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L’heure sexuelle/03

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Mercure de France (p. 39-61).
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III

LES ROSES ROSES, LES ROSES ROUGES,
LES ROSES D’IVOIRE

Depuis une semaine, je vis dans une étrange émotion.

Au lendemain de mon aventure — l’ai-je rêvée ? — je suis allé rendre visite à Mme Saint-Clair, mais selon l’usage, pour la prévenir que cette visite ne serait point cérémonieuse, je lui ai envoyé des roses.

Mathilde Saint-Clair aime les roses roses, les roses naturelles.

Julia Noisey, ma seconde amie, n’aime que les roses rouges, et il les lui faudrait pompons si on voulait assortir des fleurs à son caractère de singe gai ; elle préfère les roses spirituelles,

Quand j’envoie des roses roses à Thilde, je n’oublie pas Lia, et les deux bottes, vêtues d’un semblable papier innocent, vont répandre, par l’intermédiaire d’un même porteur, la même illusion de respectueuse tendresse en deux atmosphères très différentes.

Je ne trompe point ces deux femmes. D’abord, je ne fais jamais deux visites à la fois, ensuite, elles se connaissent et sont pleines de prévenances l’une pour l’autre. Elles ne se doutent pas de leur parenté dans mon cœur. Leur confier des détails sur nos intimités réciproques serait un manque d’éducation dont je suis incapable.

Mme Saint-Clair est une musicienne de grand talent. Elle est libre. Je vais chez elle tous les jeudis.

Julia Noisey est la femme d’un architecte, charmant garçon, assez bon causeur, que j’estime beaucoup. Elle vient chez moi quand la fantaisie lui en prend. Cette fantaisie l’amène, du reste, à tort et à travers, et risque, souvent, de se heurter à mes propres caprices. Nous renouons toujours. Je l’amuse. Elle m’amuse, nous nous quittons et nous nous retrouvons bons amis.

Je ne trompe pas ces deux femmes puisque je les aime autant l’une que l’autre et que je leur donne juste ce qu’elles me demandent.

À l’une, des roses naturelles, tout mon amour.

À l’autre des roses pompons… tout mon esprit.

Mais je crois que je n’ai pas assez d’amour et pas assez d’esprit, parce que, de ces deux trésors… il m’en reste encore un peu pour les voisines.

Sont-elles bien toutes deux dans mon cœur ?

Ou dans mon cerveau ?

Non, pas dans mon cerveau. La chimère est jalouse, elle, et je suis obligé, par métier, de conserver ma liberté cérébrale

Elles sont donc dans mon cœur. Triste cœur ! Une chambre trop vaste aux trop nombreux escaliers de service qui communiquent trop avec le sous-sol.

Je garnis cette chambre de meubles bistournés, de divans profonds, de fleurs capiteuses (il y manque un lit où l’on puisse dormir du sommeil sans rêve), et quand tout est en ordre, amour, délice et orgue, c’est-à-dire dans le plus grand désordre voulu, je m’échappe par les portes dérobées. Je fuis Thilde pour Lia et Lia pour Thilde.

Si elles savaient bien, elles me plaindraient, car, grâce à leurs bontés, je ne suis pas heureux.

Je suis un pauvre homme.

Ce sont de pauvres femmes.

Je cherche toujours, dans les sous-sols, un bijou que j’ai perdu et qui leur appartient peut-être. Je cherche… Je vais apprendre à les aimer mieux le long des rêves qu’elles ne m’inspirent pas.

La vie banale ne va pas comme on veut.

Ce soir louche du vingt et un février, il y a huit jours, je suis entré dans le palais de mon fleuriste, boulevard Saint-Germain. Je lui ai commandé des roses roses pour Thilde et aussi des roses rouges pour Lia. (Je pense qu’on fera quelque échange, un soir d’encombrement, et j’ai la précaution de ne pas insinuer de notes explicatives. Leur adresse, ma carte, cela suffit. Mon fleuriste est intelligent, discret, il aiguille habilement ces trains de parfums.)

Les commandes inscrites, je suis demeuré, les yeux vagues, devant son étalage.

