L’heure sexuelle/09

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Mercure de France (p. 165-186).
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IX

« SOIS BELLE ET SOIS TRISTE »… MAIS
NE FRAPPE PAS SI FORT

Une journée d’étranges douceurs se terminant par un coup de couteau.

Je suis retourné rue Grégoire-de-Tours.

Parce que j’avais juré de n’y plus aller.

Des meubles neufs, des meubles vieux, un tapis d’orient et une pendule en zinc, un mélange de tous les luxes et de toutes les misères.

Surtout, au-dessus de tout, le fameux rideau de soie rouge.

C’est toujours le sang, la tuerie, qui domine.

Elle est venue vers moi de son pas souple et muet.

— Je suis contente de te voir pour te remercier, a-t-elle dit froidement.

— Alors, tu veux bien, Reine ?

— Non, je ne veux pas, c’est bête. On peut rencontrer des gens.

Elle me parle presque en français. Je suis si ému que je tremble.

— Des gens ?

— Des types qui te connaissent. Puis j’ai pas de toilette et je veux pas en faire. Je te plaque.

— Reine… la voiture est en bas. J’ai pris une voiture fermée. Nous irons gare d’Orléans et nous ne rencontrerons personne. Tu es folle ! Ou tu as peur que je te viole à la campagne, loin des sergots de ville. Toujours la pensée du monomane qui plante des épingles dans les seins, dis ?

Je ris et je me sens désespéré. Je comptais tellement sur cette partie de plaisir.

J’étais plein d’idées chastes.

Depuis ma dernière visite chez Mme Mathilde Saint-Clair, je suis plein d’idées chastes, je ne sais pas pourquoi.

— Reine, je te jure que tu n’as rien à craindre

A-t-on jamais songé à lui faire voir le ciel sans le lui faire payer de tout le paradis de son corps ?

Elle réfléchit une minute, le doigt sur sa bouche, l’œil très sombre.

— Sans blaguer, hein ! Ça gâterait tout Oui, là, je veux bien.

Nous sommes partis.

Dans le compartiment du train qui nous emporte, nous sommes seuls et elle risque cette singulière réflexion :

— Pourquoi qu’ils sont gris maintenant les wagons ?

Elle est assise en face de moi, vêtue d’un petit costume en laine noire. Son chapeau est en paille noire avec une aile noire et une voilette d’une nuance ambrée lui faisant le teint plus pâle et des yeux plus doux.

Malgré cette toilette simple, j’ai vu un homme, un rouleur de bagages, s’arrêter un instant comme flairant l’odeur de ses jupes !

— Reine, quel est ton pays ?

— Je crois que c’est l’Auvergne, mais je ne suis pas bien sûre. Je suis venue à Paris quand j’avais seize ans avec une… (Elle esquisse le mot d’un geste)… de Clermont. J’étais tellement saoule en montant en chemin de fer, que je ne me rappelle plus la couleur des compartiments. Je venais d’une maison et on m’a versée dans une autre maison ; puis, un cousin à moi, un parent, m’a retirée pour me mettre en chambre, dans mes meubles, et… voilà. (Elle reprend soucieuse :) Oui, je crois que c’est d’Auvergne, parce que j’ai été nourrie à la campagne chez une fille-mère en service, seulement, il y a eu des manigances rapport aux papiers. La police garde tout ça.

Elle se tait, les lèvres mordues.

J’ose lui demander, plus bas :

— Te rappelles-tu ton premier amant ?

Elle répond, l’œil un peu étonné :

— Non.

— Tu bois beaucoup, Reine, dans… ta profession, cela te fera mal.

— Je bois beaucoup, mais je ne me saoule jamais, il m’en faut trop. Maintenant, y a des types qui… (elle s’arrête).

Elle étire ses gants, s’arrange les ongles avec soin. Ses mouvements sont souples et brusques. Elle a des mains larges de paumes et longues de doigts, mais très fines du poignet. C’est une race inconnue à nos parisiennes de papier mâché, si croulantes au déballage, toujours prêtes à ramasser leurs formes comme avec une cuillère.

Elle a une petite bague en argent ornée d’une petite croix. Ce n’est ni un bijou faux, ni un bijou cher. Elle semble y tenir, car elle la retourne plusieurs fois pour que la croix soit bien droite au milieu de sa main.

— Reine, es-tu contente ?

— Moi, je ne suis jamais gaie

— Je ne te veux pas gaie, au contraire Sois belle et sois triste… tout à ton aise.

— Vous savez. Ça ne m’empêche pas de savoir faire rire le monde.

