Aller au contenu

La Bergerie/3

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy éditeurs (p. 27-51).

III

La Bergerie était un château qui s’étendait bien sur quarante mètres de long, mais qui n’en avait guère plus que dix de haut, ce qui le faisait ressembler de loin, en effet, avec les barrières blanches semées çà et là dans les prairies dont il était enclos, à ces jouets venus d’Allemagne, dans des boîtes fleurant le sapin, composés de quelques moutons plats et d’une maison basse d’étage, faite pour abriter sous son toit rouge le berger en bois, à la taille cintrée. Et pour plus de ressemblance encore, la Bergerie coiffait sa façade de stuc blanc, aux poutres de chêne formant losanges dans les trumeaux, d’un toit de tuiles rutilantes. Seulement, les arbres qui l’entouraient n’avaient point, dans leurs branches, ce plumet de feuillage chevelu et bouclé, dont le vert ravit l’enfance ; ils ne posaient pas sur un petit disque de bois jaune, mais ils mordaient la terre de leurs racines puissantes ; ils conduisaient au château en quadruple rangée, colonnade géante de troncs. C’étaient des hêtres vieux et énormes, ayant tous fait éclater l’écorce sous leur poussée, et balançant dans l’air la masse mouvante et bruissante de leurs feuilles. Ils étaient la vraie splendeur de l’habitation, ils affirmaient sa vétusté, eux que chaque année, à l’encontre de ce qui se passait au château, le printemps réparait et reconstituait sans altérer leur architecture magnifique. Ils descendaient en pente douce jusqu’à la maison, qui se trouvait ainsi un peu en contre-bas de la grande route de Parisy-la-Forêt.

Un matin, Frédéric s’éveilla dans ce palais enchanté du bonheur. Il y était venu la veille : d’une manière quelconque, dont il ne se souvenait plus. Il respirait des parfums inconnus ; ses draps avaient la souplesse douce d’une mousseline. Le rideau de la fenêtre, en linon brodé, dessinait des feuilles d’acanthe blanche dans le ciel bleu, et dans la tapisserie du mur, il y avait à droite, à gauche, répétés à l’infini, un petit Paul, haut d’une main, abritant une petite Virginie sous son parapluie de feuille. La naïveté de tant de Paul et de tant de Virginie le fit sourire d’aise. Dans un salon lointain, on entendait couler le flot étouffé d’une gamme chromatique, sur un piano adorablement sourd et fêlé, et, dans une salle très proche, le duo d’une voix jeune, enflée de rire, avec Îa voix timbrée un peu haut de Mlle d’Aubépine. Aussitôt il revit les figures aperçues la veille au soir, à l’arrivée, dans la lueur imprécise d’une lampe de porcelaine à l’huile : un visage pur et rose de timide adolescente, les cheveux tirés à la chinoise sur le front, les couleurs vives, les yeux longs et fuyants ; puis un autre visage dont il lui semblait n’avoir vu que les yeux, des yeux d’enfant, des yeux énormes au regard droit comme un jet de flamme, ardents comme le bouillonnement même de la vie, dans les gemmes brunes des prunelles. C’était la clarté vive des yeux de sept ans ; ces yeux-là en avaient quinze et la conservaient toujours. Frédéric s’était senti regardé comme par un petit animal humain et pensant. Aux gammes sages et monotones qui roulaient là-bas, il revit les yeux fuyants et timides de l’aînée ; au rire qui chantait dans la pièce inférieure, le regard droit de franchise effrontée qui représentait la cadette. La marche sentimentale des petits « Paul et Virginie » descendant par vingtaines du plafond à Ia cimaise, avec un mouvement de jambe qui simulait vraiment la progression, les feuilles d’acanthe fleurissant tout un pan du ciel, l’odeur poétique des draps séchés aux champs, le bercement des gammes, le rire, tout cela l’engourdissait si agréablement qu’il somnolait béat, écoutant, sans trop penser, la voix de tante d’Aubépine, en bas.

« Mon gamin, disait-elle, oubliant-les sonorités excessives de la construction, cette acoustique particulière qui répercutait, à travers trois ou quatre chambres, une phrase dite dans la salle à manger, je te prie de te bien tenir avec M. Frédéric. D’abord, je te défends d’aller dans son cabinet de toilette sous le fallacieux prétexte de connaître sa marque d’eau dentifrice, ainsi que tu l’as fait aux grandes manœuvres dernières pour le général. Quand tu mangeras de la tarte, si tu en as trop, tu ne lui offriras pas le reste de ton morceau, comme au frère de M. le curé, l’autre jour…

— Oh ! marraine, il en était rouge de plaisir, et il avait l’air si gourmand en l’acceptant, que M. le curé, qui est toujours à épier les péchés des autres habitude de confesser — lui a lancé un regard ! oh ! mais !…

— C’était fort mal élevé, mon enfant, comme aussi de lui faire remettre ton soulier à la sortie de la messe ; ce sont des choses qui concernent les femmes de chambre. Frédéric serait peu flatté…

— Avec cela ! J’ai lu un roman où l’on disait d’un jeune homme : « Il était ivre de bonheur le matin qu’elle lui permit, dans le bois, de lacer sa bottine. » Les hommes aiment beaucoup maintenant lacer les bottines des femmes, marraine, je VOUS assure.