— Monsieur désire autre chose ?

— Oui.

Et je regarde des roses blanches, des roses froides, espèces de premières communiantes, mi-fermées dans un coin de verdure.

— Auriez vous des roses plus blanches que celles-ci ?

— Oh ! Monsieur… plus blanches ? (Et il piétine, d’un doigt énorme et savant qui ne fane pas, les frêles pétales.) Ça c’est du Général Collot-Mayeux, c’est du blanc pur.

Cette idée d’appeler des roses blanches d’un nom de vieux fantassin me transporte d’indignation. Je lui réponds sèchement

— Non. Pas assez pur… et si vous n’avez que celles-là…

— Il s’agit d’un envoi pour fiancée ?

— Je tiens à des roses blanches, qui soient d’un blanc plus intense, voilà tout.

Je sens que je dis des choses ridicules et je vais certainement faire une chose plus ridicule encore.

Des heures pour dénicher une douzaine de roses plus blanches qui le sont moins. Mais elles m’agréent : ce sont des fleurs couleur d’ivoire, elles ont des reflets verts comme, près des tempes, certaines jeunes filles mortes.

J’étais nerveux, maussade en les examinant, j’avais un mauvais frisson, le frisson de celui qui n’a pas dormi, la nuit précédente.

Avec mes roses d’ivoire je suis revenu chez moi, j’ai requis Joseph, mon domestique.

— Vous allez porter ces fleurs… Diable ! Attendez… je n’ai ni le nom ni le numéro… Vous êtes intelligent, Joseph ?… Écoutez-moi, dans l’angle de la rue Grégoire-de-Tours, une entrée basse, voûtée, la personne est seule sur le palier, je crois, c’est une dame, une brune, des cheveux très noirs en casque, un peu fardée, enfin, l’air d’une…

Le mot ne sort pas.

Joseph contemple la gerbe de roses dont la blancheur l’éblouit : tel un soufflet de main royale.

— Oui, Monsieur, je saisis, d’une grue ?

— J’ignore les… occupations de cette dame… et vous me feriez plaisir, Joseph, d’avoir l’air de les ignorer aussi.

J’ai le ton de quelqu’un qui va renvoyer son domestique.

Plongeon de Joseph.

Ce n’est pas un méchant garçon, mais il est jeune et se permet des clins d’yeux, de temps en temps, ayant servi trop de gens de lettres.

J’attends quarante-cinq minutes son retour en me traitant quarante-cinq fois de crétin.

Cette fille a voulu se débarrasser de moi. Se débarrasser de quelqu’un, ce n’est pas l’épargner.

D’ailleurs, elle a fait là un acte très en rapport avec son métier. Elle vend de l’amour de bonne ou de mauvaise qualité, selon la bonne ou mauvaise qualité du client. Elle a eu le respect de mon pardessus. Elle s’est dit : « Ce bonhomme est un Russe ! » Ces femmes-là sont patriotes.

J’essaye de plaisanter. Je suis de plus en plus nerveux.

Joseph me revient, un peu pincé, il rapporte les roses.

— Monsieur, la dame s’appelle : Mademoiselle Léonie tout court. Elle a déménagé vers midi pour aller dans un fichu endroit…

Joseph, avec mes entrées, fréquente tous les théâtres et il sait poser les temps.

— Quel fichu endroit, Joseph ?

— On l’a emballée pour Lourcine, Monsieur.

Je pousse un cri de joie, un véritable cri de joie, égoïste, inconscient, que je ne peux pas retenir.

— La brave fille ! C’était vrai. Joseph, vite, un fiacre et reprenez ces fleurs. Allez à l’hôpital. Tâchez, coûte que coûte, de pénétrer jusqu’à cette femme et de lui offrir mes roses. Tenez, joignez-y ma carte.

Je ne veux pas être en reste de générosité.

Joseph renonce à saisir… Je devine qu’il pense exactement ceci :

— Ce qu’on va se fiche de moi. Chienne de place !

Un égoïste d’un autre genre, Joseph.

