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L’Homme roux/L’Homme roux/10

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La Librairie illustrée (p. 160-173).
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X

La rue était noire, étroite ; les maisons hautes, de triste aspect. On apercevait, à peine, au-dessus des toits, un coin de ciel, toujours grisâtre, semblable au plafond enfumé d’une taverne. Je ne pouvais me résigner à appeler ce coin-là : le Ciel ! Les pavés de la rue étaient si pointus qu’on manquait de tomber à chaque pas. Les ruisseaux, par tous les temps, étaient pleins de fange. Les gens, qui s’égaraient dans ce boyau obscur, s’en allaient vite, de peur de se salir ; ceux qui y demeuraient, pouvaient, eux, salir les murailles en s’en approchant.

Nous habitions, Juliette et moi, au numéro quinze, le quatrième étage.

Je n’étais pas restée longtemps chez l’ami du docteur Hortwer, après que mes parents m’y avaient laissée. J’avais donné mon adresse à ce gentleman qui devait me faire parvenir les lettres dans Bury-Street, mon lieu de refuge. J’avais tout de suite reconnu que ma santé et mes ressources ne pouvaient me conduire ailleurs. Je ne voulais rien demander au mari de ma sœur.

Les jours où mon père devait venir me voir, je me rendais chez le médecin, ami du docteur Hortwer. J’étais bien sûre que James ne viendrait pas me chercher dans Bury-Street.

Je souffrais beaucoup de cet exil ; je maudissais la fatale passion qui me chassait si impitoyablement de mon charmant Peddry, où j’avais été sinon heureuse, du moins tranquille.

Les heures s’écoulaient en travaux de couture de toute sorte. Je n’osais aller demander des élèves ; il y a tant de pauvres maîtresses de piano ! Ensuite, j’avoue que ce métier me répugnait, parce qu’il me mettait en évidence. Tant que je pourrais me suffire, j’étais décidée à ne pas l’entreprendre.

Juliette, qui, je le crois, avait deviné ma situation vis-à-vis de mon beau-frère, m’aidait avec un zèle dont je lui étais bien reconnaissante. La pauvre fille ne faisait jamais allusion au passé, elle travaillait sans regretter les beaux jours de Peddry. Plusieurs fois, en prononçant le nom de James, elle avait rougi en me regardant. Elle m’avait dit aussi :

— James est très violent : ce qu’il veut, il le veut bien. Je crois que mistress est trop pure pour rester près de lui.

Je ne relevai point ces observations ; seulement, je fus très mortifiée de savoir cette fille au courant d’une pareille chose.

Je voyais souvent Hortwer. Il me disait que cela marchait fort mal à Peddry, que ma sœur n’allait pas bien… Enfin, il me tourmentait plus qu’il ne m’égayait. Je revenais de chez son ami, le cœur toujours navré.

Madge cessa de venir. Mon père se mit à correspondre avec moi et espaça ses visites. Ses lettres ne tarissaient pas sur le compte de son gendre. L’usine marchait encore parce qu’on avait trouvé un vieux contre-maître assez capable, mais le directeur ne s’en occupait plus. Il était toujours de côté et d’autre. Récemment, il était allé à Southampton, soi-disant pour une commande, et il était avéré qu’il avait mangé cinq cents livres sterling en huit jours. Il rudoyait sa jeune femme qui devenait souffrante. Mon père terminait sa lettre en me disant de vite me guérir, car la providence de la maison était partie avec moi.

Je me désespérais. Juliette parlait de retourner à Peddry !

J’eus de cruelles heures à passer dans Bury-Street ! Je crus y mourir de chagrin !

Deux mois s’écoulèrent ainsi. Un matin, je reçus de Hortwer une longue lettre que je laissai de côté pour lire le laconique billet que m’écrivait ma sœur.

— Mon Ellen, disait-elle, reviens si tu le peux, car je vais avoir un enfant et j’ai peur que les douleurs morales, jointes aux douleurs physiques, ne m’emportent avant d’avoir pu, une dernière fois, te serrer dans mes bras. —

Madge.

Je n’eus pas une seconde d’hésitation. J’appelai Juliette, je lui fis part de cette nouvelle et, ne me souvenant que de la promesse faite à ma mère, je revins à Peddry.

Nous étions arrivées à Wolwich en voiture. J’avais envoyé Juliette en avant, pour prévenir ma sœur et ne pas lui donner d’émotion. Je m’étais mise en route par un autre chemin que celui qui traversait le parc : ce parc me rappelait de trop odieux souvenirs.

J’arrivai par l’usine. Tout y était en pleine activité, les forges retentissaient des coups de marteaux, des nuages de fumée sortaient des grandes cheminées. À travers les lucarnes ouvertes sur la campagne comme des yeux béants, on voyait sans cesse passer des ouvriers en blouse, couverts de suie, remuant, avec des cris baroques, de lourds morceaux de fer. Je m’approchai de l’une de ces lucarnes ; dans le fond de l’atelier, un énorme creuset flamboyait. Deux garçons, de seize à dix-huit ans, jetaient dedans des masses de métal brillant. On aurait dit deux diables, devant ce rideau de flammes qu’ils agitaient parfois de leur souffle. D’autres garçons passaient confusément dans la pénombre, et riaient avec des éclats de rire infernaux.

