La Bergerie/16

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 237-257).

XVI

La fièvre de l’août éclata. Le silence des champs, où le travail de toute l’année s’accomplit sourdement, avec une sorte de mystère, se changea en délire ; de kilomètre en kilomètre, de village en village, se propagea le bruit des moissons ; les trains, chaque matin, versaient dans la campagne tout un exode d’ouvriers, de femmes, d’enfants qui peuplaient les plaines désertes. Et sans les voir, les soirs très calmes, lorsqu’on prêtait une oreille affinée, on pouvait les entendre chanter et rire dans les villages environnants. Le tour vint des fermes de la Bergerie, Bellevue et les Trois-Mares. Le jour qu’on mit la première faulx dans les blés, Frédéric fit venir de chez un fleuriste parisien une botte de lilas blanc ; il y planta un épi et le porta à Camille. Ces premières journées de fiançailles furent un ineffable paradis. Il pénétrait peu à peu la pensée grave, naïve, de cette enfant, ses désirs de vertu qui lui faisaient une moralité si haute, sa bonté, ses ignorances adorables. Il se sentait aimer, par-dessus tout charme sensuel, une âme. Chapenel aurait bien ri. Il était épris de suavité. Le soir où elle lui dit, un peu sévère et fâchée, après trop de baisers qu’il lui avait donnés — Mlle d’Aubépine lisant son journal : — « Frédéric, vous comprenez bien que si vous m’embrassez comme cela maintenant, ce ne servirait plus à rien de nous marier plus tard », il eut les larmes aux yeux ; il lui prit la main avec toutes sortes de respects ; elle lui parut comme Jamais sacrée et vénérable, et son amour se travaillant, se transformant, en vint à devenir enfantin et naïf comme elle, à lui ressembler.

Pourtant, on le congédia sous le très plausible prétexte qu’il perdait son temps à la Bergerie ; et ce fut M. de Marcy son initiateur, qui proposa de l’héberger pendant ce noviciat agricole qu’il entreprenait. « Vois-tu, mon grand chéri, lui disait tante d’Aubépine, tu deviens gênant ici. Dieu ! qu’un fiancé est doc embarrassant ! Au surplus, tu ne fais œuvre de tes dix doigts, étrange manière d’apprendre à être fermier. Puisque de Marcy t’invite, accepte donc. » Il accepta. Lorsqu’il quitta Camille pour aller demeurer une lieue plus loin, ils se firent des adieux déchirants, en se promettant de se revoir tous les jours ; l’un et l’autre fondaient en larmes. M. de Marcy fut le témoin visiblement ravi de ce chagrin.

« Je vous dois tout, lui dit Frédéric quand il l’emmena en voiture ; comment vous remercier !

— Bast ! je suis bien heureux, moi, pourquoi les autres ne le seraient-ils pas aussi ? Vous n’avez pas à me remercier, mon cousin. »

Laure le reçut avec une amabilité réservée. Elle n’avait pas de Camille la nature primesautière et confiante qui croit aisément. Elle redoutait l’homme et ses défauts, et dès l’abord, Frédéric se sentit mis par elle en observation, quoiqu’elle fût amicale, dévouée et complaisante pour lui. Parfois, aux repas, elle lui lançait des allusions à l’attrait de Paris, à l’ennui de la vie rurale. Il protestait qu’il ne quitterait plus sans chagrin ce pays ; elle hochait la tête, incrédule.

