L’heure sexuelle/02

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Mercure de France (p. 25-38).
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II

LE GESTE DE BEAUTÉ

Je l’ai suivie.

Selon sa promesse, c’était à deux pas. Une rue mal pavée dégorgeant des ruisseaux cyniques sur la bourgeoise propreté du boulevard. Elle a ouvert, dans un angle obscur de cette rue où miaulaient des chats tristes, une espèce de porte de cave avec une clé qui n’entrait pas bien. Une chandelle, — il y a donc encore des chandelles ? — achevait de pleurer son suif sur le mur, une chandelle collée d’un coup de pouce formidable. (Je ne pourrai jamais coller une chandelle comme cela le long d’un mur ! je reste stupéfait d’avoir vu ce simple tour de force et je n’ai pas osé demander qui…) Un escalier en échelle de meunier, du vieux bois s’effritant, m’a conduit dans sa chambre.

Là, je me suis senti ridicule.

Je n’aime pas les filles, ni celles de Bullier, quelquefois jeunes, ni celles de l’Américain, vieilles souvent et plus ruineuses que les célébrités de meilleures marques. J’ai le dégoût des technicités du métier, n’en ayant pas besoin. Mon adolescence s’est roulée en des jupes de femmes honnêtes où elle a pris l’appétit de la passion. J’ai connu dès créatures si chastes que j’en suis devenu pervers à moi tout seul. N’ayant fait ni droit ni médecine, mais simplement beaucoup d’amour dans mes livres, j’ai toujours eu les mondaines et les actrices que j’ai désirées. Je ne crois pas aux voluptés savantes, je crois aux voluptés ressenties. J’ai toujours tant donné que l’on m’a toujours un peu rendu. J’ai rencontré quelques bonnes filles parmi le peuple des cabinets particuliers, mais on n’a risqué, ensemble, que des camaraderies.

Celle qui eut ma virginité d’homme, une fort proche parente, mit à ce geste de nobles gants… Pourtant, ce ne fut pas le geste de beauté. Je n’ai pas connu de femme ayant l’à-propos du geste. Elles arrivent ou trop tôt ou trop tard. Celle-là m’enseignait, en même temps, ma religion (je suis catholique) et ne m’a guéri… que de sa ferveur.

La fille au corsage rutilant allume une lampe. La chambre s’éclaire. Cette fois, une lumière discrète, un abat-jour de soie jaune. Les murs blanchis, et les meubles, en pitchpin, prennent des tons d’ivoire ancien.

De mon aventure, déshonorante à mon point de vue, et c’est assez, il ne peut surgir qu’un ennui, des fatigues, aussi le panache Montépin d’un revolver braqué, par l’écraseur de chandelle, sur le Monsieur possédant un collet de fourrure. J’ai l’envie traître de casser la lampe de cette vierge folle et de fuir. Je suis exactement dans l’état d’un personnage qui fait une visite de jour de l’an à la meilleure amie de sa mère et qui s’aperçoit qu’il a oublié la poche de bonbons. Il faut que j’en finisse ou je vais être odieux.

Elle s’est retournée, demeure immobile, silencieuse, dardant ses prunelles fixes. La lumière jaillit certainement du blanc ivoirin de ses yeux, et c’est ce rayon qui éclaire tout, le contraste de ce blanc avec ce hoir intense. Elle va parler. Il faut que je l’empêche de parler. Ai-je, oui ou non, le droit de ne désirer que les yeux de cette fille ? Clore sa bouche, tout de suite…

Si ce que j’appellerais la force donjuanique existe, il faut que cette fille sache quel genre d’ivresse m’amène ici, et s’il est nécessaire de pousser le ridicule jusqu’au crime, je me sens capable de l’étrangler pour l’empêcher de parler. Je ne tiens pas essentiellement à ce que ce soit moi qui crève de l’aventure.