Cette phrase, si vulgaire lue en le sens où les gens vulgaires l’entendent, devient immense quand on songe à la lire en le sens du mot Monde, c’est-à-dire du globe entier.

Oui, elle est la dispensatrice des rires du Monde, et c’est pour cela qu’elle ne peut plus rire.

Oh ! comme je me crois bon, tendre et dévoué ! Comme je n’avais pas encore vu que le ciel était bleu, les arbres d’un vert léger, les toitures des villas bourgeoises ridicules au soleil !

J’apprends des vérités premières qui me font apprécier, à leur juste valeur, les derniers mensonges des civilisations.

Je suis heureux de constater un malheur irrémédiable.

J’ai toute l’eau du sadisme à la bouche.

Et je la crache, par la portière, sur une coquette maison qui passe en dessous.

— Reine, ta chambre te plaît ? Pourquoi ces affreux rideaux rouges ? N’aimerais-tu pas du damas jaune ?

— Non, merci, mes clients se trotteraient. Le jaune c’est pas l’usage. Puis quand ma garce de concierge ira vous faire casquer comme l’autre jour, faudra l’envoyer à la balançoire, vous avez eu tort de lui donner une pièce, vous savez, elle rappliquera souvent. Elle plumerait une tête chauve, celle-là.

— Elle a bien fait, ma chérie, mais ce n’est donc pas toi, l’auteur de cette petite lettre amusante ?

Et je lui passe ce billet écrit en style connu :

« Mon gros chat,

« J’ai besoin de cent balles pour avoir des nippes.

« À toi de cœur
,
« Ninie. »

Dédaigneuse, elle déchire le billet et le jette par l’autre portière.

— Moi, j’écris jamais à personne et si j’écrivais je ne signerais pas Ninie… pour vous.

J’ai le cœur dilaté.

— Comment signerais-tu ?

Elle se tait.

Cela lui coûterait beaucoup de l’avouer, puisqu’elle est en exil.

— Sur les cent francs, elle a gardé sa moitié, ajoute-t-elle revenant à des pensées plus terre à terre.

— Et tu n’as pas réclamé ?

— Non. Je lui dois le foin (et elle rit, de son petit rire muet, en dedans), vous savez, le foin ?

— Tais-toi ! (J’essaye de réagir, en riant à mon tour, par une plaisanterie dans le ton de l’idylle.) Enfin, où il n’y a rien l’âne perd ses droits, ce me semble. Tiens ! Reine, cela m’ennuie de ne pas avoir un petit morceau de toi plié dans du papier… cette lettre…

Elle hausse les épaules.

— Pour ce que ça te servirait, mon pauvre garçon !

— Dis donc, tu ne me prends pas du tout pour un homme.

— Pas ma faute si vous êtes maboul.

— Il est nécessaire d’agir en rustre pour te paraître raisonnable. C’est drôle…

— Oh ! ça viendra. Vous finirez comme les autres… Mais vous voudriez bien m’acheter de l’amitié avant.

Cette idée bizarre de prononcer amitié pour amour !

Nous descendons sans regarder le nom de la gare.

Une allée de verdure ; la Seine, au bout.

Nous filons très vite. Elle a des mouvements prestes d’animal plus libre.

On entend chantonner des laveuses qui battent du linge au bord du fleuve.

Reine s’arrête, admire.

— En voilà des chemises ! Moi, j’en mets pas, c’est trop salissant.

L’eau du fleuve est lisse comme une plaque de métal et paraît s’enfoncer lourdement en faisant baisser les deux rives sous son poids.

Un chemin de halage, des arbres penchent, et de temps en temps, une péniche passe, chargée de pierres ou de tonneaux, sifflant, soufflant, l’air d’une sirène trop grasse.

J’ai mis mon bras autour des épaules de Reine pour qu’elle ne les hausse pas toutes les cinq minutes en ayant un regard ironique. Je m’appuie un peu. Elle n’a pas la sensation du fardeau et j’ai tout à coup très peur qu’elle soit plus forte que moi.

— Est-ce que je te fatigue ?

— Si tu veux que je te porte…

Je suis furieux, brusquement.

— Reine, tu es une sale bête, et je te défends de me toucher.

Elle se croise les bras sans une syllabe ; elle regarde l’eau et n’a pas entendu.

