La Bergerie/15

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 225-236).

XV

Sa malle, pleine de linge fin, de vestons anglais et de cravates extravagantes, fut enregistrée pour la Manche au lieu de l’être pour la Seine-et-Oise. Il ne revit pas Lydie ni Chapenel, mais il voyagea par une nuit de lune idéale. Petite et ronde dans le ciel gris perle, la lune inondait la terre de sa lumière froide. Elle baignait de ses fraîcheurs légères les moissons mûres et lourdes, fatiguées de soleil ; elle pénétrait la masse pâle des blés, elle argentait les avoines aériennes et délicates ; elle faisait, dans les jardins maraîchers, où courent des rigoles d’eau morte, son œuvre mystérieuse sur les fleurs frileuses et humbles des légumes, et, filtrant sous la terre remuée, invisiblement, elle allait toucher les racines potagères, les tubercules en activité et leur germe rose.

Frédéric se sentit repris par l’immense roman végétal, grisé par le sens de ce mouvement sans mesure que les cultivateurs créent. Le train sinuait dans la campagne. Août régnait. On était à la veille de l’apothéose champêtre, du dénoûment de la grande pièce des saisons : la Récolte ; et cette nuit en était le prélude religieux et admirable. Dans les jardins, des fruits mûrs que pâlissait la lune pendaient aux arbres bleuâtres. Il ne chercha pas à dormir. Peu à peu la féerie de la nuit s’évanouit par des transitions si lentes qu’insensiblement l’aurore remplaça la lune. Et vers les granges des fermes, sous les hangars ombreux, le petit jour éclaira bientôt partout, avec une persistance impressionnante, les armes pacifiques préparées dans la région entière pour le travail prochain, les faulx énormes, emmanchées toutes et accotées aux murs.

« C’est beau comme une chanson de Gado ! » pensa le littéraire Frédéric.

Quand il descendit du train, de grand matin, dans la petite gare de Parisy, il reconnut, au delà de la barrière, la voiture de M. de Marcy. Il frissonnait au vent frais et relevait son col de pardessus, transi-et tremblant, quand il aperçut devant lui une grande et mince jeune fille, le cou nu, qui lui souriait sous son canotier de paille.

« Camille ! » balbutia-t-il.

Et il l’aurait volontiers prise dans ses bras, tendrement baisée ainsi qu’il avait vu M. de Marcy en agir avec Laure, n’eût-ce été que pour se donner une contenance, gêné et embarrassé comme il se sentait devant elle. Mais elle eut dans tout son air une inquiétude, une méfiance qui la lui déroba. Ils se saluèrent cérémonieusement. Elle souriait toujours, mais on ne plongeait plus dans ses yeux comme autrefois, et ce qu’elle pensait, nul n’aurait su le dire. M. de Marcy vint ensuite. Il serra les mains de Frédéric avec une énergie dont celui-ci comprit la signification. Puis, actif et vif comme toujours, il fit charger les bagages du voyageur, reprit les guides, et laissa Frédéric et Camille monter ensemble.

Silencieusement, le jeune homme contemplait de regards furtifs sa voisine. Son corsage de toile flottante révélait son corps aminci, diminué ; la vigoureuse santé d’autrefois ayant faibli sous un trop lourd fardeau moral.

« Vous avez eu de la peine à vous décider, Frédéric, dit-elle à la fin, la voix légèrement altérée de rancune.

— Ah ! Camille, si vous saviez ce que la vie est difficile parfois, et ce que j’ai dû lutter pour venir passer avec vous ces vacances !

— Vous passez avec nous ces vacances seulement ? » dit-elle très froide.

Frédéric songeait tout haut :

« Sous aucun prétexte maintenant je ne saurais retourner à Paris, et pourtant j’avais promis. »

Le silence reprit entre eux. Une lourde équivoque les oppressait. À la minute qu’ils allaient atteindre la Bergerie, il dit :

« Je vous reconnaissais à peine, Camille ; vous avez changé.