Dans quel singulier esprit j’envisage les choses ! Je ne suis plus maître de mes nerfs. Je tremble, je n’ai pas froid (il y a du feu). J’ai mis mes ongles dans mes paumes. Mon pardessus me gêne et je n’ose pas l’ôter. Si nous étions trois, je serais tranquille. J’ai envie de tuer. Cela dure une minute.

Elle vient à moi, sans parler, m’ôte mon pardessus, sans sourire.

Ah ! non ! Mille fois non, je ne veux pas de la reine Cléopâtre pour servante !

Et c’est moi qui parle. Qu’est-ce que je dis ? je n’en sais rien. Je me crois en face d’Andrel discutant la valeur du système, en amour.

Elle m’écoute avec une bienveillance insultante. Je lui semble de plus en plus ivre. Comme je la supplie de se taire, elle se tait, me regardant fixement, la tête droite. Son fameux corsage me donne des distractions. Y aurait-il vraiment des dents d’ours ? Et des coquillages ? On le jurerait ! Au centre de ce dessin de peau-rouge il y a le cœur, le petit cœur bleuâtre serti de flèches d’argent. Je passe doucement mon index dessus. Je suis comme quelqu’un qui pousse, avec précaution, un jeton sur un damier. Elle accompagne mon doigt et enlève une à une les agrafes. Le corsage tombe, la tente de peau-rouge se replie des deux côtés, et la sauvagesse apparaît.

J’ai, en dépit de mes raisonnements intérieurs, mis mon bras autour de sa taille. Elle est toute contre moi, la tête s’incline, ses paupières se baissent. Elle ne rit pas.

Je suis inquiet. Il m’est impossible, encore maintenant, de m’expliquer pourquoi. Je me rends compte que ce que je vois est naturel, mais je n’en suis pas bien sûr.

Elle est maigre, peut avoir vingt-trois ans, ou moins. Son épiderme est d’une finesse extrême, d’une transparence d’ivoire. Elle est blanche à la manière d’un objet chinois. Je voudrais d’autres comparaisons, je n’en réussirais aucune. Un objet chinois poli par des caresses effroyables. Les seins, très petits, un peu rentrés, ont un pli de satin qui baigne mes regards dans du lait. (Mon étoile coule-t-elle un nouveau rayon jusqu’à moi ?) La taille est mince, fuyante, une taille de gamine dressée pour sauter le ruisseau. On voit les côtes, un peu, sous la chair. Le bras est merveilleusement attaché, ferme, et l’épaule fuit comme une onde. Du creux de l’estomac au menton, c’est une enfant triste, anguleuse, souffrante et jolie. Du menton aux cheveux, c’est toute la royauté d’une vieille reine cruelle qui revient de l’exil. Le fard ne dissimule pas le ton d’ivoire mort du teint, le bistre ajouté des yeux ne leur ajoute pas d’ombre, et entre les dents aiguës brille comme du sang sa lèvre qu’elle ronge impatientée.

— … Il faut me laisser dire, vois-tu, car je suis le plus doux de tous les hommes. Je n’ai jamais pu avouer ces choses aux autres femmes qui abuseraient de ma faiblesse. Je me confie à toi que j’ignore. Je me suis gardé de tes… sœurs, ne leur donnant que le moins bon de ma personne. Je les aime toutes ici, en une qui a tes yeux. Elle est morte, j’ai mis des siècles à devenir fou et je n’exige pas que ma folie soit contagieuse. Je t’ai rencontrée… je suis heureux de t’avoir vue. Non, pas les petites cuisines… il y manquerait le piment, le seul piment de ma foi ou de la tienne. Nous ne pouvons pas nous aimer. On ne remonte pas les marches du trône quand on est descendu jusqu’où tu es ! je suis venu ici pour coucher avec tes yeux… Suppose un voyageur qui aurait la science de voir par tes prunelles noires la prostitution du monde entier. Oh ! tes yeux ! Ne baisse pas ainsi les paupières : on dirait des jupes qui tombent ! Tes yeux divins et sacrilèges, tes yeux qui sont grands comme des alcôves tendues de tout le velours des nuits de passion. Quelqu’un t’a-t-il dit que tu avais des yeux ? Quelqu’un t’a-t-il dit que tu étais la reine ? Mais, j’y pense : as-tu faim ?

