L’Homme roux/L’Homme roux/06

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La Librairie illustrée (p. 75-91).
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VI

Quand je revins à moi, j’étais couchée sur mon lit ; ma sœur était près de mon chevet, elle serrait mes mains dans les siennes.

La lampe brûlait encore sur ma table de travail.

— Comment suis-je ici ? murmurai-je.

— Personne ne nous a vus ni entrer, ni sortir, Ellen. C’est James qui t’a portée…

Je me redressai de toute ma hauteur :

— Et tu as laissé cet homme me toucher, malheureuse !…

— Il le fallait bien, dit-elle en pleurant ; je n’étais pas assez forte.

— Ah ! m’écriai-je, il faudra donc boire toutes les hontes, cette nuit ?… Et mon mari, où est-il ?… mort, probablement, pendant qu’on déshonore ma sœur !…

Madge, effrayée, tomba sur mon lit en sanglotant.

Je me levai, j’allai dans la chambre de mon mari ; il dormait et paraissait calme. Je revins.

— Madge, demain, le misérable à qui tu t’es donnée, viendra chez moi. Je le forcerai à t’épouser. Ce sera étrange, n’est-ce pas, qu’on force un être pareil à t’épouser ? Puis, je lui remettrai ses dettes. Tu peux être tranquille, l’amant de miss Veedil n’ira pas en prison ; seulement, tu seras obligée de lui demander quel nom il compte te donner en t’épousant, car je ne lui en connais pas d’autre que celui de James.

Ma sœur ne répliqua rien. Elle se mit à genoux :

— Merci, dit-elle, Ellen, merci. S’il refuse, je serai prête à quitter votre toit.

— Pour le sien, n’est-ce pas ? m’écriai-je avec désespoir.

Madge se releva.

— Non, j’irai n’importe où, je ne sais, mais il me faudra sortir de cette maison, car ma faute est trop grande pour que vous me la pardonniez.

Elle rentra dans sa chambre et s’y enferma.

Le vent continuait de faire rage autour de Peddry ; les volets battaient les murs ; la fumée noire tourbillonnait dans la nuit noire ; sur la terre, de temps en temps, une flamme déchirait les ténèbres ; en haut, dans le ciel, la lune paraissait, lueur livide, et moi, accoudée sur l’appui de ma fenêtre, les tempes brûlantes, les joues sillonnées de larmes, je me demandais si on m’avait plongée, toute vivante, en enfer.

J’étais encore à la même place, quand Juliette entra dans ma chambre. Cette fille tut effrayée de ma pâleur.

— Ah ! mistress, vous êtes malade ? Je disais bien que vos veilles vous fatigueraient !

— Non, Juliette, répondis-je en tâchant d’affermir ma voix, ce n’est pas moi qui suis malade, c’est ma sœur. Elle a eu, cette nuit, un accès de fièvre ; je crois qu’elle dort à présent. N’allez pas chez elle ; il faut la laisser reposer.

— Enfin, l’air est donc empoisonné dans le cottage ? murmura Juliette ; tout le monde y prend du mal.

Juliette rangea, épousseta les meubles autour de moi, elle ferma la fenêtre et se retira quand je lui eus donné des ordres pour le travail du matin.

Une fois seule, je courus à la porte de Madge et lui dis que je m’arrangerais de façon à l’empêcher de paraître, au moins, pendant le déjeuner.

Elle me remercia et n’ouvrit point. J’entendis clapoter l’eau dans sa cuvette ; je compris qu’elle baignait ses yeux rougis par les larmes.

Edgard, lui, ne s’aperçut pas du changement de mon visage ; cependant, il allait un peu mieux. Il put causer de ses affaires avec moi ; il me demanda si les lettres étaient prêtes à expédier. Je lui répondis que je ne les expédierais qu’après le déjeuner.

Je relevai ses coussins, je lui fis boire une potion qu’il prenait habituellement à cette heure-là et je le laissai avec le docteur Hortwer.

Mon père descendait de cheval comme je sortais sur le perron.

Il vint m’embrasser, et, tout en caressant Burrague, il me raconta qu’il avait eu un affreux cauchemar pendant la nuit :

— Il me semblait, dit-il, que dans cette épouvantable tourmente j’entendais le bruit de pleurs et de cris ; on ouvrait des portes, on les fermait ; je ne pouvais dire si j’étais éveillé ou endormi, car j’entendais fort distinctement des agitations dans le cottage.

Il me disait cela d’un ton si tranquille, le pauvre père ! Il ajouta :

— Ma promenade m’a fait grand bien, ce matin. Je me suis levé très abattu ; maintenant, je me sens très dispos.

