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L’Homme roux/L’Homme roux/07

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La Librairie illustrée (p. 92-108).
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VII

J’allais lentement, la tête baissée, laissant traîner sur le sol durci par la gelée, ma longue robe noire. Je ne distinguais rien au-dessus de moi, un épais brouillard me cachait les hautes futaies ; déjà je m’étais heurtée aux branches basses des arbres, et l’une de ces branches avait déchiré le voile de crêpe qui entourait ma capeline, une autre avait rejeté la capeline en arrière. J’allais toujours, dans ce brouillard intense à travers lequel je n’apercevais plus mon chemin ; il ne faisait pas très froid ; on sentait que le pâle soleil de l’hiver se glisserait peu à peu dans ce brouillard qui, à de certaines places, se colorait de rose. Je venais du cimetière de Wolwich… je tournai le grand parc attenant au village. Ce parc était immense : on le louait tous les ans, aux lords de Londres, qui y venaient, à l’époque de la chasse, pour courir le renard. On pouvait entendre, de Peddry, les aboiements forcenés de la meute poursuivant le malheureux gibier ; mais, au moment où je le traversais, le parc était silencieux. C’était à peine si, de temps en temps, le cri désagréable d’une pie venait troubler le calme de cette solitude.

Mes pensées étaient bien en harmonie avec la triste matinée ; tout était confusion et larmes dans ma pauvre imagination.

Je venais de quitter une tombe et je me dirigeais vers Peddry, où m’attendaient de monotones occupations, des contrariétés continuelles, un immense chagrin que les indifférents semblaient augmenter à plaisir.

Le mois que James avait demandé était presque fini. On travaillait déjà à la robe de noces de ma sœur. Il fallait annoncer à l’usine la belle destinée qu’on faisait à son jeune chef ; il faudrait écouter avec patience les exclamations de surprise et les compliments de ces gens-là ; bien entendu, il faudrait leur sourire de peur qu’on ne soupçonne notre honte ! Et puis, c’était le bourdonnement de ce gros docteur Hortwer, qui ne quittait plus la maison depuis la mort de mon mari. Je devais respecter sa présence parce qu’il m’avait été recommandé par Edgard ; mais combien j’aurais voulu le voir ailleurs !…

À toutes les minutes, c’étaient des questions indiscrètes :

— Mais, pourquoi ne pas vous opposer à ce mariage ?… Mistress, c’est une folie qu’il faut empêcher !… Mistress, il est encore temps… Mistress, c’est un ami qui vous parle… Enfin, ce James n’a point l’air si amoureux… etc., etc.

Puis, mon père, ne sortant de son flegme que pour lancer à Madge une sanglante ironie. « Le baronnet sir Charles a l’intention de faire raccommoder la grille de son parc à ton mari, le jour de la noce !…

Madge avait sa propre passion pour refuge ; mais moi, je n’avais que la douleur, et j’étais continuellement obligée de veiller aux convenances. James, aimant une autre femme, oubliait son rôle de fiancé ; il fallait dissimuler son peu d’empressement. Involontairement, je ralentissais ma marche ; j’aurais voulu encore rester dans ce bois, seule avec mes pensées sombres comme ma robe de deuil, mais auxquelles, ici, personne n’avait le droit de m’arracher.

Je me trouvais dans une large allée plantée de chaque côté d’énormes hêtres, j’avais toujours devant moi l’indécise perspective du brouillard. Je me souvenais que dans ce parc Madge avait erré avec le contre-maître, oui, c’était dans ce lieu maudit qu’elle avait eu ses premiers rendez-vous avec l’homme qui l’avait perdue ! Ce souvenir me serra le cœur et me fit presser le pas. Je songeais à James, je le voyais, méchant, ironique, torturant et entraînant ma sœur chérie… Je le voyais si bien que, sous le voile gris de la brume, il me semblait reconnaître une forme humaine… cette forme se mouvait… se rapprochait ! J’avais beau passer ma main sur mon front pour en écarter cette vision, j’étais presque certaine de voir un homme, un homme en chair et en os devant moi. Je marchai plus vite, mais l’illusion ne fut plus possible : James était au milieu de l’allée… il ne bougeait pas. Il m’attendait les bras croisés.

Quand nous nous trouvâmes face à face, je lui dis vivement :

— Est-ce qu’il y a quelque chose à la maison, James ?… Pourquoi venez-vous à mon avance ?