Les yeux se rouvrent, immenses, effarés, colères, superbes. La bouche frémit.

— Tais-toi ! Tais-toi ! Un louis pour ne rien dire ! Tous les louis que tu voudras à la condition que tu ne prononceras plus un mot. J’en ai trop entendu, là-bas, sur le boulevard. Remets ce corsage. Il m’amuse ; ce dessin naïf imitant la cuirasse, sa cuirasse bossuée de gemmes précieuses et reproduisant les hiéroglyphes sacrés me fait plaisir à toucher. Tu ne sais pas ce que tu as sur la poitrine. Tu portes les décorations de l’Éros antique, de l’Éros égyptien au monstrueux phallus doré, à la gorge de bayadère. Et puis, regarde-moi encore de tout tes yeux. Je ne te ferai point de mal. Pour la première fois et, sans doute, la dernière, un homme t’aura respectée. C’est un genre de honte que je veux te faire boire jusqu’à t’en griser. Comprends-tu le français, étrange fille ?

Grâce à son habitude de la soumission, elle ne répond pas. Elle a compris : plus elle se taira et plus elle ensorcellera le client.

J’ai la sensation de tenir serrée contre moi une bête rare et féroce de qui je ne peux attendre que des morsures si elle ouvre la bouche. Serrée… et si loin que nous ne pouvons plus mesurer nos terreurs mutuelles.

Je m’amuse. Elle s’ennuie. Je l’empêche de parler. Elle m’empêche d’agir et de notre silence, quand je me tais à mon tour, monte tout le désespoir de ne pas nous entendre. C’est intolérable. Je la contemple éperdument, je la respire, je la bois, c’est moi qui finis par me griser pour de bon.

Oh ! le masque de Cléopâtre derrière lequel me guettent les véritables yeux de la véritable reine ! Ce nez droit, court, cette bouche sévère et dure, bouche royale qui ordonne ingénument sans savoir qu’on peut prier. Des générations d’hommes ont agonisé sur cette bouche sans en obtenir l’aveu du plaisir. Est-ce bien sur elle qu’on a coupé des têtes qui l’ont rougie de tout le sang du dernier spasme ? Et eut-elle jamais du plaisir cette bouche volontaire, frémissante de la seule passion de vaincre ou de tuer, douloureuse à force d’avoir sucé la vie et la douleur des créatures… et pure entre toutes parce qu’elle s’ignore. La voici, ma Cléopâtre d’ivoire, frêle et puissante de toute la force aveugle des morts, point dénaturée par les afflux de sève ou la tension des nerfs. Elle est l’unique, l’objet d’art splendide enfoui sous le fumier et plus rayonnant d’être immonde.

Je l’aime.

— Je t’aime, entends-tu ? je t’ordonne de me répondre, à présent.

Elle lève les yeux.

— Tout ça c’est du chiqué, murmure-t-elle un peu bâillante. Moi, j’ai sommeil. Il est trois heures du matin. Alors, quoi ? Fous le camp ou casque. J’en ai plein le dos de tes histoires. Tu es maboul.

Mais en disant ces mots, inouïs dans sa bouche de reine, ses yeux, ses yeux tristes ont proféré d’autres paroles. Un effort de l’esprit veillant sur elle a dénoué les liens mystérieux qui garrottent sa souveraineté. Ses yeux ont eu la mélancolie de l’exil et elle détourne la tête, la bouche mordue, révoltée à la fois contre elle et contre moi qui me suis permis de lui rappeler sa gloire. Je n’ai jamais éprouvé rien de pareil. Je devrais rire aux larmes, j’ai presque le désir de pleurer jusqu’au rire de la folie. Je tiens toujours ce corps souple qui se détourne et je n’ai jamais eu tant de joie à enlacer la taille de Mme Saint-Clair qui est une blonde, très élégante de forme, plus ample et plus moelleuse, ni à respirer les cheveux de la charmante Julia Noisey, une toison brune, frisée, toujours imprégnée de parfums excitants.