— J’ai grandi. Je suis devenue vieille. J’ai dix-sept ans aujourd’hui. Et puis j’ai été un peu malade ; j’ai, paraît-il, trop travaillé, le docteur l’a dit : c’est du surmenage intellectuel. »

Elle parlait sans savoir que Frédéric comprenait son amertume secrète à prononcer ces mots devant l’Ingrat. Elle s’était surmenée, épuisée pour lui, elle s’était tuée afin de gagner personnellement sa vie de petite fille pauvre, et de n’être plus comptée dans l’héritage qu’elle lui voulait à lui tout seul. Et la voyant malade sans doute, la bonne tante lui avait un jour révélé le secret : « Vous vous épouserez, mes enfants. Pourquoi se forger d’inutiles inquiétudes ! Vous serez unis dans la possession de tout le domaine, sans héritage ni complication judiciaire. » Et aussitôt, docilement, naturellement, comme une petite étoile donne sa lumière, elle s’était donnée en pensée à celui auquel on la vouait dès seize ans. Elle en avait rêvé, elle avait conçu pour lui une grande affection : deux choses à quoi se réduisait sans doute son amour ; puis elle l’avait attendu impatiemment, fébrilement, jusqu’à ce que l’attente se changeât en chagrin, et le chagrin en désenchantement. « Je sais qu’elle souffre, » avait écrit de Marcy. Frédéric le voyait bien à son tour ; il en était bouleversé. Il avait envie de prendre sa main, de la couvrir de caresses, et de se mettre à genoux devant elle et de lui demander pardon. Comme il la chérissait maintenant ! Comme son cœur était gonflé d’une bonne tendresse inconnue, nouvelle et fortifiante ! Plus il la voyait pâlie, ébranlée, privée de sa rusticité d’autrefois, plus il se sentait de viriles énergies pour assurer, à cette pauvre petite vie sans appui, sa protection d’homme. Il serait son mari ! c’est-à-dire qu’il travaillerait pour elle, qu’il en ferait une châtelaine heureuse et riche, à force de peines, de labeur acharné et d’intelligence. Et de la voir orpheline et pauvre comme elle était lui donnait un délice de plus à l’aimer.

« Voici marraine qui nous attend ! cria-t-elle en sautant de voiture.

— Je savais bien, je leur disais à tous que tu finirais par venir, mon bon chéri, » faisait tante d’Aubépine triomphante qui, les bras tendus, le visage rose et rieur, marchait à Frédéric.

Mais Frédéric restait sans abandon ni gaîté. On crut autour de lui, avec des froissements indistincts, qu’il regrettait Paris. Laure, instruite par le mariage, les voyages, la lecture, Ja connaissance de mille choses de la vie insoupçonnées auparavant, regardait le Parisien avec une certaine sévérité. Elle ne doutait pas que Frédéric n’eût là-bas une attache. Elle avait déjà perdu la simplicité très jeune de la vieille demoiselle, et plus que son mari, elle cherchait volontiers, comme font les femmes, les histoires secrètes du cœur chez les jeunes gens. Lorsque Frédéric parlait des engagements qui l’avaient lié à Beaudry-Rogeas, son visage sceptique faisait clairement voir qu’elle ne se laissait pas prendre à cette interprétation des engagements indéliables.