Oh ! pensai-je, pourquoi faut-il donc qu’un de ces démons soit sorti de cet enfer !

Au moment où je me faisais cette réflexion, une porte s’ouvrit en face du creuset, un jeune homme entra. Vêtu avec élégance, il tenait un cigare à la main et vint l’allumer aux braises ardentes. Il se tourna et cria d’une voix railleuse :

— Eh bien, les amis, vous ne réclamerez plus votre mistress Veedil, elle est revenue ; je viens de l’apprendre au cottage !

— Hurrah ! crièrent les ouvriers. Ils vinrent se ranger autour de James, car c’était lui, ce jeune homme élégant.

— Oui, continua-t-il, il paraît qu’elle est guérie.

Puis, il tapa amicalement sur la joue d’un des diables qui soufflaient le feu et fit signe aux autres de continuer leur ouvrage.

James était vêtu d’un costume clair, qui contrastait avec les sombres choses qui l’entouraient. Il appuyait ses robustes épaules contre le pilier de pierre. Je voyais, de l’endroit où j’étais, son profil accentué se détacher nettement de l’atmosphère rouge du creuset. Ses yeux, fixes et étincelants, avaient une expression de joie sauvage ; ses lèvres se retroussaient de temps en temps sous un sourire sardonique.

Quand il eut achevé son cigare, il sortit lentement de l’atelier. Il était venu porter la nouvelle d’une façon assez brusque, il s’en retournait en hésitant. Ses gestes avaient une sorte de fatigue ; il craignait de revenir au cottage.

Je courus à la barrière, je franchis la pelouse. Sur le perron, mon cœur, sans lequel je comptais toujours, se mit à battre rapidement. Je domptai mon émotion et j’entrai.

Madge était dans sa chambre, étendue sur sa chaise longue. Au lieu de se précipiter à mon cou, elle éclata en sanglots.

Nous restâmes dans les bras l’une de l’autre bien longtemps. Elle me raconta ce qu’elle avait souffert de la part de son mari. Son désespoir m’effrayait. Elle me soutenait qu’il ne l’aimait plus, qu’elle en mourrait !… En réalité, son état mis à part, elle était bien changée. J’aurais voulu tenir cet homme pour le déchirer à coups d’ongles !

Après ma pauvre Madge, il me fallut entendre les doléances des uns et des autres à propos de mon départ et de ma santé. Je revins, dès que cela fut possible, dans la chambre de ma sœur. James y entra presqu’en même temps et vint à moi avec une aisance parfaite. Son regard hardi ne se baissa pas un seul instant. Il me fit ses excuses de ce que les fréquentes indispositions de sa femme l’avaient empêché d’aller me voir à Londres. Je fis une réponse très sèche ; cela m’était permis depuis les confidences de Madge.

À mon grand étonnement, il alla, ensuite, à ma sœur, posa la main sur ses cheveux, renversa sa jolie tête en arrière et l’embrassa très affectueusement.

— Ah ! s’écria-t-elle, tu n’es donc plus méchant, James ? Depuis deux jours tu ne m’embrassais plus.

— C’est toi, qui étais méchante, ou qui ne le voulais pas, répondit-il en riant.

Il s’assit sur le bout de la chaise longue et se mit à jouer avec la main de ma sœur. Madge redevenait radieuse.

— C’est Ellen, dit-elle, qui me rend le bonheur !

Je ne savais que penser.

On me fit remarquer que ma robe était grise de poussière et que je ferais bien de changer. Je me rendis dans ma chambre ; je trouvai sur mon lit une jolie toilette que Juliette était en train d’y disposer. C’était une attention de mon père, qui me disait souvent, chez le médecin de Londres :

— Tu es mise comme une petite ouvrière !

Je ne pouvais pas faire autrement que de mettre cette toilette. Juliette m’habilla, tout heureuse de rentrer dans ses fonctions ordinaires. La pauvre fille avait tant jeûné de chiffons dans Bury-Street ! Ma robe était en soie garnie de crêpe lisse, mais un peu trop garnie, à mon avis, pour un deuil.

Elle était accompagnée de bijoux de jais, d’un goût charmant. Juliette arrangea avec un soin tout particulier mes cheveux, qu’elle voulait faire paraître, disait-elle, sur ce noir.

— Les cheveux blonds de mistress vont si bien là-dessus !

Il fallait la laisser agir à sa guise. Du reste, je savais à quoi m’avaient servi mes dissimulations.

En sortant de ma chambre, je trouvai James en train d’allumer un second cigare. Il me regarda de la tête aux pieds.

— Très bien, dit-il, vous êtes parfaite, ma chère Ellen. Vous savez, ajouta-t-il quand Juliette se fut éloignée, que j’ai été un peu consulté pour votre costume. Ai-je bon goût ?