Je suis en train de m’habiller pour aller dîner chez Thilde, quand Joseph écarte timidement la portière.

— La commission de Monsieur est faite, Mlle Léonie a le numéro dix-huit de la salle Cécile, si Monsieur tenait… J’ai pas pu la voir à cause des règlements, mais un interne a pris votre carte. Il connaissait votre nom et s’est chargé du bouquet… N’y a pas de réponse.

— Merci, Joseph.

La portière est retombée ; j’ai froid.

Il me semble que je viens de jeter mon anneau à la mer.

Chez Thilde.

Elle reçoit le jeudi. On fait naturellement beaucoup de musique. Avant la réception officielle, nous dînons en tête à tête et nous causons. Elle est en face de moi et me sourit. Sa bouche a une expression de bonheur, voluptueuse, très douce. C’est pour cette expression de bouche que j’ai désiré qu’elle fût mienne. Je me suis aperçu qu’elle la tendait à tout le monde en jouant du piano, et cela me l’a un peu gâtée dès l’aurore de notre union.

Je ne suis pas poète en littérature, mais je me réserve de l’être dans la vie où il semble que la poésie manque plus particulièrement. Je n’aime point qu’une femme artiste se donne artificiellement plus qu’il ne convient, car… elles ne font jamais rien avec mesure et cela n’est plus de l’art dès que cela cesse d’être composé avec méthode.

Thilde joue du piano en amour et elle fait l’amour au piano.

Il y a là des tas de nuances.

Ce soir, elle est vêtue d’un peignoir blanc, doublé de vieil or, ses cheveux sont mal rattachés (et pour cause), elle me bêche tout tendrement pour je ne sais plus quelle page sur la prostitution.

— Vous avez l’air de croire que c’est honorable de se vendre, vous, mon pauvre ami.

Je ne réplique pas. Elles disent toutes les mêmes sottises à ce sujet.

La salle à manger est jolie : des tapisseries claires. Il y a un nombre considérable d’objets en cristal. La porcelaine est blanche filetée d’or, en harmonie avec le peignoir, et des braises s’écroulent derrière le garde-étincelle en lançant partout l’acuité de leurs petits yeux rieurs.

Un chien minuscule, vivant, et qu’on supposerait de faïence, est assis entre nous, sur un tabouret de piano très exhaussé.

En arrivant ici, j’ai été fort empressé, fort amoureux, j’ai obtenu toutes les faveurs, même celles qu’on réserve pour le monstre Pleyel, c’est-à-dire l’expression de bouche, au moment précis choisi par moi ; je suis à présent moins gai, j’ai faim, et, quand je parle, mes mots se hérissent, à la dernière syllabe.

— Louis, vous avez vos nerfs ?

— Si vous y tenez… j’ai des nerfs parce que vous me dites des bêtises de femme d’esprit depuis une heure. Pourquoi me servez-vous de la copie comme ça ?

— Et… avant ?

— Avant, vous ne disiez rien… c’était plus drôle.

— Louis, vous vous oubliez… je ne suis pas une femme drôle, moi.

Cela est exact et elle peut ajouter qu’elle n’est pas non plus une femme tragique C’est une bourgeoise manquée, elle a un amant comme elle aurait un mari et elle ne me trompe pas (ça, j’en suis sûr) parce qu’elle n’aurait pas davantage trompé son mari.

Elle est très belle, entre vingt-cinq et trente ans. Une chevelure châtain doré, abondante et ondulante. Des yeux couleur d’amande, de jolies dents.

(Elle a perdu deux molaires, mais elle croit que cela ne se voit pas. Je l’ai pourtant vu un jour qu’elle riait, la tête renversée sur le clavier de son piano. Il m’a semblé qu’il manquait deux touches à ce clavier… et je suis devenu grave.)

Elle cause agréablement, avant, pendant et après. C’est un tempérament voluptueux sans élan de passion. Elle aime l’homme comme elle aimerait une confiture spéciale, et se trouverait blâmable, petite fille, de s’en flanquer une indigestion.

