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L’heure sexuelle/01

La bibliothèque libre.
Mercure de France (p. 5-24).
II  ►

I

FAITES AVANCER LE CHAMEAU DE LA REINE !

Une heure sonne.

Une heure du matin.

Cette heure tombe sur moi, féroce et rouge comme une goutte de sang.

Je me lève. Je ne peux plus dormir. Quelque chose est mort ou quelque chose est né. Très épeuré, je regarde autour de mon lit. Quelque chose est né ou quelque chose est mort. Je veux repousser le rêve avec ma couverture, sortir de mes draps comme d’un linceul désormais inutile.

Je veux vivre.

Je veux vivre, c’est-à-dire prendre le rêve à la gorge.

Debout, mes pieds semblent glisser sur un métal chaud et leur réalité ne refroidit pas ce qu’elle touche. J’aperçois des objets fort connus qui me paraissent inconnus. Une flamme douce lèche l’or des cadres et la paume de mes mains. Un peu de vapeur fuse des glaces et j’ai les yeux pleins de larmes.

Je dois avoir trop travaillé ces temps-ci.

La saoulerie des phrases me monte à la tête. Je ne suis plus capable d’analyser des actes pour le seul plaisir de l’analyse, et les moindres gestes vont m’étonner, me pénétrer du surnaturel de l’existence, pourtant si banale.

Banale ? Ce n’est d’ailleurs vrai que pour les imbéciles.

Quand j’écris ou pense : banal, je vois, car il faut que je me représente les mots, que je leur donne des personnalités en dehors de toutes significations logiques, une banane, un fruit fade à saveur de marron pilé avec de la vanille. C’est nourrissant, écœurant, délicieux, indigeste, obscène de forme, et puis cela coûte cher.

La vie banale n’est pas à la portée de tout le monde.

Je vais essayer… Nous allons réagir. De l’absolu mort faire naître l’absolu vivant, et, seul, me comprenant, je me suffirai.

Me comprenant ?… Dès que je vis je ne comprends plus rien.

J’ai allumé une bougie, près de ma bibliothèque. Je m’habille. L’homme qui s’habille vers une heure du matin a l’air tragique. Mais je suis heureusement libre d’avoir cet air-là. Tout repose dans mon appartement, et tout demeure en ordre malgré que je passe. J’ai souvent remarqué cet ordre extrême autour de moi, murant, sous des masques de lignes symétriques, un redoutable désordre me guettant. J’ai besoin d’ordre comme le fou a besoin de douches et s’y soumet avec une grande répugnance sachant sa peine perdue. Mes livres sont rangés, pris et repris cependant tous les jours. Leurs dos, froids, ont l’hostilité de gens conviés à des cérémonies. La lueur de la bougie danse un pas souple et distribue l’auréole de l’un à l’autre. Le long de la vitre, qui les garde du monde en un frigorifique imité de la Morgue, il en est de verdis par le reflet de leur titre et ce sont les plus anciens, les reliés, les meilleurs, on ne sait… peut-être parce que reliés.

Dans un coin de la tenture de soie pourpre, une tête de Cléopâtre, un petit ivoire, tout à coup immense, surgit de la nuit en un recul de plusieurs lieues, me regarde et ouvre la bouche. Une bouche pleine de poussière.

On entend, dehors, des voitures. Celles qui ramènent, endormis, les gens qui ont dormi au théâtre. Le dernier souffle de la ville. Je vais donc sortir pour n’aller nulle part ? des cafés clos, des boulevards déserts. Un à un des becs de gaz qui s’éteignent. Et il faut que je sorte. Je n’échapperai pas à ma destinée.

J’ai au bout des doigts un frisson singulier que je connais bien. Mi-douloureux, mi-agréable, il me ferait briser des objets si je le laissais aller. Et je devine que ce frisson protège, à la rigueur, ce que je touche, l’enveloppe d’une caresse, j’ai le printemps sous les ongles. Quel quantième ? Vingt février. Précoce printemps. En cherchant la date, je lis les éphémérides : « Le travail éloigne de nous trois grands maux : l’ennui, le vice et le besoin. » C’est Voltaire, le seul grand homme, toujours disponible pour une ligne, qui m’envoie ce charitable avertissement.

Oh que les grands hommes ont tort de se mêler de nos misères quotidiennes ! Cela les diminue d’autant. Je sortirai. La morale de Voltaire me chasse.