— Excellent ! répondis-je en le regardant en face, moi aussi.

Il s’approcha et redressa, du bout de l’index, une ruche du corsage qui s’était un peu froissée.

— Vous êtes plus belle que jamais, dit-il en opérant soigneusement ; votre pâleur mate, vos cheveux fins, vos grands yeux sombres ressortent beaucoup mieux qu’avec vos peignoirs ordinaires.

Il ajouta en souriant :

— Je suis sûr que ce que je vous dis vous fait de la peine.

Je haussai les épaules.

— Infâme ! murmurai-je très bas.

Il continua de sourire, puis il me parla de l’enfant qui allait naître ; il me quitta en me disant :

— Je souhaite qu’il ait votre visage, Ellen.

James était le même et James était changé. Je compris la cause du changement, quant à ses allures. Pour s’étourdir, James était allé voir, probablement, si toutes les femmes me ressemblaient. Il ne lui était pas difficile, en les cherchant dans certaines classes, d’avoir la preuve du contraire. Voilà pourquoi il était devenu arrogant. Un homme vulgaire peut se croire plutôt rebuté pour lui-même que pour le sentiment du devoir et de l’honneur. James avait dû penser cela.

On attendait le baby de jour en jour. Madge était plus calme, cependant, depuis que j’étais revenue ; son mari affectait, vis-à-vis d’elle, un très grand intérêt. Je les voyais souvent assis l’un près de l’autre, les mains dans les mains, se parlant à voix basse. Madge, alors, rayonnait. James avait ce perpétuel sourire ironique qui m’exaspérait, car je ne comprenais plus du tout sa manière d’agir.

La layette était prête ; je travaillais activement aux petits bonnets, que je couvrais de broderie. James m’annonça que je devais être naturellement l’institutrice de l’enfant. J’en ferais, à coup sûr, une merveille de savoir, d’intelligence, de sagesse surtout. Madge comptait sur une fille ; James espérait un garçon. Ce que je souhaitais, moi, c’est que cet enfant changeât le cœur du père ; cela, je le demandais à Dieu chaque jour, dans mes prières !

Enfin, notre petit Henry vint au monde. Ce fut une joie pour tout le cottage et toute l’usine. Il était quatre heures du matin, quand je pus le contempler à mon aise. James était sorti de la chambre de sa femme depuis longtemps. Pourquoi ? Je n’en savais absolument rien. Je fus envoyée à sa recherche. Je le trouvai dans le salon, debout, près de la croisée ouverte, regardant naître le soleil pendant que son fils naissait.

— James, m’écriai-je, ayant de la peine à contenir mon bonheur, Madge a un beau petit garçon ! Ah ! venez vite le voir ! Il a de petits cheveux blonds, longs comme ça, des grands yeux bleu sombre, une petite bouche rose comme un bouton de fleur, un teint nacré… Oh ! qu’il est gentil !… Venez, venez !…

James se prit à rire.

— La voilà folle du baby, et elle hait le père !… Ainsi, mon fils vous ressemblera ?…

Je n’écoutais rien ; je l’entraînai chez la pauvre mère, qui avait demandé déjà mille fois son mari.

Madge reposait. Je fis signe à James d’aller à elle avant d’aller au berceau ; un baiser bien léger ne pouvait la réveiller. Il se dirigea, quand même, du côté du berceau. C’était un chef-d’œuvre que ce petit lit tout en satin bleu et dentelles blanches ; au fond s’épanouissait un bijou d’enfant, mignon, potelé, un amour peint en rose sur de l’azur.

James le prit d’une seule main.

— Oh ! prenez garde, vous allez lui faire mal.

Il le porta sous la lumière de la veilleuse, le baisa au front en murmurant :

— C’est réellement fort joli !

Il le mit dans mes bras ; je le serrai, frémissante, sur ma poitrine. Il se recula, alors… Je vis deux larmes jaillir de ses yeux. Il se cacha le visage en s’appuyant au fauteuil qui se trouvait derrière lui.

Malheureusement, Madge ne fut pas assez forte pour nourrir elle-même son fils. On lui chercha une nourrice, une bonne jeune femme dont le mari travaillait à l’usine. Elle venait de perdre son enfant. Ce fut encore moi qui m’occupai de la nursery. J’avoue que je me donnai tout entière à ces soins-là. Mon petit Henry était bien mieux à moi qu’il n’était à sa mère. Madge n’aimait pas son fils comme j’eusse aimé le mien. Elle riait et jouait avec lui, comme elle avait ri et joué de tout dans sa vie. Excepté de son mari, toutefois.

James, lui, je le surprenais devant le berceau de son enfant, le contemplant, immobile, retenant son souffle, plongé dans une sainte admiration. Je me sentais attendrie, alors, par cet homme. Je songeais qu’il y avait encore dans son âme un sentiment honnête, et j’espérais… Mais je le voyais fuir, quand Madge prenait son fils de mes bras, en disant :

— Ellen, donne-moi ma poupée !