Pour fêter son arrivée, les de Marcy restèrent jusqu’au soir. En grande pompe, l’après-midi, toute la famille vint lui faire les honneurs de sa chambre. Paul et Virginie, sur leur fond de papier jauni, descendaient toujours du plafond à la cimaise en groupes multipliés, comme animés par le mouvement de leurs petites jambes lancées en avant. Mais on avait dressé là un lit des ancêtres, massif et sculpté, aux courtines datant de deux siècles. La bibliothèque de son père y était aussi, garnie, par les soins secrets de M. de Marcy, de livres agricoles. Cette attention toucha Frédéric plus que tout le reste. Cet homme, bon et discret avec sa culture, sa vie laborieuse, riche et modeste, lui semblait le modèle auquel il devait se former. Il le remercia. M. de Marcy répondit tout bas :

« Voyez plutôt les rideaux. Vous ne savez pas, heureux mortel, ce qui se cache pour vous dans ces fils emmêlés, sous ce nom indigne de Frivolité ! »

Frédéric, avec une émotion de plus, souleva dans ses doigts le treillis léger. Camille disait, adorablement détachée et distraite : « Les trouvez-vous jolis, Frédéric ? » Il l’embrassa au front, très timidement, sans rien dire. Elle rougit, et discrètement tout le monde feignit de ne pas la voir, quand elle se pencha vers le parc, à la fenêtre, pour écraser dans ses yeux une larme.

« Chère tante ! murmura Frédéric de plus en plus attendri, dites-moi que je mourrai dans ce lit !

— Commencez d’abord par y vivre, prononça de Marcy dans sa moustache.

— C’est vrai que tu nous reviens pour toujours, mon fils ?

— Oui, tante, pour toujours. »

Beaudry-Rogeas serait bien fin s’il parvenait à me déraciner d’ici désormais, pensait-il. À mon tour je pourrais lui dire : « Ces choses-là ne se font pas ! On ne brise pas si aisément sa vie. »

La jeune femme, à sa réponse, le regarda curieusement ; mais elle ne souffla pas un mot. On l’aurait dite incrédule, et plus d’une fois dans la journée Frédéric sentit sur lui le regard de ses yeux obliques, curieux et inquiets.

Lorsque le jeune ménage quitta au soir la Bergerie, Camille et Frédéric escortèrent la voiture jusqu’à la grand’route et la regardèrent s’éloigner dans la nuit blanche. Quand on ne vit plus rien et qu’ils se sentirent seuls l’un vis-à-vis de l’autre, au milieu de ce silence, dans cette impassible soirée d’août, où la nature en insomnie demeurait tout éveillée dans la nuit, avec le chant très doux et cristallin du crapaud, se mourant d’appel en appel vers les lointains, ils éprouvèrent entre eux, soudain, une intimité effrayante.

« Rentrons », dit Camille qui hâta le pas tout à coup dans l’allée des hêtres, devançant le jeune homme.

Mais en quelques enjambées Frédéric l’eut rejointe, et il l’appela par deux fois : « Camille ! Camille ! » si bas et si tendrement qu’elle s’arrêta.

« Camille ! » reprit-il, en tenant les deux mains de la jeune fille, est-ce qu’un jour viendra où je vous emmènerai toute seule, comme M. de Marcy emmène Laure ? »

Le feuillage des hêtres, sous la lune au zénith, faisait un dôme épais d’ombre, mais, de droite et de gauche, c’étaient comme des clairières semées d’un gazon pâle. Camille, adossée à un tronc, avec une grande capeline de paille, son lourd chignon blond tordu à la nuque et ses yeux de feu, ressemblait à une petite Anglaise d’image sentimentale et farouche.

« Si Dieu le permet, il viendra ce jour-là, Frédéric », répondit-elle.

Elle tremblait.

« Camille, reprit Frédéric, dites-moi que vous croyez en moi ?

— Je crois en vous, répéta-t-elle, confiante sans peine, sans arrière-pensée, sans réflexion.

— Dites-moi : je crois en vous pour toujours.