Et pendant ce temps, avec une sorte d’ivresse, le néophyte du culte terrien se plongeait dans la vie nouvelle, comme un novice qu’enthousiasme chaque dureté de la Règle. Il se levait à l’aube, passait en revue, avec M. de Marcy, les étables, les écuries, la porcherie, où à leur approche la chair rose des animaux se dressait en masse du sol mouillé de graisse. Il parcourait les terres labourées, apprenait à nommer le grain sur pied, à distinguer les sols. Il connut de plus profondes et de plus secrètes choses encore, auxquelles il participait : l’angoisse, l’inquiétude immense du maître devant cette matière énorme, puissante et en même temps délicate et perpétuellement menacée qu’est une moisson. Il mesura cette longue suite de craintes, partage du semeur, depuis le jour où le grain est en terre et que le passant qui peut le fouler, le rongeur qui peut le détruire, l’insecte qui peut le pourrir, la gelée qui peut le tuer, la pluie qui peut le noyer, le soleil capable de le brûler, la grêle qui hache les tiges, tour à tour le harcèlent, l’épouvantent, le minent. Il comprit cette période nerveuse et dernière de l’août, où l’œuvre achevée, préservée, sauvée presque, est encore sous le coup des orages, des tempêtes, des averses de la canicule. Chapenel était loin avec ses maladives analyses des clairs de lune sur les boutons de fleurs. Il s’agissait maintenant d’hectares de blés mûrs, dont le sort tenait dans un petit nuage blanc, apparu le matin dans les brumes chaudes de l’horizon. Le robuste de Marcy devenait peureux, inquiet et triste. Avec son sens très affiné de la nature physique, il humait l’orage dans l’air, comme ses bêtes le pouvaient faire. À son tour, Frédéric, en allant rendre à la Bergerie sa visite quotidienne, s’impressionnait de l’air trop lourd, des vapeurs plombées qui flottaient au sud. Il embrassait d’un coup d’œil l’étendue vive et immobile des blés, et se sentait si impuissant devant le danger de dévastation suspendu sur ces richesses, qu’il en avait un serrement de cœur.

M. de Marcy consultait les baromètres, la direction des vents ; il épiait le temps dans les instruments, dans le ciel, dans l’eau des mares qui bout deux fois par jour, disent les paysans ; il étudiait le gloussement des poules, le moiré des champs de sainfoin sous la brise, la poudre du sol ; il s’adressait encore aux frondaisons des arbres ; non pas à la palme lourde des marronniers, mais à la feuille sans poids du peuplier ou du tremble, dont les dessous d’argent se soulèvent au moindre souffle ; il suivait le vol haut des hirondelles, la fuite noire des merles sous les taillis, à fleur de terre. Frédéric l’accompagnait, admirant ces intelligences de laboureur vers les mystérieux parlers de la nature, cette entente des secrets avertissements qu’elle chuchote avant ses grandes colères.

« Nous aurons de l’orage ; il ne faut rien commencer encore », murmurait de Marcy.

Laure, au piano, déchiffrait des sonates, ou disposait des roses avec des fleurs de phlox dans les jardinières de son château. Elle était, dès huit heures du matin, coiffée et habillée ; elle portait des jupes sombres, égayées de corsages clairs en simple toile, tels qu’en mettent en ville les filles du peuple. Elle y était distinguée et embellie ; son mari paraissait la chérir chaque jour davantage ; dès que Frédéric les laissait seuls, on les sentait prêts à s’étreindre, à se dévorer l’un l’autre de baisers.

L’orage éclata un soir, comme ils étaient à table. M. de Marcy demeura impassible et fuma sa pipe selon sa coutume. Frédéric s’en étonna. Il était dix fois plus agité que lui, et parlait de sortir pour se rendre compte, malgré les ténèbres, des dégâts. Son parent le rassura. « Le tonnerre est bon, lui dit-il sans plus d’éclat. — Vous connaissez jusqu’au parler des dieux ! » retourna Frédéric qui s’émerveillait. Et il écouta le fracas mêlé de l’averse et de la foudre, sans discerner de son oreille de citadin que les rafales venues du sud roulant les nuages, l’orage s’en allait à la mer, lançant ses grondements déjà du nord-ouest.

Le lendemain, à quatre heures pourtant, M. de Marcy était aux champs. Frédéric le suivait. Les récoltes fatiguées retombaient sur elles-mêmes en lourdes touffes de paille mouillée ; la pluie les avait roulées et froissées. Le Parisien en veston clair, transi dans la fraîcheur matinale et qui se recroquevillait dans l’abri de son haut faux-col, se désola tout haut :

« Quel désastre ! mon pauvre cousin », murmurait-il.