De ma fenêtre, dominant les quais, j’ai vu, ce soir, le soleil, défaillant, vomir des flots de vin sur toute la ville, et j’ai l’Orient dans les veines. L’Orient ! L’Orient ! La chaleur, des palmes, du sable, un sable qui poudre les fleurs et les femmes. J’y suis allé, j’en suis revenu. J’ai rapporté de là-bas la vision constante d’une certaine affiche gigantesque et hurleuse de tons, illustrant la célébrité d’un dentifrice : une aimée grossière, à l’écharpe tricolore, aux seins en pommes à cidre, montrant une double — que ne pouvait-elle être triplé — rangée de dents trop blanches, larges comme des pierres tombales, entre lesquelles dents d’ogresse les gamins du pays avaient, selon l’usage occidental, introduit, à coup de charbon, de quoi fumer. Et devant cette affiche, les épaules brûlées par un soleil volontaire, meurtrier, une brute, j’ai rêvé de l’Orient… toujours plus lointain.

Je me tourne du côté de la petite Cléopâtre. Elle est toujours plus lointaine, mais si vraie, si vivante. Elle court. Elle descend des collines rouges, voici venir la femme, la reine des cruelles luxures. Elle porte la tête en arrière et ouvre toujours la bouche pour un cri qu’on n’entendra jamais. Dans ce reculement mystérieux des tentures ombrées par l’angle de la bibliothèque et des siècles, la petite reine arrive légère, presque chaste comme une enfant. Elle est pieds nus, court sans se blesser — elle sait choisir les endroits où écraser des bêtes mollement. — En courant, elle fait virer derrière elle le traditionnel parasol de plumes. Elle traverse des branches comme un oiseau et je perçois un bruit de jupe déchirée. (Ce n’est pas la sienne, c’est le parasol.) Elle a des yeux, des yeux ! Elle a des lèvres, des lèvres ! Je vois d’ici son sexe qui brille, humide, entre ses minces jambes, coureuses, frôleuses, comme le rubis d’un anneau entre les deux doigts d’une main s’écartant.

La reine est morte. Vive la reine ! Oui, accours et change, sous tes bonds, les paisibles ruisseaux en torrents furieux. Abaisse le front bovin des arbres pour que, te voyant, ils deviennent fous, s’excentrent. Broie des fleurs et des insectes afin de m’être plus odorante et plus venimeuse. Apporte-moi les deux clés pointues de tes seins pour les mettre en les deux tendres serrures de ma poitrine. Ouvre-moi le cœur. Ce ne sera pas difficile, j’ai tellement le cœur partout…

Si je fredonne le madrigal à la volupté, c’est que je vais faire des bêtises ; je suis en mal d’aventure, et, n’ayant rien encore bu, me voilà déjà gris. J’ignore ce qui peut m’arriver. M’arrivera-t-il même quelque chose ? Je pense que ce ne sera pas la reine en question. Cependant une étoile est sur moi. Ma vie d’amour a toujours été merveilleuse, car je l’ai voulue merveilleuse. J’ai senti tout à l’heure, durant mon sommeil, que mon astre me regardait. Il a coulé vers moi un rayon, et mes paupières conservent l’impression d’un bain de lait.

Je me dirige du côté de mon cabinet de toilette où des clartés pâles m’attirent. Des cristaux scintillent étrangement qui ne sont pas dans la lumière. Je suppose un flacon rempli d’essence et le respire ; il est vide et une odeur de menthe se répand. Je pars de là heureux après quelques coups de peigne, un soin des moustaches, un étirement satisfait de tout l’être.

Je me porte bien et cela m’étonne, de temps à autre. Je me porte si bien que je ne me sens pas vivre. À trente-trois ans, je n’ai point encore éprouvé la petite secousse effrayante qui vous rappelle le heurt final. Non, je ne me sens pas vivre. Je nage perpétuellement dans une eau tiède et mes mouvements sont sans effort. Mes pieds ont perdu le fond depuis longtemps. J’ai des douleurs morales excessives qui me donnent la juste mesure de mon indifférence physique : elle est absolue. Rien ne peut rendre mon épouvante de cet état. Aucun malade ne possède la souffrance aiguë que me procure la conscience de ma sécurité. Je n’ai pas la comparaison pour me rassurer. J’ai essayé des pinçons, des piqûres et des brûlures. Il m’a bien semblé que mon corps se moquait de moi. Il demeurait calme, ironiquement. J’ai rêvé d’avoir des maladies classables, peu graves, de ces petites maladies mondaines, menue monnaie de la mort : fièvre, bronchite, simple rhume, et je n’ai pas obtenu cette faveur d’être assez atteint pour entrevoir la destruction prochaine. La torture cérébrale qui s’érige de cette puissance à ne pas pouvoir souffrir comme tout le monde est terrible. Je suis inquiet de ma santé parce qu’elle est bonne. J’ai peur de tout et quelquefois je me jette dans n’importe quel danger pour me braver moi-même, me combattre à outrance. Cela m’humilie d’être oublié par la douleur, l’humaine et saine douleur physique qui expurge et déifie l’âme. J’ai rencontré des crétins qui m’ont dit, me serrant les poignets avec admiration :

