père et Magde qui lisaient les journaux. Le couvert était mis, la théière fumait ; mon père ne perdait pas une ligne de sa feuille. Il baissait et levait l’abat-jour de la lampe pour faire tomber d’aplomb la lumière sur le journal. Madge, dont je voyais les boucles luire comme si elles eussent été en or, ne paraissait pas aussi attentive à sa lecture ; elle regardait souvent de mon côté, je ne sais pourquoi, elle me semblait plus pâle qu’à l’habitude.

En entrant chez James, je vis le docteur, un homme gros et gras, assis de tout son poids sur les jambes du malade, au lieu d’être debout près du lit. Le docteur suait et soufflait ; de temps en temps, il s’essuyait le visage en poussant une exclamation de stupeur.

James avait les deux bras arrondis au-dessus de sa tête ; sa chevelure épaisse lui faisait un second oreiller. Il y avait une cuvette et une éponge à côté de lui. On avait jugé à propos de lui laver le visage. Au menton, je lui vis une petite brûlure ; le métal avait, sans doute, jailli jusque-là.

Sa physionomie me frappa dans l’état d’esprit où je me trouvais. Quand on analyse ses sensations et ses remarques avec la plume, on peut croire qu’on s’est arrêté volontairement à tel ou tel examen ; mais, pour écrire, il faut bien plus de temps que pour penser ; je voyais James sans le regarder.

Son teint avait une blancheur mate ; un peu plus d’animation sur les pommettes des joues qu’en temps ordinaire ; c’était là le seul indice de la fièvre. Ses yeux étincelaient dans l’ombre que projetait son bras : ils me parurent plus grands à cause de la ligne bleuâtre qui les entourait. Ses sourcils, qu’il ne fronçait plus, rompaient harmonieusement le front ; ce front, que j’avais vu toujours caché par les cheveux, avait sa courbe très en arrière. Ses lèvres, entr’ouvertes, découvraient des dents superbes, paraissant tranchantes comme des lames ; on se demandait pourquoi ces gouttes de lait ne séchaient point entre ces deux tisons.

— Mon ami, disait le docteur, vous divaguez !

— Pas le moins du monde, docteur Hortwer ; c’est vous qui êtes fou de vouloir me saigner pour une brûlure.

— La saignée est le remède le plus prompt dans tous les cas possibles. Comprenez, jeune homme : vous avez la fièvre, n’est-ce pas ? c’est une ébullition de sang due à l’inflammation des veines de votre bras, laquelle inflammation s’est répandue dans toutes les autres veines, par conséquent dans tout votre sang. Donc, il faut vous tirer un peu de ce mauvais sang. C’est ce que j’aurais déjà fait si vous ne vous étiez pas démené comme un démon.

— À votre tour, docteur Hortwer, tâchez de comprendre. Puisque tout mon sang est enflammé, pour calmer cette inflammation, il faudrait me saigner jusqu’à la dernière veine… autrement dit, à blanc. Nous chauffons le fer à blanc, lorsqu’il n’est plus bon à rien pour le marteau de l’usine et que nous les devons porter sur l’enclume du martinet. Merci, cher sir, je prétends vivre encore ! Au lieu de m’ôter mon sang, vous devriez y introduire quelque chose de rafraîchissant. Tenez, vous êtes un imbécile, docteur !

— Mon Dieu, murmura le docteur, quel délire il a !

Je vins me placer derrière la table ; j’étais cachée par le rideau du chevet.

— Voyons, continua James d’une voix toute autre que celle qu’il avait ordinairement, donnez-moi, sir, une boisson quelconque, je n’y tiens plus !… mes douleurs sont insupportables. Depuis que vous êtes là, vous auriez dû les calmer ! Vous ne m’offrez que votre lancette.

Le docteur s’essuyait toujours le front.

— Mon ami, du moment que, pour vous, ma science n’est qu’une chimère…

— Mais donnez-moi ce flacon d’huile ; mistress Veedil m’a fait du bien, elle, avec cela.