— Mon Dieu ! Reine, ma petite reine de douleurs ! J’étais fou. C’est moi qui salis tous les reflets, toutes les clartés, tout le ciel avec mes pensées obscures. Pardonne-moi, Reine chérie, ou flanque-moi des gifles, je le mérite. Et tant mieux si tu es la plus forte. Puisque tu marches volontairement courbée sous toute l’existence, c’est que tu en as reçu la mission. Tu dois expier des gloires farouches. Si je comprends pour toi, de quel droit vais-je t’accuser ? Ne me garde pas rancune, dis ?

Un petit frisson de sa bouche, ses yeux qui se ferment, mais elle se tait.

— Je voudrais bien t’avoir fait de la peine aussi… Reine !

Je boude.

Nous marchons un moment silencieux.

— Alors, vous écrivez des livres ? Faudra m’en prêter un. Je vous le rendrai.

Je remets mon bras sur ses épaules

— Tu lis donc quelquefois ?

— L’hiver… en attendant… (Elle hésite.) Pour ne pas avoir envie de bâiller toute la nuit. J’ai déjà lu les Trois mousquetaires, la Dame aux Camélias et (elle cherche) des chansons de Monsieur Frédéric de Musset.

Je suis un peu interdit.

Je ne lui prêterai pas de livres.

— Frédéric de Musset… Tu ne te trompes pas, bébé ?

— Non. C’était des vers, je me rappelle bien, un petit livre tout mince : L’Examen de Flora.

Ouff ! Je suis au bout de ce mignon calvaire intellectuel. Il y a là une croix. Arrêtons-nous. Je m’étends dans l’herbe, au bord de l’eau, et je cache mon visage dans mes bras.

Je suis honteux ; ce n’est pas à cause d’elle.

Reine est assise sur une grosse pierre. Elle s’amuse à lancer des petits morceaux de joncs qui font flèches.

Un grand silence.

Une torpeur peu à peu délicieuse et un rêve :

Cléopâtre sur la proue de sa trirème. Le petit nègre tient le parasol éclatant, des esclaves accroupies brûlent des parfums dont la nuée légère estompe leurs membres nus. Un homme, ivre du soleil et du vin qu’on lui fait boire, est couché aux pieds de la jeune reine et laisse pendre une de ses jambes dans l’eau. Cet homme est pâle. Il a l’air de mourir chaque fois que Cléopâtre se tourne vers lui. Elle se tourne vers lui, mais elle ne le regarde pas. Ses yeux ont la fixité des yeux d’idole et ne voient point. Je crois que cet homme est très malade. Il est couvert de cicatrices. Il a enlevé l’étoffe de pourpre qui le couvrait, posé une cuirasse d’or et des armes. Il ne lui reste, au cou, qu’une espèce de carcan de métal où étincellent des gemmes énormes. Ce n’est pas un esclave, car il a la peau blanche et soignée des patriciens qui vont aux étuves. Ce n’est pas non plus un simple soldat. Il serait déjà mort de toutes les blessures qu’il a reçues. Ni beau ni laid, il a le profil accusé des volontaires, le menton fendu et la bouche mince des voluptueux cruels. On devine son habitude de dompter ou des chevaux ou des hommes. Seulement, sous le charme, à son tour, d’un dompteur plus féroce que lui, le malheureux se laisse aller au fil de son plaisir.

La barque glisse et s’éloigne, emportant les esclaves qui brûlent des herbes odorantes, les mains levées.

Je suis réveillé par une phrase de Reine : — Voilà des types nus avec une corde. — Hein ! des hommes nus ?

Je bondis et la saisis à la taille pour la défendre contre les soldats de César.

Il s’agit seulement de hâleurs qui passent un bateau rempli de fumier. Reine les suit des yeux.

— Ça t’amuse donc bien les hommes nus ?

— Ceux-là sont solides, tu sais. (Elle baisse la tête, sournoisement.) Vous me prêterez un livre, n’est-ce pas ?

— Oui, et ça t’embêtera ferme, je t’en préviens.

— Vous racontez des histoires de femmes, d’amour… il y a celle de votre ancienne, hein ?

— Il y a tout excepté toi, ma chère. Marchons plus vite.

La vue de ces torses de hâleurs m’a un peu troublé. J’ai la tête lourde. Il me semble que j’ai bu quelque chose.

J’essaye de lui faire dire son histoire à elle.

Je m’aperçois qu’elle n’a pas de souvenirs, pas de mémoire. Tout est au présent.

Elle a été battue peut-être étant petite fille, battue ou trop aimée, elle ne sait plus très bien. Elle a vécu dans une usine et connu des métiers fatigants, ajoute ceci, d’un ton calme :

— Je pouvais pas suffire à ces garçons de la forge. Ils étaient sept après moi tous les soirs.