— Mon cher, je vous félicite… mais attendons la vieillesse.

La vieillesse est une chose normale. Ses infirmités seront normales pour l’être privilégié qui n’a pas été entamé avant le temps. Je sais déjà que mes cheveux blanchiront et qu’ils ne tomberont pas. Mes dents resteront intactes jusqu’au soir où elles s’en iront sans violence comme elles sont venues. Je n’espère ni rhumatisme, ni goutte, ni affection cardiaque, ma famille me privant de ces hérédités fâcheuses. Ils sont solides mes parents. Ceux qui sont morts ont eu des trépas naturels, se sont éteints doucement, ou sont partis jeunes en dormant, sans savoir.

Et c’est pour ces causes que je suis doué de la nostalgie de la souffrance. J’aspire à souffrir nerveusement, à fleur de peau, de toutes les forces de ma belle santé physique. Je m’invente des maux imaginaires. J’abuse de ma pâleur pour me dire délicat ou faible de la poitrine, et mon éréthisme perpétuel me sert à simuler les plus compliquées des névroses. Des médecins m’ont prédit successivement l’ataxie, la paralysie, ou la folie. Je n’arrive à rien et… j’ai peur !

En dépassant le seuil de mon cabinet de toilette, un frisson me secoue. Le buste d’ivoire sort tout à fait des tentures, la petite Cléopâtre est éclairée brutalement par ma bougie. Elle brille. C’est un fanal bien mieux qu’une figure, et il est sinistre, ce fanal d’amour. C’est une gueule de bête blanche et pourrie. L’angle du front est prolongé par une ombre, l’ombre d’un clou. Pourquoi ce clou ? Les clous qui ne suspendent rien vous pénètrent dans le cerveau. Je réfléchis et me rappelle que mon domestique a eu l’idée de retenir le petit buste, très léger, par un fil parce qu’il avançait tout seul chaque fois qu’on fermait les portes. Je bénis le clou. Je n’aimerais pas en ce moment voir s’avancer les choses toutes seules.

Enfin, allons-nous-en ! Mon pardessus. Un cigare. Non. Je mords. Le frisson a fait le tour de ma vaillance. Je suis ému de m’en aller vers elle sans la connaître. Je tâte mes poches. J’ai de l’argent et c’est vulgaire, puis aussi ma clé : j’enferme ma volonté dehors, je la pousse aux abîmes. Je veux sortir, je veux ma liberté tout de suite. Je sors et me regarde marcher dans le noir des escaliers. Un étage file sous mes plantes comme un velours qui se déroule. Je foule des étoffes profondes et molles à l’infini. La vulgarité de ma fugue se dissout dans un désir de beauté, d’orgueil. J’ai la cervelle à trois mètres au-dessus de mon chapeau et elle m’évente à coups d’ailes, comme un oiseau blanc au milieu de la pleine nuit de mon chemin.

La rue.

Je ne sais toujours pas où je vais. Du brouillard. Une ouate. On dirait une fumée d’incendie. À travers ce brouillard se tendent les becs de gaz des maisons, grosses pipes d’hommes sages demeurant indifférents à mon passage d’exalté. Je transforme l’atmosphère et je nage de plus en plus dans une eau tiède battue longuement par les fouets du soleil. Voyons ! Un peu d’ordre. Ayons du sang-froid. Je consulte ma montre. Une heure trente-cinq. Je n’irai pas chez l’une de mes deux amies pour y faire des découvertes troublantes ou troubler simplement son sommeil, ce qui serait pire. Je connais la réponse de la servante de celle que j’ose préférer : « Monsieur ne veut pas qu’on l’attende aussi la nuit ! »

Oh ! la vie, la vie monstrueuse parce que calme ! J’aime et je crois être aimé. Seulement, la nuit, des portes sont fermées qui ne tombent pas naturellement sous les poings de mes désirs.