— Je crois en vous pour toujours, Frédéric. »

Le bonheur et la tendresse ruisselaient sur son visage. Frédéric la contempla un instant religieusement ; quelque chose de pur, d’enfantin venait de son cœur pour elle. Il l’aima comme il ne savait pas qu’on pût aimer ; il prit dans ses mains sa petite tête délicate, son front dégarni par le chapeau, et le baisa dix fois, vingt fais, avec le plus calme délice, le plus paisible, le plus fort. Il lui disait sans se lasser les câlines et touchantes inanités de l’amour :

« Vous serez ma petite épouse chérie. Nos deux vies sont liées, nous ne nous quitterons plus. Je ne vous causerai jamais l’ombre d’un chagrin. Oh ! chérie ! chère petite bien-aimée ! vous n’aurez jamais plus peur de rien quand je serai là, vous serez la plus heureuse, vous entendez, la plus heureuse, la plus fêtée, la plus aimée.

— Rentrons, disait mollement Camille.

— Vous êtes la petite fée de la terre ; c’est en vous que j’aimerai le sol, sa culture, sa vie, Vous êtes ma petite bergère que j’adore.

— Rentrons, Frédéric », répétait Camille dans une frayeur légère et délicieuse.

Il lui prit le bras ; ils allèrent à pas très lents ; et quand ils eurent gagné le parc, ils s’y attardèrent encore au lieu de rentrer. Ce fut grand et presque solennel. Frédéric, serrant contre lui sa petite fiancée, revenait s’approprier le domaine de ses pères ; confusément, il s’y enracinait, il sentait sa vie se fondre avec celle de ses ancêtres, dans une solidarité logique et satisfaisante. Autour de lui, les arbres familiaux faisaient la chaîne. Entre les troncs, comme un grand lac de lune, s’apercevait au loin la plaine plate, ouatée de buées cotonneuses ; cette terre endormie à qui le jeune maître arracherait bientôt ses trésors, cette terre morte qu’il réveillerait sous la caresse dure de la charrue.

« Ma terre ! » prononça-t-il en lui-même, avec tout l’orgueil et toute la passion agricole des vieux Aubépine.

Il y verserait à pleines charretées le fumier gras et chaud qui vivifie ; il créerait, comme de Marcy, des maquettes de champs pour l’essai des engrais ; il ferait mordre à la charrue jusqu’au fin bord des fossés pour récolter une ligne d’épis de plus ; il accroîtrait ses troupeaux de vaches cauchoises, qui expriment, dans leur taille massive, plus de puissance et de richesse ; il bâtirait des écuries neuves où naîtraient des poulains fins et beaux. Et l’août venu, quand les moissons mûres feraient dans l’air leur bruit de soie froissée, tout seul, sans faucheurs ni gens de nulle espèce, comme un roi, il conduirait dans les sillons les cercles de la machine à couper le blé, debout sur le trépied de fer, maîtrisant ses chevaux cabrés, pendant que sa chérie le regarderait.

« Et l’hiver, lui disait-il en continuant son rêve tout haut, quand je serai très las de mon grand travail, nous passerons nos soirées tout seuls, sous la lampe, à nous dire des douceurs. Voulez-vous Camille ? »

Une lueur rouge naquit là-bas, avec un bruit de feuilles sèches qu’on foule. Une lanterne apparut, puis la mante à capuchon de Mlle d’Aubépine.

« Bonté divine ! mes enfants, où êtes-vous ? Est-il permis de m’inquiéter de la sorte ! »

Camille courut à elle en rougissant ; sa robe longue balayait les feuilles.

« Marraine, ne nous grondez pas, je vous en prie ! »

Et elle ajouta, suprêmement heureuse :

« Je vous présente mon fiancé. »

Il y eut une effusion ici-même, sous les arbres ; les lueurs tournantes de la lanterne éteignaient le clair de lune alentour, pendant que la bonne tante serrait sur son cœur le neveu prodigue. Camille essuyait des larmes de joie ; le vent tiède charriait des odeurs potagères ; la terre était lumineuse et irradiée, pendant que la lune ne paraissait plus là-haut qu’un petit disque retréci, diminué, qui s’évanouit.

Au loin, les deux notes langoureuses du crapaud se perdaient dans la campagne.