— Non, mistress, répondit-il, seulement vous n’avez pas dû rencontrer le pasteur à Wolwich… il est venu tout à l’heure à Peddry. Il ne croyait pas à la nouvelle.

— Quelle nouvelle ?

— Celle de mon mariage.

— Ah ! je vous avais chargé de la réponse… c’est vrai… et qu’avez-vous dit ?

— J’ai dit, mistress, que vous n’étiez pas au cottage et que je venais vous chercher.

— Mais il était, ce me semble, convenu que… oh ! James !…

Il eut un sourire sinistre.

— Je désirais vous parler… et surtout vous voir seule…

Il fit une pause, puis ajouta :

— Ellen… il faut que vous m’écoutiez…

Ce mot : Ellen, dans sa bouche, me produisit l’effet d’une insulte. Je rougis et il s’en aperçut.

— Puisque je vais être votre beau-frère, — dit-il en essayant de rire.

Il me prit le bras de force, le mit sous le sien.

— Retournons du côté de Wolwich, dit-il avec agitation, il faudra toujours rentrer assez tôt à la maison !

J’étais tout interdite. Nous marchâmes pendant un instant en silence. Soudain le contre-maître s’arrêta :

— Le mois est terminé, Ellen, fit-il ; la femme que je veux est libre.

J’eus le vertige… que signifiait ce langage ? De quelle femme encore allait-il faire le malheur ?

Il me sembla que les nuées m’enlevaient, rapides, au-dessus de la terre et qu’un soleil éblouissant m’aveuglait… la femme que je veux est libre !

— Que dites-vous ? balbutiai-je.

— Serait-il possible, Ellen ? reprit-il avec emportement. Vous avez donc oublié le mouvement de folie que j’ai eu un jour pour vous !… Un jour que le docteur Hortwer vous expliquait les symptômes du délire… du délire que je n’avais pas, car je vous sentais près de moi malgré le soin que vous mettiez à vous dissimuler derrière mes rideaux…

J’eus un geste de terreur, il crut que j’allais m’enfuir et saisit dans ses doigts crispés un pli de ma robe.

— Non… vous m’entendrez, Ellen ! il y a assez longtemps que je cherche cette occasion… vous êtes libre, je le répète, et vous avez donc le droit de m’entendre… Ellen, le mariage que vous me faites faire va me forcer à vivre de votre vie, à vous voir sans cesse, c’est-à-dire à endurer un effrayant supplice auquel peut-être je ne résisterai pas. Je n’ai jamais su résister, moi ! Comment apprendrais-je, maintenant, que vous serez toujours à mes côtés, le respect, la douceur, les manières absurdes, enfin, en usage dans notre monde ? L’intimité de la famille va me permettre des choses qui me font bouillir le sang quand j’y pense ! Quel crime y aura-t-il à embrasser ma sœur Ellen, à demeurer en tête-à-tête avec ma sœur Ellen ?… Habitant sous le même toit, nous allons dormir à deux pas l’un de l’autre !… Et je me connais, je multiplierai ces rencontres, ces baisers… puis, un soir, j’irai droit au but de ma passion, sans savoir moi-même que je commettrai une action très lâche… Madge ne m’empêchera pas de vous vouloir irrésistiblement. Madge ne m’est plus rien, je ne l’aime plus… D’ailleurs, je ne l’ai point aimée… ce fut un simple caprice sensuel. Et aux hommes sensuels comme moi la satisfaction d’un désir suffit… Peut-être, si vous aviez été à la place de votre sœur je l’aurais encore tendrement adorée !… mais Madge ce n’est pas vous ! Oh ! non ! Et vous, Ellen, depuis deux ans, vous êtes ma folie… je ne rêve que de vous… et je ne peux ni vous prendre ni vous oublier !… Quel enfer !… mon Dieu ! Si nous restons ensemble, je vais devenir furieux… je n’ai ni éducation ni religion. Ma pitié pour Madge se changera en aversion. Je vous assure… ce mariage ne doit pas s’accomplir… car s’il s’accomplissait, je profiterais de toutes les occasions pour vous avoir.

J’écoutais, immobile comme une statue. Cela n’était pas possible… je faisais un horrible rêve !

— James, murmurai-je, je n’ose pas vous comprendre… Est-ce que vous vous jouez de moi ?

— Non, Ellen !… Je vous aime, c’est bien clair.

Il y eut un nouveau silence glacial. Je croyais que la terre allait se dérober sous mes pieds.