Je marche tout à coup sur une peau d’orange et un ébranlement nerveux me ramène à des réalités premières. De dessous mon orteil droit s’élance en fusée un nouveau frisson d’épeurement qui se tord le long des muscles de ma jambe, me coupe le jarret, me scie la rotule, étoile mes os d’un point électrique. Dans la cuisse le frisson meurt et, en expirant, souffle mon sexe comme j’ai, là-haut, soufflé ma bougie. Une seconde, mon cœur cesse de battre. Je fume sans goût et j’ai la bouche sèche. Je serre les dents. Il faut peu de chose pour me désorienter. Un moment, je prends les becs de gaz pour ce qu’ils sont et la rue pour ce qu’elle vaut, une vilaine rue, corridor de la mort de tout le monde.

Je marche plus vite. Mon cerveau remonte au-dessus de la fumée d’incendie. Est-ce que je vais aller loin comme cela ? C’est absurde. Je pense à un café pas luxueux, où on entend râcler des mandolines jusqu’à trois heures. Il y halte, de semaine en semaine, quelques camarades : Andrel, Massouard, Jules Hector, souvent leurs femmes. (D’ailleurs jamais les mêmes femmes.)

Ce que je cherche, c’est une détente de nerfs. D’abord cette peau d’orange… puis, une discussion sur des idées générales en face d’un monsieur rageur (tel Andrel) et des pieds chaussés finement, qui vous invitent à vous modérer, la maîtresse d’Andrel par exemple, une fille facile, l’air innocent, dont le vice vous dispense d’avoir des remords, au moins sous les tables de café.

J’aurais dû épouser la provinciale de ma mère.

Je songe à cela étant très loin du but, mais le mariage, un mariage de passion, aurait l’immense avantage de me préserver de la passion… de l’aventure. Or comme je détiens le pouvoir d’aimer qui je veux, réellement, sincèrement, rien ne devrait m’empêcher d’adorer une reine légitime.

Le brouillard prend des tons fauves. On se croirait dans une fourrure aux poils fluides et chatouilleurs.

Je marche sur un trottoir élastique. Il fait bon marcher. Le boulevard Saint-Germain est désert. Sa perspective s’enfonce au néant. Le gaz est auréolé des couleurs du prisme et a des aspects de feux follets. Il n’est plus en cage, il erre devant les vitres cherchant à rentrer, à les violer. Les maisons mornes se diluent et posent leurs derniers balcons sur des nuages. Un poudroiement de sable jaune vernit le pavé de bois. C’est l’heure des assassins. Je suis celui qui va tuer le rêve. Le vivre peut-être.

L’Orient ?… Il est en moi. Voici que je tourne dans le désert. Des palmes s’agitent, très haut, et les palmiers, en fût de colonnes lisses, ressemblent aux montants d’un vaste portique. (Ou ce sont les montants d’une porte cochère qui ressemblent à des palmiers…) On ne perçoit rien du bruit que font les larges pattes des autruches. Sur le seuil de la ville, morte depuis des siècles, des caravanes d’ombres se prosternent. Un violent parfum d’orange sature le vent tiède venu de l’oasis. Des femmes se cachent derrière une haie de cactus pour manger des fruits qu’elles ont volés aux hommes et elles dissimulent les pelures comme l’on déroberait des pièces jaunes. Elles rient.

Combien sont-elles de voleuses à la suite des caravanes d’ombres ?

Elles se moquent de moi. La plus effrontée m’appelle, me tire par la manche…

Je me réveille ahuri, je tombe de mon rêve et du haut du brouillard.

Il y a, en effet, une femme qui me tire par la manche.

Je m’arrête.

Elle aussi.

Il va falloir se dépêtrer, ce sera dur. Elle doit m’avoir entendu causer tout seul et me croit très ivre.

Droite, dans la ouate sale du brouillard, elle continue sa mélopée confidentielle. On jurerait qu’elle prie pour un agonisant. Elle ne rit plus et débite tous les psaumes. Les plus macabres fantaisies se joignent aux propositions les plus naïves. C’est le répertoire de deux heures du matin : celui des hommes saouls qui vont aux halles ou des vieux grands seigneurs perdus, après bal, devant leur propre hôtel.

J’ai tort de l’écouter puisque je le sais par cœur, mais le costume de cette fille me retient.