Pris d’un poétique chagrin devant cette ruine d’une chose sacrée, il aurait pleuré, pleuré des larmes de rhétorique, pareilles à celles que faisait verser Gado.

De Marcy hocha la tête en souriant :

« Ce n’est rien, dit-il, tout va bien. »

Et il releva le visage, observa le ciel, les nuages, les girouettes, le passage des corbeaux ; il compta sur ses doigts les jours de la lunaison et dit :

« Après-demain il fera beau ; nous commencerons dans trois jours. »

Ces petits drames remplissaient la vie de Frédéric avec l’amour qui l’inondait. Il se faisait une âme docile, moulée sur l’âme douce et forte du bon de Marcy. De grandes préoccupations philosophiques peuplaient l’esprit de cet homme simple dont il ne faisait nulle montre. Frédéric, coutumier des idées philosophiques parisiennes qu’on puise chaque matin, une cigarette aux lèvres, dans l’article humoristique, frémissant de neurasthénie, de son journal quotidien, s’étonna de trouver en causant ce fond tranquille et profond, réfléchi et scientifique, de sociologie dans le gentilhomme fermier qui, en dépit des machines nouvelles, faisait couper le blé à bras pour occuper pendant l’août les indigents des villes. Il poursuivait ce rêve d’acquérir un jour la région entière et d’y essayer ce système antique de possession sans propriété qui est le colonat. C’était une théorie énorme et puissante, voisine du socialisme, qui, exprimée dans la presse, aurait révolutionné l’opinion. Il l’élaborait secrètement, patiemment, tout en mesurant lui-même, dans des boisseaux, le blé noir et le blé blanc qu’on doit mélanger en proportions savantes pour la basse-cour, ou en éprouvant au toucher la litière des étables.

Un jour, il confia discrètement à Frédéric la tristesse que lui causait cette mort lente de la Terre à la Bergerie. Le jeune homme pouvait désormais le comprendre. Il lui montra des étendues de sol abandonnées sur la ferme des Trois-Mares. Le tenancier à qui on l’avait affermée, sous réserve de partager avec lui le fruit des récoltes, voyant ses besoins plus que satisfaits, ses fils partis à la ville, laissait se rétrécir peu à peu le rayon de l’exploitation. De-ci, de-là, chaque année, un champ s’endormait inactif, improductif disait-on. M. de Marcy s’indignait, sachant bien que la terre est immortelle et que de ces friches on pourrait faire jaillir des monceaux de blé. Il connaissait aussi des terres maraîchères, riches et limoneuses, converties en cours où se roulaient des poulains trop gras, quand cette opulence de l’agriculture, les légumes, s’y seraient nourris à pleines racines. Il excitait alors en Frédéric des ardeurs indicibles d’action, de rénovations.

« Quand même je devrais herser et labourer moi-même, disait le jeune homme, quand même je devrais mourir à la peine, tout cela revivra ! »

Parfois, Frédéric ressaisissait en vision l’image de Lydie Beaudry-Rogeas, assise au piano, très pâle dans sa robe rouge, l’appelant de ses longues lèvres voluptueuses : « Mon pauvre Freddy ! » Mais c’était lointain, fugitif, et sans force pour rien rallumer en lui de ce qui s’y était passé alors. La lettre amère qu’il reçut de son patron, en réponse au définitif congé qu’il lui avait demandé, ne le toucha même qu’à peine. Il se sentait si loin de Paris, si loin de Beaudry-Rogeas, si loin de sa vie passée, qu’un grand mur où venaient s’éteindre tous les bruits troublants, tous les attraits qui inquiètent, semblait s’être élevé autour de lui pour jamais. Il fit lire cette lettre à Camille comme gage de son détachement total.