— Ellen ! ajouta-t-il, baissant la voix, il n’y a qu’une chose à faire pour éviter de grands scandales et le désespoir pour tous les deux : il faut que vous m’épousiez au lieu de me donner Madge.

Je poussai un cri.

— Misérable !

— Pourquoi misérable ?… Vous m’avez dit que vous feriez passer le testament de votre mari sur la tête de Madge, réglez donc cela et le baronnet lui offrira encore bien son nom… Personne ne sait l’histoire qui est arrivée… aucun résultat n’est maintenant à craindre, n’est-ce pas ?… Moi je vous jure, Ellen, de vous rendre l’existence très supportable… malgré ma mauvaise conduite de jadis, conduite odieuse, allons, je l’avoue ! Oh ! je vous aimerai tant, Ellen, que vous finirez par m’aimer un peu !… Vous êtes froide… j’aurai tant de feu au cœur, moi, que je vous réchaufferai. Ne m’irritez pas… ne prenez pas vos airs de reine… à quoi bon ? C’est naturel, l’amour ! Si vous saviez quels efforts je fais pour garder, devant vous, toute ma présence d’esprit ?

— De sorte, James, que vous voulez l’honneur des deux sœurs, maintenant. Quelle mère vous a mis au jour, vous ?

— Encore ce mot d’honneur… Ellen ! Oui ou non, serez-vous à moi ?

— Jamais, jamais… malheureux fou !… et quand ma sœur devrait mourir, je me refuse… je me refuse tout entière, âme et corps… Je suis couverte de vêtements de deuil, je veux les garder jusqu’à la fin de mon existence. Les hommes me répugnent, s’ils vous imitent tous dans leurs amours !… Ai-je besoin d’amour ? Je ne demande que le calme et l’oubli. Ah ! si j’en avais le pouvoir, ce serait votre sang qui laverait toutes ces hontes… je vengerais ma pauvre Madge… et je me vengerais… lâche… vous êtes un lâche !…

— C’est bien ! Taisez-vous, mistress, j’obéirai, je serai son mari… vous vous en repentirez ! Ne m’insultez pas davantage car mon cerveau éclate… Rentrons au cottage, rentrons…

Il m’entraîna. Je ne savais plus mon chemin. Je voyais rouge. Rentrer à Peddry dans cet état de désespoir était trop imprudent. Je m’arrêtai, suffoquée, sur un monticule de gravier qui surplombait les fossés du parc. Le brouillard s’était un peu éclairci. J’apercevais le cottage. L’usine était en pleine activité. On entendait les coups sourds des lourds marteaux broyant le fer sur les enclumes. Des flammes sortaient en langues minces et ardentes des lucarnes ouvrant dans les pelouses. Devant le perron un groupe d’ouvriers s’agitait, parlementant avec de grandes émotions : le pasteur était là, tout ému ; on s’entretenait de la fameuse nouvelle…

— Voilà tous ces gens qui attendent leur mistress Veedil pour qu’elle leur annonce le prochain mariage… Hipp !… Hurrah ! !… s’écria James exaspéré. Allons… Ellen ! dépêchons-nous… puisque vous appelez cela l’honneur !

— James, par pitié, suppliai-je, mes yeux sont troublés et j’ai peur de tomber devant eux… James, allez-y seul… dites tout ce que vous voudrez… je me meurs, moi !

— Pauvre femme ! — fit-il d’un accent railleur.

— Ma raison s’égare, James, c’est trop à la fois pour une créature qui n’est pas coupable ! Ayez pitié de moi ! ayez pitié d’elle !…

Alors, il m’entoura de ses deux bras, m’enleva de terre.

— Je te fais donc bien souffrir ? dit-il, frémissant d’un frisson convulsif.

Je voulus le repousser ; il resserra son étreinte :

— Tu me repousses !… tu me repousseras toujours !… Mon Dieu, moi qui croyais qu’il suffisait d’aimer comme j’aime pour attendrir une femme… Ellen, dis-moi ce que tu veux que je fasse pour t’obtenir, je le ferai. Je ne craindrai pas de m’abaisser, moi, ouvrier, plus bas encore !… Vois, cependant, ce que je te disais était plus loyal que ce que je vais faire : je vais l’épouser et je t’aime ! Je te l’ai dit, tu peux seule me sauver de cette honte… Ellen ! ne crie pas ! n’appelle pas, ou… Mon Dieu ! mais tais-toi donc !… Je vais t’étouffer !

