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L’Homme roux/L’Homme roux/11

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La Librairie illustrée (p. 174-191).
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XI

Depuis la naissance de son fils, James ne quittait plus le cottage. Il laissait les affaires de l’usine à son contre-maître et m’en avait donné la surveillance. Mon père, qui craignait pour ma santé, voulait m’empêcher d’aller si souvent au bureau ; mais je préférais le travail des écritures, si ennuyeux qu’il tût, à un perpétuel tête-à-tête avec mon beau-frère.

Madge était rétablie ; elle était déjà sortie de sa chambre et pouvait se passer de moi pendant quelques heures.

Le baby me prenait toute la matinée ; il m’eût pris toute la journée si je n’eusse été obligée de m’enfuir quand le père rentrait. Il m’arrivait très fréquemment de ne l’abandonner que les larmes aux yeux. Il était si gentil, et cette affection faisait tant de bien à mon cœur !…

En me levant, je courais chez la nourrice ; je procédais moi-même à la toilette du petit Henry. Quelle joie ! quand je le plaçais dans sa petite baignoire, que je le voyais se secouer en sortant, tout rose, comme un chérubin couvert de perles…

La nourrice prétendait que j’étais réellement mieux sa mère que Madge, qui n’assistait pas à ces jolies scènes ; elle dormait toujours pendant que je levais le baby. J’excusais Madge le plus possible devant son mari. James faisait des allusions qui me causaient beaucoup de peine. Il prétendait que sa femme n’aurait jamais le sentiment maternel. Hélas ! c’était un peu vrai ; ma sœur aimait uniquement un être : son époux ! Elle ne savait pas qu’en se montrant moins démonstrative pour lui et plus aimante pour son enfant, elle aurait obtenu, peut être, dans un temps prochain, l’amour de tous les deux. Lui dire une seule parole à ce sujet eût été imprudent ; je ne pouvais, dans ma situation, lui adresser un reproche : j’en aurais eu des remords. Ensuite, elle avait souffert pendant que j’étais à Londres ; je craignais de renouveler ses souffrances. Elle me racontait combien James avait été dur pour elle ; elle me bénissait d’être revenue.

Fallait-il détruire la confiance qu’elle avait en moi, en me liguant avec son mari ? C’était bien assez des remontrances qu’il ne craignait pas de lui faire sévèrement…

Madge, cependant, s’intéressait au baby ; elle le couvrait de caresses quand je le lui portais. Mais elle était nerveuse, irritable, depuis qu’elle s’était aperçue du changement de son mari. Je la voyais cesser de s’occuper de l’enfant tout à coup, et elle me le rendait en me disant :

— Sais-tu où est James ? Pourquoi n’est-il pas là, avec son fils ?

S’il était là, elle oubliait l’enfant pour ne s’intéresser qu’au père. Je songeais, en tremblant, à l’épouvantable désespoir de ma sœur, si elle apprenait, un jour, la fatale passion de son époux. À l’époque de son mariage, elle n’y aurait pas cru, ou on l’en aurait dissuadée ; mais, à présent, sa jalousie était éveillée depuis les folles dépenses de Southampton. Elle parlait même, à voix basse, d’une infidélité possible.

Dans les tristes confidences qu’elle me faisait, elle me jurait que si elle en était sûre, elle se tuerait. Je savais ma sœur assez passionnée pour exécuter toutes sortes d’extravagances dans une occasion semblable ; aussi, à part les courts instants de bonheur que je passais avec l’enfant, je vivais dans des transes continuelles…

Il faisait une magnifique soirée d’été ; par la fenêtre ouverte, une brise tiède et parfumée venait caresser le petit visage endormi. Je le berçais encore, de crainte qu’il ne s’éveillât sous le souffle léger. Je chantais doucement le plus doux refrain que je savais. Je m’étais installée dans un grand fauteuil, près de la fenêtre du salon. J’avais étendu, pli à pli, la robe blanche du baby ; je voyais sa petite figure à travers la ruche de tulle de son bonnet. On eût dit une rose dans un nid de nuages. Ses mains étaient bien fermées, bien serrées, comme les poings d’un petit homme. Il faisait une jolie moue avec sa bouche mignonne, encore tout humide de lait. Je tenais dans mes mains ses petits pieds, afin qu’ils fussent bien chauds. La nourrice devait venir le prendre, dès qu’il serait complètement endormi, pour le coucher. C’était cependant vrai, que cet enfant me ressemblait. Il avait la coupe de visage de son père et beaucoup de mes traits ; c’est en vain qu’on cherchait, en lui, quelque chose de Madge. Je le regrettais, car il eût été plus beau. Ses yeux, surtout, frappaient tout le monde.

— Oh ! disait-on, il a le regard de mistress Veedil !