Il entra au salon, sans voir que je chancelais en m’éloignant de lui. Je fis moi-même une courte promenade sur la pelouse ; l’herbe, sèche et gelée, criait sous mes pas ; le froid était piquant, mais cet air vif me procura un grand soulagement physique. Il colora mes joues et ranima mon regard.

Le déjeuner ne fut qu’un long supplice. Il ne fallut expliquer l’absence de Madge, il me fallut supplier chacun de ne pas la déranger. Le médecin voulait absolument la voir.

— Un accès de fièvre, mistress, rien n’est plus dangereux pour les jeunes filles, disait-il.

Et, pendant que je versais le thé dans sa tasse, ma main tremblait si fort que j’en répandis sur la nappe.

Au moment où on passait au salon, Juliette vint me prévenir que James m’attendait dans le bureau. Je fis un violent effort pour paraître calme sous le regard de mon père qui disait :

— Pourquoi James est-il venu sitôt ?

Je répondis d’une façon banale et je sortis en pressant ma poitrine sous mes doigts crispés. Je traversai le bureau sans lever les yeux sur James, qui se tenait debout à l’entrée ; je vins m’asseoir dans le grand fauteuil de cuir placé devant le livre de comptes. Alors, seulement, je me retournai, et lui fis signe de s’approcher.

— Asseyez-vous, lui dis-je.

Il refusa poliment.

— James, commençai-je d’une voix rapide, car le souffle me manquait, vous allez devenir l’époux de ma sœur. L’honneur des Veedil m’est plus cher, vous le comprenez, que leur avenir… Ma sœur sera malheureuse, je n’en doute pas, mais c’est elle, c’est vous qui l’aurez voulu… Il faut que ce mariage se fasse promptement. J’amènerai mon père à l’envisager sans trop de honte ; j’espère même l’y faire consentir sans lui apprendre toute la vérité. Il faut, James, éviter de rencontrer Madge, je n’ose faire appel à votre conscience ; je sais que vous n’en avez pas, mais je vous supplie, au nom de Madge que vous avez perdue, de ne jamais chercher à la voir seule. Quand vous serez fiancés, je me charge de trouver des prétextes pour vous en éloigner. Cet état de choses ne durera pas longtemps, je vous le promets. Maintenant, dites-moi exactement le chiffre de votre dette, je vais la payer.

Je ne regardais pas James en lui parlant, mais je sentais son regard, à lui, fixé brûlant sur mon front.

Il se pencha sur le bureau.

— Mistress, vous ai-je dit cette nuit que j’en aimais une autre, et que c’était en quelque sorte votre sœur qui était venue se jeter dans mes bras ?

Je fus prise d’un frisson convulsif.

— Oui, murmurai-je, vous me l’avez dit.

— Eh bien ! mistress, si je refuse, moi, de l’épouser ?

Je me levai ; il ne se recula pas.

— Alors, m’écriai-je, alors, misérable, il faudra que cette malheureuse enfant, elle-même, vous réclame son honneur et se traîne à vos genoux pour obtenir un nom qu’elle méprise ?

— Croyez-vous réellement qu’elle me méprise ? dit-il avec un sourire ironique.

— Un nom, continuai-je indignée, et vous n’en avez seulement pas !

— C’est vrai ! je sors d’un des hospices de Londres ; je ne me connais que celui de James.

— Eh bien ! est-ce que votre but n’est pas atteint ? Est-ce que vous n’avez pas la femme et la fortune que vous convoitez ?… La fortune surtout, car vous avouez que vous n’aimez pas la femme.

— Il y a une bonne raison, mistress ; ce n’est pas celle qui vous aime que l’on est forcé d’aimer.

— Mais vous êtes donc un monstre ?… Madge, cette enfant, ce trésor de grâce et de beauté, cette jeune fille que le baronnet sir Charles Stow, eût été si fier d’avoir pour compagne, vous ne l’aimez pas ! Vous dédaignez Madge, vous, un garçon sans famille, sans fortune, sans conduite !… vous, qui iriez en prison, si je le voulais !… vous, un ouvrier grossier et sans mœurs !… Ah ! Dieu, ne me redites pas cela, ou j’oublie que notre honneur dépend de vous et je vous fait chasser par mes domestiques !