C’était un matin de septembre noyé de brumes ; ils côtoyaient ensemble la lisière du parc, coupé d’un fossé où roulaient des faînes. Jamais elle n’avait été si attendrie, si vibrante, sa petite fiancée. Elle lui serra les doigts dans sa main robuste et disait :

« Mon ami chéri, quand je pense à tout ce qui doit vous manquer ici, à ce qui doit vous manquer en moi-même ! Je suis si différente des femmes que vous avez déjà vues à Paris. Je ne sais ni m’habiller, ni suivre la mode, ni me coiffer, ni vous distraire en causant, Je sens que j’ignore tout, sauf ce qui se passe dans ce petit, tout petit coin du monde où je vis. Si vous regrettiez un jour ! Cet écrivain parle de votre grande intelligence que vous venez éteindre dans nos fermes… ; mon ami, n’a-t-il pas raison ? N’étiez-vous pas fait pour de glorieuses choses ?

— Taisez-vous, ma petite bien-aimée, suppliait-il ; c’est auprès de vous que je vis au contraire, que je m’épanouis, que je comprends tout. Vous êtes le charme unique, le seul, vous entendez, le seul que je puisse goûter. Il n’y a pas pour moi d’autre femme que vous, ni d’autre grâce, ni d’autre beauté ! Ma jolie, vous le savez bien. Je vous jure que l’ombre même d’un regret ne pourrait m’effleurer. »

Elle lui cueillit des mûres sur une feuille et exigea qu’il les mangeât toutes.

« Je voudrais vous donner, vous donner… », balbutiait-elle sans savoir.

Et elle embrassait le parc, la maison, ses bibelots, ses livres chers, ses morceaux de musique, ses petits objets précieux, tout ce qu’elle possédait en propre, sans trouver le don digne de son amour.

La récolte achevée laissa planer sur les champs un grand calme. Il régnait chez les de Marcy comme un triomphe d’avoir vaincu les intempéries, d’avoir élevé dans les champs rasés ces architectures riches et vives, ces dômes d’or géants du blé coupé. Un repos apparent, car le cultivateur ne se repose point, semblait suivre. Les deux jeunes hommes faisaient dans la campagne des courses à cheval. Quand Frédéric revenait grisé de grand air, et qu’il sautait de sa bête devant Laure, serré dans son costume boulevardier, botté de jaune comme quelqu’un qui revient du Bois, la jeune femme le regardait avec un semblant d’ironie. Elle trouvait un peu d’affectation dans cette manière de se vêtir aux champs. Jamais elle n’était plus contente, plus amusée, que les jours de pluie où il rentrait, ses vêtements légers mouillés jusqu’aux doublures, son canotier britannique déformé par les ondées de l’automne, son faux-col écroulé sur sa cravate élégante de brocart vert, et qu’il devait emprunter à de Marcy ses paletots chauds de velours pour se remettre. Peu à peu, il abandonna ce raffinement excessif dans sa mise. On le vit même un jour en blouse, aider le garçon d’écurie à charger du fumier sur la charrette. Avant que vint le temps de remuer la terre, son professeur lui mit un matin entre les mains un cheval de labour, et les conduisit, tous les deux, la bête et l’homme, avec la charrue, d’un bout du champ à l’autre, en ces lignes lentes et multiples, le long desquelles la terre s’érafle, éclate et jaillit. Frédéric eut une sensation folle de maîtrise, de souveraineté ; il souhaitait des emportements furieux du cheval, il l’aurait voulu cabré, hennissant, roulant à travers la plaine la charrue ballotée. Le tranquille percheron, docile et connaissant mieux que le Parisien son métier de laboureur, suivait, sans dévier d’une motte de terre, la ligne du sillon.

Après de telles journées, Frédéric rentrait harassé de fatigue, supportait la nuit des fièvres et des courbatures cruelles. Sa vie lui paraissait indispensable et austère. Il perdit l’habitude de veiller et gagnait sa chambre dès la fin du repas. Il avait d’ailleurs épuisé avec son hôte tous les sujets de conversation. « On a vite fait le tour d’un homme, songeait-il ; je connais toutes ses pensées, il connaît les miennes. » Etils en venaient à se parler peu, à passer des jours entiers l’un près de l’autre sans échanger autre chose que les mots nécessaires. Le soir, à la lampe, de Marcy restait seul avec Laure ; il lisait le Messager de l’Agriculture, bi-hebdomadaire, qu’il passait à sa femme pour le feuilleton.