Comme j’en aurais été fière, si cette ressemblance n’eût servi de continuelles comparaisons pour le père !

Cet être charmant avait des membres moulés comme ceux d’un amour ; ses petits bras, ses petites jambes rondes, ce buste mignon, n’avaient pas un défaut. En l’habillant, en le déshabillant, je lui trouvais toujours de nouvelles perfections. Je restais à genoux, des heures entières, devant son berceau ; Madge prétendait que j’en devenais folle. Il était vrai que je prenais des monomanies d’inquiétude tout à fait stupides. Quand j’étais loin de lui, le moindre bruit, le moindre mouvement m’agitait. J’entendais des vagissements d’enfant dans le plus léger frisson du vent. Je ne comprenais pas comment Madge restait si calme ; en revanche, je comprenais encore moins comment James étant, soit à l’usine, soit au cottage, elle craignait sans cesse qu’il lui arrivât quelque chose.

Mon baby était bien plongé dans le sommeil ; je n’osais pas me lever, de peur de le troubler. J’attendais la nourrice et je guettais, par la croisée, le retour de mon père et de Madge, qui étaient allés visiter Hortwer. Le docteur n’était point venu depuis longtemps au cottage.

À cause du bébé, j’étais forcée de rester là ; mais il me tardait de me retirer, car je voyais James qui allait et venait sur la pelouse, flattant de la main la grosse tête caressante de Burrague, qui le suivait.

Mon beau-frère avait terminé ses comptes avec le contre-maître ; j’avais peur qu’il ne se tournât de mon côté… Ce que je prévoyais arriva. James m’aperçut, s’avança et vint s’accouder à la barre d’appui de la fenêtre.

— Ils ne sont pas encore rentrés ? me demanda-t-il.

— Je crois, dis-je en regardant par-dessus la grille, que je les vois !

Il regarda aussi.

— Il commence à ne plus faire très clair, Ellen ; quand ils seraient à une faible distance, vous ne les verriez pas.

Le fait est que je ne les avais pas vus.

— Henry dort ?

— Oui, dis-je ; ne parlez pas, vous l’éveilleriez.

— Soyez tranquille, je parlerai bas. Dites-moi, Ellen, savez-vous pourquoi Hortwer ne vient plus à la maison ?

— Je ne sais, James ; il est probable qu’il me croit guérie.

— Ah !… Eh bien ! moi, je suppose que c’est lui qui est malade.

— Malade ! le gros docteur ?

— Oui, j’ai de bonnes raisons pour le supposer, Ellen !

— En tous les cas, Madge va nous le dire ; la voilà.

Une seconde fois il regarda au delà de la grille, puis il reprit tranquillement la conversation.

— Figurez-vous, Ellen, que cet estimable gentleman se mêle d’être amoureux.

— Amoureux ! Vous voulez rire, James ?

— Non, certes, je n’en ai pas la moindre envie.

— Alors, il vous a pris pour confident ?

— Il m’a pris pour confident, Ellen. Je vous assure qu’il ne pouvait pas mieux choisir.

James cassa une petite branche du jasmin qui grimpait autour de la croisée, et s’amusa à en jeter les fleurs sur son fils.

— Il paraît même, Ellen, qu’il vous a fait le même honneur.

— À moi ? Jamais le docteur ne m’a parlé de choses semblables.

— Tiens, vous haïssiez le mensonge, avant ; maintenant, à ce qu’il paraît, mentir vous coûte peu. Voilà déjà trois fois que vous parlez contre votre pensée.

Malgré moi, je me mis à rougir.

— Je vous assure, James…

— Voyons… Madge n’est point sur la route et le docteur Hortwer vous a écrit au sujet de ses amours.

— J’ai beaucoup de lettres du médecin, et il n’y en a aucune de ce genre.

— Excepté la dernière, Ellen. Vous voyez que je suis bien renseigné !

— La dernière !… Ah ! mon Dieu, je ne l’ai pas lue. J’ai regardé seulement le billet de ma sœur qui s’y trouvait. Ce billet était trop pressant pour que je prisse le temps de lire l’autre lettre.

— Vous avez mal fait de ne pas la lire, Ellen.

— Puisque vous êtes au courant, dites-moi alors son contenu.

Je fis cette réponse machinalement, car le baby venait de remuer. Je me penchai sur lui et l’embrassai doucement en ayant l’air d’arranger son bonnet.

James, qui continuait à dépouiller le jasmin de ses fleurs, m’en laissa tomber une poignée sur la tête.