Son étroite robe de soie noire l’engaine drôlement, elle est maigre, la pauvre diablesse. Son corsage reluit de cabochons bizarres, aussi bizarres que ses propositions. Il est strié de métal et de strass comme une peau de serpent l’est d’écailles multicolores, pourtant unicolores. Elle a du jais, de l’acier, de l’or, des perles blanches, des perles vertes, des arabesques d’argent et des grains de corail… et tout est noir. Ce que l’on peut trouver au fond d’un tiroir de maniaque ou d’un nid de pie, elle l’a cousu, collé, imprimé sur sa poitrine plate. Ce sont des bijoux exaspérés. Ils ont l’insolence d’un défi. Ils sont énormes, fantastiquement faux, émaillés de soupirs et de larmes. Je rêve qu’il y a, parmi eux, des dents d’ours. Je suis certain d’y voir des prunelles d’enfant.

Je pense :

La pierreuse aux pierres. Ce serait un titre de nouvelle.

Stupidement, j’ai posé ma main sur ce corsage. Je persiste à ne pas entendre ce qu’elle me dit, qui révolterait un soldat.

— Voyons, tais-toi, et laisse-moi examiner ta devanture, ma fille. Il y a de l’art de pécheresse là-dedans. Le miroir aux alouettes. Je parie que tu as fabriqué cela toi-même ? Un vrai travail de femme arabe. Mes compliments.

Elle se tait, anxieuse. Je lui représente une grosse alouette.

Je ne peux pas m’empêcher de sourire.

Au centre de la composition, un cœur de paillon bleuâtre ; autour du cœur, des flèches dorées, des broches, tous les menus articles de Paris que l’on vend sous les portes, des galons de jais, des galons de satin, une délicieuse broderie sur guipure ancienne, un croissant, des fleurs de soie, enfin, la rosace d’une cathédrale ! Et des petites lunules courent après des sequins, et des franges d’acier courent après des filigranes. La ceinture se noue sous un monstrueux fermoir de missel. Une boucle qui rougeoie de rubis et d’améthystes, cabochons si colossaux qu’on peut en deviner les défauts du verre.

L’étoffe du corsage est usée, déchirée, luisante, graisseuse à la façon d’un cuir. Cependant, le col, par hasard uni, s’échancre sur une peau blanche, probablement blafarde à cause des céruses.

Au feu de mon cigare le corsage se diamante et les reflets prismatiques de tous les joyaux de quatre sous percent la brume.

Dans la ouate écartée de ce brouillard sale, ce bijou honteux rayonne et me blesse.

Je veux me dégager, passer.

La fille me toise.

Du fard qui voile sa figure, comme du fond d’un abîme de chaux vive d’où monterait le cri d’un brûlé, hurlent ses yeux. Ses yeux, tout à coup magiques.

… Orient ! Orient ! Reine aux petits pieds nus. Toi, la toute-puissante et la toujours prostituée ! Cléopâtre adorable, dont, une fois morte, on a doré le sexe pour n’en plus faire qu’un emblème de lucre et d’horreur… Princesse exquise, souple fillette, couleuvre qui enlaça et fit choir le soudard Marc-Antoine… criminelle ingénue, épouse de son frère ou de son fils, on ne sait plus bien… mais si virile que toutes les galères ont fui au large de l’océan de tes prunelles… gerbe de roses brunes et blanches aux pétales de fer… je te salue.

— Chameau ! crie la fille me saisissant le bras.

Il est trop tard. Je ne peux plus m’éloigner.

La vie vient de se jeter à la gorge du rêve.

J’ai plongé dans les yeux de cette fille et je n’en remonte pas. L’Orient est là, dans l’eau noire et moirée de pestilences de ses yeux extraordinaires. Si j’étais ivre, au moins, je pourrais croire que je les invente, mais je ne suis ni gris ni fou… Cette fille me suggère Cléopâtre comme le petit buste de chez moi me réfléchirait cette fille si j’allais le regarder maintenant. J’ai rencontré sur la face de cette rôdeuse de carrefour les yeux sombres, les deux trous miraculeux d’où sont jaillies les sources de toutes les passions mauvaises, les sources pures qui ont empoisonné les veines de tous les hommes !…

— Chameau, dis-tu, mon enfant ? Soit ! (et je me mets à rire de bon cœur.) Tu as peut-être raison. Les caravanes d’ombres sont en marche… et la terre, encore chaude de leurs ordures répandues, fume comme un encensoir… Oui, c’est l’heure… je monte… Faites avancer le chameau de la reine !