On se mit à parler d’une grande foire aux bestiaux qui se tenait dans l’Orne. M. de Marcy voulait offrir un poney à sa femme ; il projeta d’aller l’y acheter.

« Je vous emmènerai, dit-il à Frédéric ; ces marchés sont pittoresques, et cela me permettra de vous montrer de beaux animaux, peut-être même de vous apprendre quelque chose touchant les bestiaux. »

Le jeune homme se fit de cette excursion un plaisir puéril, comme s’il se fût agi d’un grand voyage ; le cours de sa vie était si uniforme, que cette perspective d’une promenade en voiture, à dix lieues de là, prit un intérêt démesuré. Chaque matin, en se levant, il pensait que la date choisie-approchait de plus en plus. Et il s’en allait, plein de cette idée, visiter le potager où de Marcy lui expliquait la culture des légumes. Tous deux se promenaient à petits pas entre les planches semblables à celles d’un jardin botanique. Il y mûrissait, avec l’automne, des citrouilles rouges et des citrouilles jaunes boursouflées ; les pendeloques lourds et verts des concombres, des tomates écarlates joufflues, à la peau soyeuse tendue, gonflée de jus. Quand il se retrouvait seul, dans sa chambre, Frédéric éprouvait un plaisir troublé à reprendre l’exemplaire de la Revue Noire, et à relire pour la dixième fois l’article qu’il avait écrit sur Ménessier.

La joie enfantine qu’il eut à partir, le matin, en charrette anglaise, avec de Marcy, dépassa le petit chagrin d’être privé de Camille ce jourlà. Il y pensa beaucoup en route. C’était la fin de septembre. Dans les bouquets d’arbres, sous la voûte des chemins creux où courait la voiture légère, les feuilles jaunissaient. Chaque coup de vent en arrachait des poignées qui papillonnaient en l’air. Frédéric pensait que lorsque d’autres feuilles auraient poussé là et seraient en pleine verdure, il aurait près de lui sa petite épouse Camille.

En approchant de la ville où se tenait la foire, il y eut sur la route une affluence de voitures. Des bêtes beuglaient et l’on sentait dans l’air cette odeur de lait et de paille, fade et forte, qui rappelle les étables. C’étaient des voitures de fermes, boueuses et dévernies, des Chars-à-bancs ; on entendait de gros rires ; il commençait à sentir la fête populaire et dévergondée.

La ville était comble ; les premières auberges refusèrent de recevoir à l’écurie le cheval de Marcy ; on coudoyait, dans les petites rues du gros bourg normand, des bouviers et des maquignons ; beaucoup déjeunaient à la porte des hôtelleries, sur des tables dressées en plein air. On les voyait enfoncer dans de gros croûtons de pain rassis leur couteau de poche au manche crasseux ; ils buvaient du cidre fort dont l’odeur se humait au passage. Ils étaient assis sur des bancs, le vent de l’équinoxe soufflait ; il s’engouffrait dans leurs blouses bleues pendantes, il les gonflait, leur faisait par derrière des formes grotesques d’êtres en baudruche. Les filles d’auberges, avec leur coiffe basse normande, qui dissimule le front sous un bandeau de dentelle, les servaient.

Sur le champ de foire, hommes et bêtes fourmillaient. Les maquignons se distinguaient des marchands de bœufs, qui portent un gourdin, par leur fouet qu’ils dressaient en l’air. Frédéric se faufila dans cette masse grouillante où l’on vociférait et disputait. On y faisait, entre les querelles, un esprit spécial de plaisanteries, portant surtout sur le coin où l’on vendait les porcs.