Elle est complaisante autant qu’une femme du monde… un peu moins qu’une grande dame et elle n’a pas l’autorité du geste.

Allons ! Voilà que je pense encore à Cléopâtre… je suis décidément rêveur, ce soir.

Je jette ma serviette sur le petit chien qui jappe avec humeur. Je déteste ce toutou-là, seulement il paraît que c’est le seul chien qui ne hurle pas quand il écoute la sonate à la lune. Alors je le tolère par esprit d’ordre.

Nous devons passer au salon, il va venir des gens. Je me hâte de fumer des cigarettes qu’elle m’offre de ses doigts longs, un peu spatulés par l’abus de la sonate, mais très blancs, très harmonieux.

Elle ne fume pas et adore l’odeur du tabac, une anomalie.

— Thilde… pas tout de suite, hein ?

Elle me tend sa bouche, parce qu’elle va s’habiller pour les autres et que, comme elle y met beaucoup plus de soin que si c’était pour moi, elle me fourre en pénitence.

— Enfin, voyons, je prends ma robe mauve, ce soir, tu sais, celle au grand col médicis, il faut être raisonnable pour que je puisse l’attacher tranquille ! Tu es ennuyeux… là…

— Celle avec des cabochons dessus ?

— Oui… oh, pas des masses, une broderie d’améthystes… Tu ne vas pas faire le pantin ?…

Je suis sensé avoir l’horreur du cabochon, faux ou vrai, qui est la mode du jour depuis un siècle, des siècles.

— Pourquoi pas des dents d’ours… tiens, celles de ton piano ?

— Comme si j’étais la femme sauvage.

La bonne entre, et j’assiste à une conférence sur la façon dont il faut envelopper un certain fromage anglais qui doit s’abîmer si on ne le recouvre pas de papier d’argent dans le délai de vingt-quatre heures.

— Vous m’entendez bien, Marie, du papier d’argent, ou il coulera…

— Ce serait sinistre.

La bonne sortie :

— Loulou, tu es insupportable. Je te défends de te mêler du service avec tes railleries perpétuelles. D’abord, j’ai bien le droit d’aimer ce fromage, moi.

— Aimer le fromage… Vulgaire, pour une jolie femme.

— Et les cabochons ? Vulgaires aussi, hein ? Tu auras marché sur un grand critique, aujourd’hui, tu es rageur.

J’ai presque envie de lui répondre que j’ai marché sur l’aspic de Cléopâtre.

Elle s’en va.

Je la laisse partir pour jouer avec le chien. Cette femme ne me tient pas du tout aux moelles, surtout après. Je l’aime d’une façon ordinaire.

À la soirée, des gens quelconques : un professeur du Conservatoire, violon célèbre, sa femme, ses deux filles (cous de pigeons déplumés), puis, Andrel, Massouard, et Jules Hector, que j’ai introduits, successivement, pour pouvoir causer.

M. et Mme Noisey, que j’ai introduits aussi, doivent venir vers onze heures. Julia ne joue pas du piano, mais elle cultive un joli filet de voix, on dirait le murmure d’une fontaine de vinaigre.

Le salon est grand. Trois fenêtres voilées de stores vénitiens, un Pleyel énorme, le monstre. Des lampes en urne, une lyre d’or sur la cheminée, offerte par un ministre pour un morceau joué chez lui, des fleurs en paniers, en gerbes, les miennes dans un vase de Sèvres, et mes livres, très en vue, trop. Le portrait à l’huile d’un ténor connu au mur, grandeur naturelle, et de superbes photographies d’Otto dressant ses principaux rôles dans tous les coins. Tapis turcs, nombreux et moelleux.

Le premier arrivé, je m’installe par terre à feuilleter les albums, je m’ennuie.

Elle rentre, seconde arrivée, en costume mauve à traîne, chevelure plus relevée, bras nus. Elle n’a jamais pu se défendre d’être au concert chez elle. Il s’agit, du reste, de faire honneur à son piano.

Nous serons deux ainsi pendant près d’une heure, trois avec l’instrument qu’elle ira tapoter, caresser (il y aurait un mot plus juste mais… trivial).