— Pardon, Ellen, je ne faisais pas attention…

Il continua :

— Hortwer est amoureux autant que le comporte son naturel tranquille. Ce gros homme a assez de la vie de célibataire. Il trouve qu’un enfant c’est très joli, qu’une femme c’est encore plus beau, et qu’il s’entendrait très bien à avoir l’un et l’autre. Il parle de sa petite maison déserte de Wolwich… le jardin a des roses en quantité qui ne sont jamais cueillies ; les araignées font leur toile dans tous les coins des chambres ; sa gouvernante est insupportable… Enfin, il lui faudrait une femme ayant des goûts modestes comme les siens, qui cueillerait ses roses, nettoierait son salon et dirigerait sa gouvernante pendant qu’il irait soigner ses malades.

— Il vous a dit tout cela, James ?

— Oui, chère Ellen, et à vous aussi, dans la lettre que vous avez eu soin de ne pas lire.

— Dès que la nourrice aura pris Henry, j’irai chercher cette lettre.

— En attendant, donnez-moi un peu mon baby.

— Non, vraiment, vous voyez bien qu’il dort !

— Rien qu’un peu ; penchez-le vers moi… Je veux l’embrasser.

— Non, je vous assure qu’il s’éveillera.

— Décidément, Ellen, vous êtes cruelle ; vous me refusez mon fils comme si vous aviez quelques droits sur lui.

— En ce moment, James, j’ai sur lui le droit qu’aurait la première servante venue : pour un caprice, vous ne voulez pas faire pleurer votre enfant.

— Bien, Ellen, j’obéis.

Il passa ses deux bras au-dessus de l’appui et reprit, une à une, toutes les fleurs qu’il avait jetées sur Henry.

— Le jasmin a une odeur si forte, dit-il, que cela aussi pourrait lui faire mal.

— Et le docteur Hortwer ? dis-je en voyant qu’il reprenait les fleurs que j’avais sur les épaules.

— Oh ! c’est un homme qui s’y entend ! S’il réussit dans sa démarche, il sera heureux… heureux comme mon Henry, qui dort là sur vos genoux.

Je tressaillis vivement.

— Mais, murmurai-je, que puis-je pour son bonheur ? Le docteur me charge de lui trouver une femme ? Ce serait m’honorer d’une trop grande confiance.

— Non, Ellen, dans sa missive, il vous déclare qu’il a trouvé cette femme et qu’elle se nomme mistress Veedil !

Je poussai un cri étouffé. Le baby s’éveilla. Je me levai et appelai la nourrice. Elle l’emporta après m’avoir dit qu’elle m’attendrait pour le coucher.

— Vous plaisantez, James, ce n’est pas possible !

Malgré moi, j’étais revenue à la fenêtre. James se mit à rire :

— Vous voyez que le docteur s’y connaît !

— Pourquoi vous a-t-il dit cela à vous ?

— Il prétend que je pourrais avoir de l’influence sur votre décision, Ellen. Il m’a fait comprendre que vous n’étiez pas très satisfaite de l’existence que vous avez au cottage ; qu’un mari vous la rendrait plus agréable. Il parle comme s’il était sûr de votre consentement.

— Alors, je m’explique pourquoi il est devenu si réservé avec moi ; il croit que je dédaigne même de lui répondre. Mais quelle étrange idée a-t-il eue, mon Dieu !

Cette nouvelle me surprenait tellement que j’oubliais tout à fait la présence de James. Je m’étais mise à regarder les étoiles, les deux mains appuyées sur la barre de bois sculpté.

Ainsi, ce brave docteur me voulait épouser ! Quelle folie ! Je ne pouvais lui être bonne à rien avec les tourments qui assiégeaient sans cesse mon cerveau. Ensuite, à quelle occasion en avait-il informé mon beau-frère ?…

James me souriait, immobile.

— Je regrette, dit-il, que ce bon docteur ne vous voie pas en ce moment ; il achèverait de perdre la raison. Ellen ! vous êtes ravissante ! Toutes ces fleurettes blanches dans les cheveux… on dirait des flocons de neige. Puis vous avez bien l’air rêveur de celle qui pense au bien-aimé. Il est un peu gros, un peu gras, votre docteur ; je crois même qu’il a une perruque, mais l’amour ne…

— Taisez-vous donc, James, Hortwer est bon ; il a compris que je souffrais à Peddry.

— Oh ! c’est probable. Il a pris même ses renseignements. Si je vous racontais notre entretien… C’était pendant votre séjour à Londres ; il m’aborda un soir, au sortir de table, d’un air très préoccupé, il causa de vous et dit que vous étiez une jeune femme charmante ; nous fûmes d’accord sur ce point. Puis, il me demanda si, réellement, il ne vous restait rien pour vivre que votre douaire. Voyant que je me tenais sur mes gardes, il m’avoua que ce serait une compagne comme vous qu’il lui faudrait pour ses vieux ans. Il revenait toujours sur la question du douaire.