M. de Marcy rencontra celui de ses cousins d’Aigremont qui élevait des chevaux. Frédéric se réjouit d’abord de cette rencontre avec un homme de son monde. Mais M. d’Aigremont ayant été trompé l’an dernier sur l’achat d’une jument, il ne fut pas, de tout le jour, question d’autre chose ; au déjeuner à l’hôtel de Paris, à la promenade, l’après-midi entière, l’éleveur conta les détails de cette duperie, les défauts de la bête, les roueries du maquignon, sa bonne foi personnelle.

Frédéric regardait ces gros hommes lourds des champs, suspendus à la bouche d’un cheval, et l’entraînant rageusement à un trot éperdu pour éprouver ses jarrets, son haleine, les battements de ses flancs et les secrets de son sabot.

Il revint le soir las et triste, oppressé comme si son air respirable lui eût manqué. La seule perspective de revoir la froide Laure, de lui demander la valse lente au piano, lui causait un peu d’agrément. M. de Marcy le vit bâiller.

Laure les attendait sur le seuil.

« Vous avez manqué une visite, mon cousin, lui cria-t-elle de loin. Oh ! une visite que vous n’attendiez guère, je crois. Je vous Île donne en cent ! M. Beaudry-Rogeas est venu ! Oui, lui-même est venu ici pour vous voir, mon cher ami, et il avait amené sa sœur qu’il m’a présentée.

— Beaudry-Rogeas et sa sœur ! répéta Frédéric qui devint blême.

— Vous regrettez joliment, hein ! ajouta la jeune femme en le regardant.

— Mon Dieu ! balbutia-t-il, il valait mieux que je ne sois pas là. Reviendront-ils ?

— Ils sont presque à Paris maintenant, reprit-elle en souriant à demi de plaisir. C’était déjà gentil, je trouve, cette visite-surprise qu’ils venaient vous faire. Ils étaient, paraît-il, au Mont Saint-Michel en excursion, et Mlle Beaudry-Rogeas a eu l’idée, au retour, de s’arrêter ici, à ce qu’ils m’ont conté. Ah ! mon pauvre Frédéric, devez-vous maudire cette promenade d’aujourd’hui ! — et toi, mon chéri, me rapportes-tu mon poney sous la banquette ?

— Mais, reprit Frédéric obsédé, que vous ont-ils dit ? Qu’ont-ils dit de moi, de ma décision de rester ici ?

— Ils n’en sont pas encore consolés. Ah ! vous pouvez vous vanter d’être tenu pour quelqu’un chez ces gens-là ! Qui sait même si ce n’était pas un enlèvement qu’on projetait en venant ici P On ne peut se passer de vous. »

Frédéric haussa les épaules dans un geste incompréhensible.

— Vous les avez gardés quelques instants ? demanda-t-il encore, anxieux de tout savoir, de pouvoir se figurer exactement ce qui s’était passé.

— Je les ai reçus au salon, j’ai parlé de vous, de votre ardeur à connaître l’agriculture ; et la dame m’a demandé si j’étais la sœur de votre fiancée. »

Frédéric rougit et dit :

« Elle est originale, n’est-ce pas, elle ?

— Oh oui ! fit Laure en se pinçant les lèvres, et élégante ! une Parisienne pur sang. »

J’étais heureux, j’étais calme, j’avais arrangé ma vie, tout était bien, pensait Frédéric l’esprit en fièvre ; il a fallu qu’ils viennent jusqu ici troubler la paix si difficilement conquise ; je leur en veux ; oui, je leur en veux ! ne pouvaient-ils pas me laisser tranquille !

Et, par curiosité, il ouvrit la porte du grand salon Louis XV, le salon du vieux « chevalier de Marcy », où Laure avait reçu, deux heures plus tôt, Beaudry-Rogeas et Lydie. Lydie avait franchi cette porte, ses jupes avaient traîné ici, ce fauteuil aux pieds pointus, posant de biais sur le tapis, devait être le sien. Et soudain Frédéric respira dans ce salon clos, tendu de perses où flottent et s’attardent longtemps les odeurs, le parfum de Lydie. Il crut sentir ses cheveux d’un noir mouillé, sa robe, tout son passage ; elle apparut en vision devant lui, assise à ce fauteuil où elle avait été ; il vit sa main gantée tenant le manche de l’ombrelle, son chapeau de voyage voilé de gaze blanche, cachant ses yeux, et le long pare-poussière, frissonnant, soyeux, changeant, dans lequel ondulait son corps. Elle avait été ici quelques instants plus tôt ; et il ne l’avait pas vue ! Mais elle avait laissé d’elle cette chose insaisissable, ce rien léger et mystérieux, son parfum : un souffle de verveine mêlé de vanille, qui achevait de s’évanouir dans le vieux salon.