Je réponds, philosophiquement.

— En effet.

Silence. Crépuscule. Un oiseau chante.

— C’est doux comme du lait à boire, la campagne, murmure-t-elle de sa voix sourde, si dure.

J’entoure sa taille de mon bras et nous cherchons une auberge, pour dîner.

Un instant, sous des branches fleuries, des branches de pruniers qui sentent l’amande, elle tressaille :

— J’ai vu un crapaud, tiens, là. Il va sauter.

— Si tu levais la tête, tu ne verrais que des fleurs. Pourquoi marches-tu la tête basse ?

Elle lève le front, rencontre le mien, penché sur elle.

Nous nous regardons, éperdument effrayés l’un de l’autre, sans un geste.

— Eh bien, quoi ! fait-elle de son ton sourd, impatient. Quand nous resterions là toute la vie, à nous pourrir…

Quelle admirable précision de langage !

Aucune femme n’a si bien dit en un pareil moment.

— Reine as-tu pleuré quelquefois ?

— Je pleure jamais, pas la peine. Voyons… Viens-tu ?

— Embrasse-moi, dis ?

— Je sais pas embrasser. J’ai horreur de ça. C’est inutile.

— Tu n’embrasses pas tes amants… ou ton amant ?

— Ah bien ! Il vous en a une santé, lui ! (Elle éclate.) On ne perd pas son temps à ces bêtises… C’est bon pour les vieux.

— Reine, pour les vieux ? Qu’est-ce que tu racontes ?

— Mais oui… quand on est jeune, on est toujours plus pressé, et ce n’est pas pour traîner la chose dans ces bagatelles. Viens-tu ou je te lâche… à la fin !

Je tiens les poignets de Reine, mais je sens que c’est elle qui me lâchera si elle veut.

J’attire doucement son corps souple et elle rejette la tête en arrière comme quelqu’un qui a peur des soufflets.

Elle n’aime pas ça. C’est avouer qu’elle se garde pour un autre. Ou elle n’aime rien, et je voudrais bien savoir.

— Pas même un petit baiser honnête, Reine ?

Je fais la cour à cette prostituée, absolument.

Très forte, la reine d’Égypte ! Elle me maintient à distance de ses bras devenus rigides. Tout son corps souple est tendu en barre de fer qu’on ne tordra pas sans sa volonté.

Je ne lutte pas. Il est peut-être plus habile de ne jamais risquer le combat définitif.

J’en sortirai brisé certainement, sous tous les rapports.

Et puis, j’ai des idées chastes, aujourd’hui.

— Non, pas de bêtises, dit-elle d’une voix irritée. Si vous voulez que ce soit comme avec les autres, il n’y avait guère besoin de venir jusqu’ici… j’ai mon lit, là-bas. Fallait vous en servir !

— Oh ! Reine… taisez-vous !

Nous allons, de nouveau silencieux, jusqu’à l’auberge du bord de l’eau.

Des étoiles et des friselis dans les branches. Toute la suave odeur de l’amour monte de la terre parce que des bêtes inconnues, sous nos pieds qui les écrasent, sont accouplées.

Nous entrons. Il y a des tonnelles et on nous fait traverser un jardin…

Reine s’assied, ôte son chapeau, rectifie les lignes de son bandeau impérial.

— Que voulez-vous manger ?

— Je m’en fiche.

— Et boire ?

— Du cognac.

Aïe !… Soit. Ce sera peut-être plus drôle.

J’avais raison de penser que ce serait drôle de voir dîner la reine d’Égypte. Elle ne touche pas au pain, ni à l’eau, ni aux légumes. Elle mange avec une rapidité singulière, des gestes prompts et narquois d’animal qui se moque de vous. J’ignore ce qu’on nous sert, elle a l’air de fort peu s’en soucier, mais elle dévore des viandes qui ne sont pas cuites. Je suis au Jardin des plantes.

Elle ne redevient femme qu’en présence d’un saladier de fraises.

Petit gloussement de joie.

Toutes les fraises y passent, sauf deux, qu’elle m’octroie sur une feuille.

Elle verse le reste du cognac dans le saladier, en redemande.

— Vous voulez encore des fraises ?

— Non, du cognac. Il est beaucoup moins fort que celui de ma concierge. (Elle a une mine de vierge offensée.) tiens, goûte, il sent le muscat !

Je goûte, fais une grimace. Cela doit être de l’alcool à 96 degrés.

Elle réclame des chartreuses vertes pour étendre le goût du muscat.