Je ne pesais pas plus à ses bras qu’une enfant. Lorsque je compris qu’en me débattant je l’irritais davantage, je m’abandonnai complètement à lui ; je le laissai se pencher sur mon visage et le contempler, avec ce regard ardent qui brûlait le mien ; puis, me dégageant brusquement de son étreinte, je profitai de sa surprise, je rassemblai mes forces et bondis sur l’autre côté du fossé. Alors, j’atteignis la grille du cottage en moins d’une minute ; je l’ouvris, je courus à l’escalier du perron. Derrière moi, deux ouvriers, le père d’Harry, Georges, et un autre, Herking, s’écrièrent :

— Ah ! mistress, venez donc nous dire si c’est vrai !… Quel bonheur pour notre contremaître !

Le pasteur vint à moi :

— Comment, la jolie miss Madge au contremaître de Peddry ?

Je fus obligée de me cramponner à la rampe de pierre ; mes lèvres remuaient et ne proféraient aucun, son. Ma sœur arriva ; elle me tendit les bras.

— Dis-leur donc que c’est vrai et que j’en suis tout heureuse !

Allons, pensai-je, c’est notre destin ! Je me redressai, je serrai la main du pasteur, je baisai Madge au front, et, m’avançant près de la balustrade :

— Mes amis, dis-je d’une voix vibrante, le mariage de miss Madge, avec le contremaître James, aura lieu dans trois jours !

Un joyeux hurrah me répondit, et bientôt on vit sortir de l’usine tous les ouvriers agitant leurs chapeaux et criant :

— Hurrah ! pour le contremaître et pour miss Madge !

En rentrant au salon, j’étais si accablée, que le docteur Hortwer proposa de me faire prendre un réconfortant énergique.

— Mistress m’a l’air de s’être trop laissée aller à sa douleur au cimetière de Wolwich. Croyez-moi, mistress, ce mariage, tout ridicule qu’il vous paraisse, sera, peut-être, une consolation pour vous… Car, enfin, c’est un brave garçon, ce James ; ce n’est pas un gentleman, mais il est robuste, au moins, lui. Une fois débarbouillé de sa suie et de ses allures grossières, cela fera un bon mari… un beau mari, même ; il a quelque chose de très original dans la figure.

On peut penser quel genre de torture m’infligèrent ces stupides consolations. Mon père ne cessait de répéter que Madge était folle ; celle-ci courait à lui avec son emportement habituel et l’accablait de caresses. Ce fut pendant ce temps que James entra. Il avait été salué par les acclamations de ses ouvriers. Il était livide.

— Mon garçon, lui dit mon père, attiré par sa fille, venez à moi ; je cède… j’ai cédé, hélas ! Ma petite Madge était ma favorite, bien qu’elle n’ait pas la raison et la sagesse de sa sœur… Votre main, James. Songez quel sacrifice je vous fais… Ah ! c’est la première fois qu’on verra un mariage d’amour dans notre famille !

Ils se serrèrent la main. Madge se tenait suspendue au cou de son père ; elle pleurait de joie ou de remords.

— Embrassez votre fiancée, dit encore mon père.

Je me levai ; j’aurais voulu m’enfuir.

James prit Madge par la taille et baisa le haut de ses cheveux, pendant que le docteur Hortwer, ému, disait :

— Je prends la place du pauvre Veedil ; je vous bénis aussi, chers enfants. Et vous, chère mistress, allons, un peu de courage ; ce sera de la joie pour vous… vous aurez des petits neveux ; ils seront vos babys…

Je me laissai entraîner vers l’heureux couple. Ma sœur se pressa follement contre mon cœur. James s’approcha. Un sourire sardonique plissait sa lèvre :

— Voulez-vous me le permettre aussi, mistress… que dis-je… ma sœur ?

Je reculai, épouvantée. Madge s’avança :

— Oh ! pardonne, balbutia-t-elle, pardonne-nous !

Pardonner quoi ?… L’outrage mortel qu’on m’avait fait ? c’est-à-dire, le tolérer de nouveau ! J’eus un instant l’idée d’avouer la vérité ; cet opprobre n’était plus supportable.

James se pencha et murmura à mon oreille : — C’est toi qui l’as voulu !

Il m’embrassa, mais autrement qu’il avait embrassé sa fiancée ; car, en m’approchant de la cheminée pour éviter son regard, je vis, dans la glace, une trace rose sur mon front pâle !…