« Elle est venue ! se disait Frédéric, pourquoi ? En quittant le Mont Saint-Michel, comme son train traversait le pays, elle a voulu s’arrêter ici. Elle se souvient donc encore de moi ? Elle pense à moi parfois ? Pourquoi ? Pourquoi ce caprice de me revoir ? »

Et il lui venait une colère d’être parti, d’avoir perdu sa journée dans la foule de ces rustres, cette journée précieuse, ce jour unique où il pouvait revoir une dernière fois la plus étrange, la plus raffinée, la plus troublante des femmes. Il demeurait oisif dans ce grand salon où régnait déjà la nuit, se tordant les doigts d’un mécontentement de tout, d’un dégoût de la vie, d’une rage imprécise.

Le lendemain, dès l’aube, il retourna vers le potager, où, un livre à la main, le bon de Marcy lui faisait observer la feuille de la citrouille ou les plants d’asperges chevelus et roussis. Cet homme bien équilibré savait qu’il est une heure pour rêver de l’économie sociale et qu’il en est une autre pour le jardin potager. Mais le nerveux et impressionnable Frédéric apportait son souci, son trouble et son incertitude de tout, jusque dans la contemplation des légumes. Il en était bourrelé partout, aux champs, aux étables, à la laiterie.

« Si au fond, se disait-il parfois, c’était une créature affamée d’affection, d’abord séduite par le verbiage de Chapenel, et qui n’ayant trouvé en cet homme d’exception qu’un cerveau, s’inquiétât maintenant d’un cœur pour la comprendre ! Si cette belle et insaisissable Lydie, froide et impassible comme elle le paraît, souffrait sans qu’on le sût ! Si surtout elle avait un chagrin, l’ombre d’un chagrin dont je fusse cause !… »

Et Frédéric, les nos fiévreux, muet de longues heures de suite, travaillait et peinait comme un valet chez les de Marcy ; les plus dures besognes l’attiraient, et il allait encore à pied à la Bergerie, où il paraissait à Camille distrait et absent, après quoi, des heures durant, devant sa glace, elle s’étudiait à faire, de la grosse corde d’or de ses cheveux tordus, des chignons savants, pareils à ceux des images.

Un soir, elle lui montrait un achat de mode fait à Saint-Lô et qu’enroulait un journal. Il se précipita, non pas vers les chiffons, mais vers le journal de Paris, de fraîche date, qu’il parcourut des yeux. Outre le Messager de l’Agriculture, M. de Marcy lisait souvent le Petit Journal — pour les nouvelles, disait-il, — et le Mercure du Cotentin, que subventionnait le conseiller d’arrondissement d’Aigremont ; mais comme il avait de longues soirées

pour la lecture, il trouvait mieux de prendre un livre qu’un journal. Ce fut pour Frédéric comme un coin de patrie pour un nostalgique. I] saisit le papier avec une sorte de passion après l’avoir regardé à la volée. Il en dévora les articles, les colonnes, les informations, jusqu’aux annonces ; les adresses de commerçants, en faisant passer sous ses yeux le nom des rues parisiennes, évoquaient autour de lui comme une atmosphère béatifique, lui donnaient l’impression d’être luimême dans ces rues, d’y marcher, d’entendre le roulement des omnibus, le fracas des voitures, la corne des tramways, au milieu de la foule des piétons, des hommes en haute-forme, des femmes élégantes, pressées, retroussées au-dessus de la bottine, et le tout s’écoulant en flot entre les haies des hautes maisons de six étages…