J’ai rencontré Thilde dans un concert qu’elle donnait à son bénéfice. Je pris un billet bien par hasard, et après un dîner confortable, chez les Noisey, je vins vers dix heures ne sachant que faire de ma soirée, Julia ayant la migraine.

Une toute mignonne salle de spectacle, peu de monde et des ouvreuses polies. De ma stalle je contemple le monstre Pleyel. Une queue exubérante et des dents agressives découvertes. Je m’irrite malgré moi. La femme vient et le caresse… Une expression de bouche étonnante. Je suis jaloux, la trouve belle, cherche un confrère obséquieux pour me présenter.

Thilde était en satin blanc comme une épousée, elle avait pleuré (elle pleure facilement) parce qu’au moment de jouer son morceau de résistance on lui avait glissé la note de l’électricité. Ce coup de l’électricité, on le fait volontiers aux dramaturges amateurs et aux femmes sans protection dans ces petits théâtres. Thilde, rageuse, pétrissait son mouchoir. Elle saluait, répondait machinalement et songeait qu’elle n’aurait pas vingt-cinq francs pour payer cet acompte. Elle était vraiment fort désirable. Dans les coulisses, après l’ovation de rigueur, une crise, des explosions de larmes, et les injures de l’électricien. Comme je suis derrière un portant, j’entends tout, j’en profite lâchement. Je paie l’électricien d’abord et je console ensuite. Dans une loge, Thilde est étendue, le corsage déboutonné, les cheveux au diable, et l’ouvreuse lui bassine les tempes. C’est navrant, pas préparé. Je m’excuse, j’entre, je joue le morceau que je sais : prélude courtois, andante timide, arpège sur la chevalerie décidément disparue de nos mœurs, et final de chaleureuses preuves de dévouement.

— Oh ! Monsieur, je vous le rendrai dès demain… non… non… je ne souffrirai pas… pour qui me prenez-vous ?…

Elle est conquise, seulement, je suis plus amoureux que de coutume, je crois que c’est la bonne fois, le coup de foudre, et quand elle se remet à caresser le monstre, je fiche le camp n’importe où au lieu de songer à la ramener chez elle. J’ai de ces bizarreries de caractère. Le Pleyel me fait peur et l’expression de bouche de sa maîtresse aussi.

On s’écrit. Elle me rend mes vingt-cinq francs en me traitant de misérable qui l’a compromise. (Elle n’a pas eu encore le temps de rompre avec l’autre, le ténor.) Je retourne les vingt-cinq francs : gerbe de tubéreuses. Je me mets à ses genoux dans une lettre assez ridicule ou je fulmine contre la musique et parle de tuer le ténor. (Entre temps, dîner fin à la taverne du Panthéon avec Lia Noisey, pour prendre patience ; nous convenons tous les deux que cela n’est pas commode de se voir chez moi plus souvent à cause du mari.) Chez Thilde, reconcert. On me reçoit un jeudi soir. Je suis de très mauvaise humeur à cause du Pleyel. Il ne dit rien quand on ne l’excite pas, cet animal, il tient de la place quand on l’excite. Enfin Thilde accepte des joujoux, des bouquets de violettes passés dans des bagues, des partitions rares, une ceinture qu’elle a vue et que je déniche — ô télépathie. — Le ténor se liquide. Elle a des dettes et gagne plus d’argent que moi. Je paie les dettes, un jour de discussion sur l’amitié entre hommes et femmes, pour soutenir ma théorie, les armes à la main. Un autre jour, je la renverse sur son piano, avec la sensation de violer le Pleyel. Je suis très heureux. Je l’aime un mois, je m’imagine que je suis marié, je suis fidèle et puis…

Ce soir, de soirée intime, je bâille.

Andrel, Massouard, et Jules Hector, là-bas, dans une embrasure, causent de leurs petites affaires avec la politesse prudente de gens qui ont l’habitude, bien littéraire, de gueuler ailleurs.

Ils s’ennuient.