Je retombai, brisée, sur mon fauteuil. James, pâle de rage, posa sa main sur mon épaule :

— Mistress, dit-il, prenez garde ! Je sais que vous me haïssez et que vous n’hésiteriez pas à faire ce que vous venez de dire, si je n’étais l’amant de votre sœur. Mais, je n’ai rien à perdre ; vous êtes tous moins puissants que moi, l’ouvrier grossier et sans mœurs !… Si je veux, je réduirai d’un mot votre arrogance ; si je le veux, j’irai chercher Madge et vous la verrez se suspendre à mon cou, comme hier soir, et me demander humblement ce que vous exigez comme si vous étiez au-dessus d’elle ! Elle suppliera… Je veux vous voir supplier aussi, moi, car je tiens l’une par l’autre ! Je vous possède toutes les deux ! Essayez donc d’appeler au secours, pendant que ma main est posée sur votre épaule !… Ah ! vous avez voulu me chasser aussi, autrefois, vous m’avez traité avec hauteur, vous m’avez fait sentir votre dédain chaque lois que vous en avez trouvé l’occasion !… Je me venge, en ce moment, je ris de votre colère… Faites-moi sortir d’ici, et les hommes que je dirige sauront et diront, non seulement dans l’usine, mais au village, partout, que cette Madge que vous adorez, je refuse, moi, James, le pauvre contre-maître, de devenir son mari !… Criez donc !… appelez, voyons, je veux vous voir pleurer ! rien ne me sera plus agréable, je vous assure !… Si vous me haïssez, je vous…

Il n’acheva pas. Il était penché sur ma tête et je sentais son haleine brûlante dans mon cou. Je voulus repousser cette main qui m’écrasait.

— James, balbutiai-je, c’est une vengeance, alors, que vous avez exercée contre moi en me prenant cette malheureuse enfant que j’aime plus que tout au monde ?

Il se tut un instant.

— Vous l’aimez plus que votre mari ? dit-il d’un accent contenu.

— Oh ! m’écriai-je en éclatant en pleurs, je crois que ma sœur a été mon seul amour sur terre !

Cet homme devait être content. Il me voyait pleurer ! Je m’étais cachée le visage ; il écarta mes doigts, me prit les deux poignets et me força à me lever.

— Voyons, dit-il, comment voulez-vous que j’épouse Madge. Je n’ai pas d’amour pour elle ! Et puis, vous l’avez élevée dans le luxe, vivra-t-elle du produit de mon travail. Il lui faut un cheval, une voiture, de belles toilettes, une société élégante ; il est possible qu’elle m’aime, mais cette affection ne durera pas chez elle. Elle reconnaîtra bien vite à quel être elle a affaire. Je suis d’un naturel violent et brutal ; huit jours après notre mariage, nous ne pourrons plus nous voir ! Vous vous trompez, mistress, en croyant que j’ai voulu sa fortune. Quant à une vengeance… je ne fais que profiter de ma situation, en ce moment, pour vous faire souffrir, parce que moi, depuis deux ans, je ne fais que souffrir à cause de vous. Eh bien ! je l’épouserai !… mais je ne veux rien vous cacher, il vaudrait mieux pour elle perdre son honneur, que de devenir ma femme !

— James, vous ne savez pas ce que c’est que l’honneur, vous, car vous ne lui auriez pas pris le sien. Je ne veux pas vous croire… c’est vous seul qui êtes coupable… vous l’avez entraînée au mal… ma sœur ne peut pas s’être abaissée ainsi !

Je joignis ma main à celle de James.

— Jurez-moi, dis-je en sanglotant, que vous rendrez un peu de calme à cette enfant, que vous réparerez votre faute en lui donnant tout le bonheur qu’il sera en votre pouvoir de lui donner. Vous oublierez cette autre créature que vous lui préférez et qui, j’en suis sûre, ne la vaut pas. Mon Dieu, mais jamais vous n’auriez osé rêver un avenir pareil ! Songez donc que ce mariage vous fera, peut-être, un jour, maître des forges et de Peddry ! Tout obscur que vous êtes, vous allez être placé au milieu d’une famille riche et distinguée, vous !…

Je m’arrêtai, étouffée par les larmes de la honte ; il me fallait acheter en quelque sorte la pitié de cet homme !

Il secoua la tête.

— C’est bien étrange, mistress, mais je préfère encore cette autre femme à celle-ci !… Enfin, je vous l’ai dit ; j’épouserai votre sœur, mais je ne veux l’épouser que dans un mois ou deux… Je veux être libre, jusque-là, et vous, de votre côté, je ne veux pas que vous parliez de ce mariage à votre père.

— Un mois ou deux, dis-je avec stupeur en retirant brusquement mes mains des siennes, mais vous êtes donc le plus lâche des misérables ? Vous voulez nous tuer lentement toutes deux ?

Il me regarda en souriant.

— Allons… je vous fais grâce d’un mois !… Dans un mois, je serai l’époux de miss Veedil.

Mon cœur battait à rompre.