— Mais, disait-il, elle ne pourrait rien emporter de cette maison ?

Je répondis :

— Si mistress Veedil se remariait, tout ce qu’elle nous a donné, elle pourrait le reprendre.

Je vis Hortwer s’éponger le front, selon son habitude, lorsqu’il est embarrassé.

— Voyons, James, murmura-t-il, il y a antipathie entre votre belle-sœur et vous. Tous les deux, vous ne seriez pas fâchés de vous quitter. Moi, je voudrais l’épouser, vous comprenez ; je ne puis penser à ce mariage que parce qu’elle n’a rien. Cependant, si elle m’agrée, vous, désirant la voir partir, vous pourriez m’être agréable en lui rendant des bagatelles, de ces choses que l’on se cède volontiers entre familles. Par exemple, la cave de Peddry. Une vraie fortune… un trésor de vins fins… Vous comprenez, c’est là une des clauses du contrat que, tous les deux, nous passons… Je suis charmé par mistress Veedil ; ce sera une bonne œuvre de ma part que de la tirer de l’impasse où elle s’est mise. Pour ce qui vous concerne, je pense qu’en l’épousant, je vous rends un service ; pour ce service, je ne veux qu’une bagatelle, une de ces choses que j’estime fort, parce que j’ai des goûts très modestes… C’est entendu, cher James, je vais faire tout mon possible pour obtenir la main de mistress Ellen… Elle sera heureuse, très heureuse, peut-être, d’accepter… Vous l’y engagerez, James, et vous vous souviendrez de la petite clause.

Ce fut plus fort que moi, je me mis à rire ; je reconnaissais bien là le pauvre docteur. James secoua la tête.

— Je me suis bien gardé d’en rire, moi, Ellen ; j’ai même promis la cave tout entière si vous épousiez Hortwer.

— Quand j’aurai lu ma lettre, je lui répondrai que je me ferais un plaisir de lui offrir tous les vins fins que j’ai possédés, si je les possédais encore, mais que je garde ma personne libre, la seule chose qui me reste.

— Vraiment, Ellen ! Songez que le docteur meurt d’envie d’avoir un baby semblable au mien et que vous ne détestez pas les enfants !

J’eus un geste d’impatience, mon regard tomba, dédaigneux, sur James. Cependant, je n’osai formuler nettement ma pensée.

Il s’approcha, se pencha sur ma main, y mit un long baiser.

— James, dis-je sévèrement, il se peut que je ne refuse pas tout à fait le docteur !

— Ah ! vous revenez donc de votre premier mouvement de dégoût ?

— Oui, cet homme a ses manies ; il est ridicule, j’en conviens, mais il est bon ; je pourrais être une femme…

James m’interrompit, leva ses yeux pleins de feu sur moi.

— Penses-tu que je lui laisse prendre la véritable mère de mon enfant ?

— Vous êtes fou ! si je voulais, cependant…

Il eut un sourire amer.

— Vous allez me menacer de ce mariage, maintenant ?

— James, c’est le seul moyen de m’éloigner à jamais de votre pensée.

— Essayez donc !… Oh non ! Du reste, vous voyez bien que je ne vous parle plus de ma passion. Le seul moyen de me calmer c’est de mettre, entre nous deux, l’enfant que vous teniez tout à l’heure ! Quand je vous vois l’aimer ainsi, je me figure qu’il revient à son père un peu de cet amour et je m’en contente… Ellen, cet enfant me force à vous respecter…

— Vous devriez rapporter à la femme qui vous l’a donné, toute l’affection que vous égarez ailleurs.

— Madge m’est odieuse ; elle n’aime pas son fils !

— Si, James, elle l’adore, au contraire ; seulement, elle vous préfère encore à lui.

— Alors, Ellen, je vous déclare que c’est un véritable malheur d’être aimé ainsi. Sans compter que cela ne lui sert à rien ; plus sa tendresse augmente, moins je me sens de pitié pour elle.

Je ne pouvais répondre, mon cœur se serrait douloureusement.

Je me retirai de la croisée, sans écouter James qui me priait de rester et je montai chez moi prendre connaissance de cette fameuse lettre du docteur. Elle était restée avec le billet de Madge ; je la dépliai et lus les longues explications qu’elle contenait. Elles se rapportaient parfaitement à ce que James m’avait raconté. Je redescendis au salon, en entendant la voix de ma sœur. Quand j’entrai, elle se tenait suspendue au cou de son mari et lui disait :

— Il me semble que vous auriez bien pu venir à mon avance, méchant !

Madge et mon père me dirent qu’ils avaient trouvé le médecin très froid ; on lui avait demandé la cause de son éloignement de Peddry ; il s’était fort embarrassé dans sa réponse. Je remontai avec Madge pour coucher le baby.