On nous joue du Schumann et nous continuons à nous écouter discuter en dedans. Nous aimons la musique… mais ça nous assomme toujours d’en entendre, nous voudrions la lire.

Andrel se faufile vers le seuil.

Massouard décampe avec une ostentation de portefaix.

Hector s’en va, gentiment, à l’anglaise, toujours très correct.

Hélas, je ne peux pas partir, moi, je suis presque le maître de la maison.

Onze heures. Voici Julia, elle est seule. C’est inouï… Comment a-t-elle fait pour lâcher le mari ?

Je me lève sournoisement et j’arrange ma cravate devant une glace : notre signal. Elle mord son petit doigt, elle a compris.

Diable… mais ça va faire deux visites à la fois, alors !

Je sens que mes belles résolutions de pseudo-fidélité, ou pour l’une ou pour l’autre, se détraquent.

Julia Noisey est une petite poupée potelée, vive et rieuse, au moins dans le monde. Elle n’a pas de cervelle, pas de sentimentalité, pas de morale (la morale de la femme, c’est son amour, et elle n’aime rien). Elle est complètement folle, personne n’a l’air de s’en apercevoir. Son mari, un jeune homme, l’adore, la gâte et ne lui impose aucun enfant. Elle m’a fait l’honneur de m’accepter pour amant parce que j’avais écrit des choses sur les névroses. Elle s’est bien vite doutée que je n’étais pas plus vicieux qu’elle, autant seulement, et on s’est querellé tout de suite. Je suis persuadé qu’elle a un autre amant que j’ignore, mais dont je sens l’haleine dans ses cheveux quand je la respire, ce doit être un petit cousin quelconque, se servant de parfums violents pour imiter sa première maîtresse. Je suis sûr qu’elle en aura trente avec la même sérénité d’âme. L’amour ne l’amuse pas. Elle cherche un monsieur qui… (la plus élémentaire pudeur ne me permet point de m’expliquer ce qu’elle cherche), je ne suis pas ce monsieur. Je lui ai indiqué un vieux peintre, un ami de Massouard, dont c’est la spécialité. Il est complètement gaga. Elle n’ose pas y aller et en attendant me supporte…

Ce soir, elle est drôlette, ses jolis yeux de petite myope sont humides, ses courts cheveux frisés lui donnent l’allure d’un agneau qui serait enragé et elle dit des tas de bêtises grosses comme le monde, en faisant onduler sa jupe vraiment trop longue pour elle. C’est toujours un petit animal habillé dont le corps danse nu sous une robe.

Je n’écoute ni sa voix aigrelette, qui siffle sur certaine note en disant l’Adieu, ni les compliments de Thilde, indulgente parce qu’elle se sait la plus belle et qu’une poupée pareille doit me déplaire ; je songe à filer.

Thilde se croit le grand amour… oui, il y a le petit à côté. Julia est au fond persuadée que Thilde n’est pas mienne… J’ai inventé Thilde pour que nous puissions nous rencontrer sur un terrain neutre sans offusquer le mari. Je n’ai parlé de Mme Noisey à Thilde que le jour ou j’ai failli être surpris dans le salon de Lia.

Thilde dit de Lia : Cette petite peste de Mme Noisey. »

Lia dit de Thilde : « Cette grosse dinde de Mme Saint-Clair. »

Elles s’aiment beaucoup et se consultent pour leurs chapeaux.

… Enfin, minuit, je prends congé cérémonieusement et je vais attendre Julia à deux pas, dans un café.

Elle me rejoint.

— C’est tannant… j’ai perdu une demi-heure à lui dire du mal de ton dernier livre ! Ce qu’elle est empaumée de toi…

Moi, philosophe :

— Elle a tort. Où allons-nous ?

— Chez toi, cette idée (elle tire sa montre) et tu sais, rien qu’une minute, mon mari a la grippe.

Le mari qui a la grippe, ça fait sans doute partie du programme de ce genre de fille. Ce n’est pas un numéro intéressant.

Oh ! les roses roses, trop naturelles, les roses rouges, trop spirituelles, et les roses d’ivoire, les roses mortes…