Les cheveux de cette fille sont noirs, fins, tordus et ramenés en un bandeau large, avançant sur le front : c’est le bandeau dès impératrices et il sent seulement la poussière.

Elle ajoute, fatiguée :

— Je ressemble donc à quelqu’un de mort ? Tu en as une santé de vous raconter ça. Une ancienne ou ta légitime ? Non ! quel type ! Où est ton argent ?

— Tu ne ressembles à personne. Voici mon porte-monnaie et prends toi-même. Je regrette de ne pas posséder une pièce antique à ton effigie. Ce serait mieux. Glisser ta couronne dans tes bas… un rêve ! Puisque tu as sommeil, je vais me retirer. Adieu, chérie ! Tu es une chimère ; demain, en plein soleil, tu n’existeras plus et je ne te reconnaîtrai pas si je frôle tes jupes.

J’embrasse longuement ses paupières. Elles sont douces et agitées comme de petites souris. Elle s’est redressée, essayant de saisir, dans mon langage barbare, ce qui la concerne directement. Je suis certain que ce qu’elle va dire sera mon arrêt.

— Demain, mon vieux, il fera jour et toi tu pourras te fouiller… j’ai pas besoin de marcher avec les mabouls pour manger à ma faim.

— Je ne suis pas fou, chérie. Je te vois seulement telle que tu es. Si nous pouvions tous nous reconnaître en nous abordant, nous serions tous beaucoup plus heureux.

— Tu me vois comme l’ancienne ?

— Oui…

— Une femme chic ?

— La reine Cléopâtre.

— C’est crevant… je ressemble à Cléo, moi ?

— Non, tu n’as qu’un bandeau et elle en a deux… parce qu’elle est esclave.

— Si je te prends le demi-louis, est-ce que tu te fâcheras ?… Moi ça m’embête de faire un type qui ne veut pas que je marche. Est-ce que tu es de la police ?

— Prends le louis tout entier. Je ne me fâcherai point, mon pauvre amour. Nous nous parlons chacun du haut d’une montagne et c’est étonnant comme nos voix sont sourdes ; elles résonnent en nous-mêmes et reviennent nous frapper au cœur. Cela t’amuserait… de marcher ?

Elle me regarde fixement, toujours sans rire.

— Ça ne m’amuse pas du tout. Vaut mieux dormir… ce serait… que j’aime à payer en nature, t’as compris ?

— Admirablement. Tu es honnête.

Elle ricane. Un rire sinistre qui la rend encore plus belle et plus horrible.

— Et puis… je te ferais un joli cadeau… ça je t’en réponds…

Je suis terrifié à l’idée qu’elle va recommencer la litanie du boulevard, toutes les propositions de la Saint-Jean.

― Tais-toi, je t’en prie, et donne-moi tes lèvres… closes.

Elle est debout, dans la lueur sulfureuse de sa lampe, et elle a je ne sais quoi de furieusement méchant au fond des prunelles.

J’ai énervé la panthère et sa griffe royale va me marquer au front.

Tout d’un coup je songe que je suis idiot, non plus seulement ridicule, mais embêtant.

Que ce soit ma chimère ou une pauvre pierreuse, je n’ai pas le droit d’être dédaigneux.

Je suis sur la pente de toutes les sottises. Je n’ai pas le désir charnel de cette fille qui semble m’avoir enchanté, mais je vais être poli. Ce ne sera pas, je crois, très difficile.

Elle ricane toujours.

Je m’avance les bras tendus, les mains folles.

Elle cesse de rire, ses yeux brillent et, brusquement, elle me montre la porte :

— Non. Va-t’en… Pas toi… Va-t’en… je suis malade… et ce cadeau-là, je veux pas te le faire, imbécile !

Je vois toujours son bras levé, son poing crispé vers la porte et ses yeux de reine qui récompense ou qui se venge.

Oui, j’ai vu, cette nuit-là, le geste de beauté.