Le docteur cria :

— Ne savez-vous pas qu’il y a, dans les huiles fabriquées en Angleterre, un principe excitant…

— Bon, si l’huile excite, je vais prendre le contraire de l’huile, peut-être adoucira-t-il.

Il tendit le bras vers la table, je le vis s’emparer de la bouteille d’eau-de-vie.

— Je vais m’étourdir avec cela, il n’y a rien de tel que l’ivresse pour calmer les douleurs. Ce n’est peut-être pas écrit dans les livres de médecine, docteur Hortwer.

Instinctivement, j’écartai la bouteille, il me saisit le poignet.

Pendant ce temps, le médecin s’était approché de la table ; il m’aperçut, ouvrit la bouche, releva ses lunettes d’un froncement de sourcils.

— Ne dites rien, murmurai-je en pâlissant.

Il resta dans son attitude. James, avec le pouce et l’index seulement, me brisait le poignet.

— Eh ! eh ! mon cher, quel poignet avez-vous ? C’est un brin de paille !… vous n’auriez jamais eu la force de me saigner… Docteur Hortwer, je vous déclare que j’aime beaucoup les femmes et que votre main est, de toute votre personne, ce qui me plaît le plus.

Je fis un effort ; je me dégageai ; puis, je posai un doigt sur ma bouche pour indiquer au docteur de ne pas révéler ma présence. Je préparai, derrière le rideau, une compresse comme la première, je la lui passai.

— Allons, dit-il en la posant sur le lit, je vais vous panser avec des calmants, mon ami ; c’est pourtant un mauvais moyen.

James se laissa faire ; il s’assit sur son séant et regarda fixement le docteur.

— Si vous croyez que je vois votre figure, en ce moment, je vois… — et James eut un sourire charmant de naïveté, — je vois une lady bien blanche, avec des cheveux bien blonds, qui me soigne.

Son front se rembrunit.

— Aïe, docteur, vous m’empêchez de la voir… vous me faites mal !… Cette lady, elle me parle comme une mère !… Ah ! docteur, ne me serrez pas si fort !… Je n’ai jamais eu de mère, moi ! ni de sœur ; je suis un mauvais sujet, je suis… Laissez-moi en repos, je suis malheureux !… Je voudrais avoir beaucoup de fortune pour acheter les forges de Peddry et en faire sortir toutes ces mistress insolentes !… Ah ! docteur, quel enfer !…

Il se retournait et s’agitait. Son pansement achevé, le docteur vint me rejoindre sur la pelouse ; j’étouffais… l’angoisse me serrait la gorge… James, pendant que j’étais sortie, qu’avait-il dit ?

— Mistress Veedil, me bégaya le pauvre médecin, vous avez entendu… ce garçon a le délire. Il m’a traité d’imbécile… l’avez-vous entendu ?

— Oui, docteur Hortwer, mais est-ce lui qui m’a demandée ?

— Pas précisément, il a crié plusieurs fois votre nom ; alors, j’ai pensé…

— Très bien, expliquez-moi donc les effets du délire, si singuliers parfois.

— Bien singuliers, excellente mistress ; le patient croit voir des fantômes, des chimères ; il leur parle, il arrive même à chercher à les saisir… ses mains battent le vide…

— Ah ! vraiment, ces chimères, ces fantômes l’assaillent-ils fortuitement, ou sont-ils motivés par une pensée concentrée ?

— Erreur, mistress, illusion, tout gît dans la fièvre et disparaît avec la fièvre… Si, seulement, il avait voulu qu’on le saignât…

— Docteur… (et ma voix hésitait), se souviennent-ils après l’accès, de ce qu’ils ont fait pendant cet accès ?

— Nullement.

Je serrai la main du médecin, je lui rappelai que mes domestiques étaient à sa disposition pour veiller son malade, et je le priai de venir dîner avec nous.

Ainsi James avait eu un accès de folie !… Au lieu d’un coupable, il ne restait plus qu’un malade qui, une fois guéri, ne se souviendrait plus de rien !

Je rentrai à la maison, le cœur un peu moins inquiet.