— Que pensera-t-elle lorsque je lui dirai que vous voulez attendre.

Il se mit à arpenter le bureau

— Elle dira ce qu’elle voudra !… Aussi, pourquoi est-elle venue ?… C’est maintenant que je regrette de ne pas avoir eu de conduite. Mistress, je vous jure sur tout ce que vous trouverez de bon au serment, que je ne révélerai jamais ce qui s’est passé, chez moi, l’autre nuit ! Je m’en irai aussi loin que possible… je… mon Dieu ! quelle folie !… Mistress, je veux rester libre !

J’allai à lui.

— James, regardez-moi en face : vous faudrait-il de l’argent pour contenter la personne à laquelle vous êtes attaché ? J’en ai assez à ma disposition pour payer vos mauvaises passions ou vos dettes.

Il s’arrêta et se mit à rire.

— Je suis sûr que tout l’or de l’Angleterre ne suffirait pas pour acheter cette femme-là ! Elle est comme vous, très sévère au point de vue de l’honneur !… Allons, je vais vous donner l’adresse de mes créanciers, et c’est fini ; je ne vous torturerai plus… Seulement, c’est moi qui vais me mettre à la torture. Enfin, nous verrons si cela est possible.

Il alla au pupitre, s’assit dans le fauteuil, chercha une feuille de papier. Je lui en donnai une. Quand il eut terminé, il se renversa avec une aisance parfaite sur le dossier.

— Vous devez me trouver bien hardi, n’est-ce pas, mistress, dans mes passions ? Vous voyez pourtant, que je réussis quelquefois malgré moi.

Il se prit à sourire d’une façon étrange.

— En effet, il sera très singulier d’entrer dans votre famille ; par exemple, d’appeler mistress Veedil, « Ellen », en qualité de beau-frère… Croyez-vous que je me gênerai ? Non !… Vous avez été trop fière, il faut vous humilier un peu.

Il se leva après m’avoir demandé poliment des nouvelles de mon mari et se retira sans rien ajouter pour Madge.

L’ignominie avait-elle été assez grande ! Avais-je assez payé l’honneur de ma sœur !…

Elle vint au-devant de moi dans l’escalier. Je m’enfermai avec elle dans sa chambre ; je lui dis que le misérable avait mis une attente d’un mois pour condition à ce mariage forcé. J’étais tellement exaltée par l’indignation, que je lui aurais dit aussi qu’il avouait en aimer une autre qu’elle… Je fus arrêtée par le désespoir de Madge. Alors, je me mis à lui chercher une excuse.

— C’est, peut-être, dis-je, pour s’être libéré lui-même de ses dettes !

Comme toutes les femmes réellement éprises et qui cherchent les circonstances atténuantes, elle se raccrocha à cette idée.

— Mais tu l’aimes donc bien ? répétai-je stupéfaite.

— Vois-tu, s’écria-t-elle, tu ne l’as jamais entendu parler d’amour, toi…

Oh ! sang américain, tu éteins toute pudeur, même quand tu coules dans des veines anglaises !… Et c’est qu’elle ne craignait pas de me redire, à toutes les minutes, qu’elle ne pouvait être heureuse qu’avec cet homme-là.

— Maintenant que je lui ai tout donné, disait-elle, il ne peut pas faire autrement que de m’adorer le reste de ses jours. Moi, je ne lui demande pas d’être un gentleman ; que m’importe la distinction d’un sir Charles ? Il me faut une passion sincère et je la possède… j’en suis sûre !

Elle en était sûre ! quand je venais d’entendre cet homme me dire :

— Mistress, je veux rester libre !

Je crus devenir folle en présence de la colère de mon père. Il fallait bien lui dire une partie de ce qui en était. Il voulut maudire Madge. Je luttai deux jours contre cet orage. Puis, le troisième, il me déclara, sans transition, que désormais, il se renfermerait dans une réserve absolue vis-à-vis de sa fille ; qu’elle pouvait l’épouser pourvu qu’elle allât vivre au loin… Il reprit son flegme ordinaire, après cette déclaration.

Voilà donc comment on l’aimait, cette Madge. Et moi, qui considérais mon affection pour elle comme le plus sacré des devoirs ! Je n’eus pas le temps de jouir d’un peu de repos après ces luttes énervantes. Il fallut recommencer avec une bien plus terrible ennemie : la mort ! Mon malheureux Edgard, après avoir béni, sans comprendre, les fiançailles de James et de ma sœur, expira au bout d’une lente et douloureuse agonie…

Désormais, j’étais seule, sans aucun appui, à vingt-deux ans, vis-à-vis d’un avenir menaçant qui se préparait pour Madge et peut-être pour moi.