Il faut lui rendre cette justice, c’est qu’elle est très calme et que son langage demeure aussi… châtié que de coutume.

Comme je ne bois pas ma chartreuse, elle me la vole en me disant :

— Ça te ferait mal.

Ça m’humilie et m’intéresse prodigieusement. Qu’est-ce qu’elle va devenir quand elle sera grise, car elle va se griser, c’est clair.

Je lui prends le pied sous la table.

Elle me regarde fixement, met la main sur son couteau.

— Finis, toi, ou je me fâche.

Ses yeux sont illuminés comme ceux d’une panthère à la chasse.

Je me lève, en m’éventant de ma serviette, parce que je suis un peu inquiet.

Si j’abandonne la partie tout de suite, je vais être ridicule, et si j’insiste, elle est capable de me piquer, du bout de ce couteau, rien que pour s’amuser, bien entendu.

« Le tremplin ». « La force dynamique de la passion ». Toutes les belles phrases de Jules Hector me hantent le cerveau, seulement je n’en suis pas plus fier. Durant cette saison chaude, l’heure complique les panthères, et ce petit dressage en liberté pourrait bien finir par un repas plus substantiel dont mon humble personnalité serait le plus bel ornement.

— Ma petite amie, je suis très doux, moi, je ne sais pas jouer du couteau, n’ayant jamais été souteneur de ma vie, ce que je regrette. Lâchez cela, ou vous allez m’éborgner.

Je veux saisir son poignet.

Elle me plante son couteau dans le bras.

Je suis tellement étonné que je n’éprouve aucune douleur.

Je la regarde. Elle est toute pâle.

Je regarde ma manchette. Elle est toute rouge et le sang ruisselle sur la nappe.

À présent cela me fait souffrir un peu, parce qu’elle vient de retirer le couteau.

— C’est bête, Reine, on va causer et s’extasier là-dessus… c’est très bête. Aidez-moi vite à nettoyer le sang. Nous ne sommes pas en Égypte ici.

Machinalement elle prend les serviettes, les mouille, et arrange des compresses.

— Vous pouvez me dénoncer, je ne me plaindrai pas !

Ce mot dénoncer est impayable dans sa bouche. De quoi suis-je complice, mon Dieu ?

— Tu es une sotte. Je n’aime pas plus les histoires de police que toi, et une jolie femme a toujours le droit de se… défendre.

— Je serais contente d’aller en prison.

Mon bras est enveloppé. Il me semble très lourd.

— Pourquoi serais-tu contente d’aller en prison, espèce de folle ?

Elle s’accoude, songeuse.

— Vois-tu, faut jamais me parler de couteau, ni de mon petit homme.

Je frissonne des pieds à la tête.

Il fait frais sous cette tonnelle sombre.

— Quel petit homme, dis ?

— Je ne suis pas grise. Je ne suis jamais grise. C’est le premier coup de surin que je fiche, et ça m’a produit un effet… j’aurais pas cru. Est-ce que ça t’a fait mal, à toi ?

— Non. Pas au bras, toujours. Ta dernière virginité ? Merci. On donne ce que l’on peut, ma fille. Il est donc en prison, le petit homme, et tu voudrais le rejoindre ?

— Oui. (Ses yeux longs se ferment langoureusement, elle s’étire, dans un bâillement sourd.) On l’a emballé parce qu’il a fait la même chose pour moi.

— Celui en soldat sur ta cheminée ?

— Tu es un malin… mais je ne suis pas grise. La fois du portrait, il était encore au régiment. Il en est sorti. Puis, on s’est battu devant ma porte, et il a éreinté un client. Nous avons été des tas pour témoigner. Maintenant, la police me surveille parce que j’ai dit que c’était moi qui lui faisais son truc.

Elle achève sa chartreuse et se mord les lèvres.

Ce que je sens bien, en ce moment, c’est que je rendrais volontiers le coup de couteau au petit homme.

Nous rentrons par un train bondé. Reine demeure muette, heureusement. Elle a sommeil. J’ai des élancements furieux dans le bras.

À Paris, impossible de trouver une pharmacie ouverte. Il est trop tard.

Je reconduis Reine chez elle.

Avant de disparaître sous le porche de son palais, la princesse se retourne, indifférente.

— Tu es un bon garçon, tu n’as pas gueulé. Bonsoir.

Je crois qu’elle m’estime. C’est toujours ça.

Et je m’en vais me coucher pour avoir la fièvre toute la nuit.

— … Sois belle et sois triste… mais ne frappe pas si fort une autre fois, dis ?