— Des jolies femmes, peut-être, mademoiselle, mais comme vous êtes une petite fille très laide, ignorante et campagnarde, vous lacerez vous-même votre chaussure, fût-ce à la sortie de la messe. Enfin, vous ne prierez pas Frédéric d’aller vous promener le soir dans le parc, avant le coucher.

— Cela, je me demande pourquoi, par exemple !

— Parce que… parce que… Souviens-toi, à la dernière Confirmation, après le dîner, tu as eu l’audace d’inviter Monseigneur à t’y accompagner, et tu as eu l’affront aussitôt de te voir poliment remerciée.

— Parce que Monseigneur est cousu de rhumatismes et qu’il ne peut sortir à l’humidité ; mais Frédéric n’a pas de rhumatismes, je suppose. Alors, quoi ! J’aime tant le parc le soir, et j’y ai peur toute seule… Bonne marraine, vous me permettrez bien.

— On pourrait vous voir, croire que… que vous êtes des braconniers, tirer sur vous peut-être, que sais-je ! »

Frédéric, tout à fait réveillé maintenant, sauta du lit etse hâta, peut-être plus qu’il n’y comptait tout à l’heure, pour sa toilette. Quand il descendit, il trouva sa tante seule au petit salon. Dans la pièce voisine était le piano.

Laure y jouait à présent une valse lente où l’on sentait les guirlandes molles que ses mains croisées dessinaient au clavier. Cet air à deux temps, vieillot et mélancolique, vous faisait marcher en cadence, vous berçait. Les sons du meuble étaient faibles et fatigués ; Frédéric éprouva, sans qu’il sût pourquoi, le besoin de tousser quand sa tante lui dit en l’embrassant :

« Tu entends, c’est le piano où ton père apprenait la musique, »

Silencieux, il s’assit près d’elle sur fe canapé de velours rouge frappé, à fût d’acajou, et il regarda. Ce pur style Restauration qui régnait ici l’enchantait. Des guipures blanches, croisées, drapaient les fenêtres ; les fauteuils rouges, cloués d’or, tendaient leurs bras rigides, dans le geste ancien qu’eut le meuble Empire embourgeoisé avec 1830. Des portraits, au cadre ovale, garnissaient la boiserie blanche, tenus au ras du plafond par une double corde tendue qui faisait, sur la muraille si élevée, un angle infiniment aigu. La pendule en bronze doré, monumentale, s’étalait orgueilleusement sur la cheminée, entre deux flambeaux dont le socle était une triple chimère.

« Du temps de mon père, demanda Frédéric rêveusement, cette pendule était là déjà ?

— Oh ! rien n’a changé, mon enfant. »

Et comme sonnaient alors neuf heures du matin, il écouta religieusement ce timbre fin d’argent, dont le son immuable lui donnait, avec le passé, la plus troublante, la plus intime communion…

« Voici, dit la vieille demoiselle qui devinait ses impressions secrètes, voici le coffre à bois où il se cachait quand on jouait à la cligne. Les bandes de tapisserie qui coupent le velours rouge, c’est moi qui les ai faites. Voici la table à jeu, où, le dimanche soir, nous faisions avec nos parents la partie de nain-jaune ; il y a ici un léger éclat dans l’acajou ; c’est l’endroit où, de contentement, quand il gagnait, il donnait des coups de son petit soulier. Regarde ce joli pastel, au-dessus de toi ; il représente ton père à treize ans. Que tu lui ressembles donc ! Seuls tes yeux… tes yeux ne sont pas de lui. »

Elle se tut une minute ; Frédéric la sentit en allée vers le souvenir de sa mère, celle dont il tenait sans doute ses yeux, celle qui avait fait de lui, dans l’arbre héraldique, un rameau à part, l’étrangère dont la Bergerie n’avait pas voulu. Et il essaya de se raidir, par rancune pour elle, contre l’enveloppement insidieux des choses familiales qui le reprenaient par mille forces secrètes, par mille fibres.

Mlle d’Aubépine reprit :

« Ce petit paysage au fusain… ton père n’avait pas quinze ans quand il le fit ; vois quel talent déjà. Cette bonbonnière, on l’emplissait chaque jeudi de croquignoles, et il était si friand, que le vendredi matin on n’en retrouvait pas une. »

Frédéric prit et retourna dans ses mains la boîte carrée, d’un brun vernis, ornée de quatre sujets peints, et il en fit jouer le fermoir.

« Nous avons laissé sur cette table les livres d’images que, grand garçon, il aimait toujours feuilleter. C’est le bon Fridolin et le mauvais Thierry en grandes illustrations ; c’est Jean qui pleure et Jean qui rit… »

Frédéric les feuilleta lentement à son tour ; il regardait peu les images, mais beaucoup la trace ivoirine laissée au coin des feuillets par un doigt persistant, et cette marque d’un pouce d’enfant, dont le temps avait fait une empreinte jaune, semblait l’hypnotiser. Sur le piano d’à côté, la valse lente, consciencieusement étudiée, recommençait sans cesse l’air démodé datant d’au moins trente ans. Elle tenait sans doute aussi au répertoire familial ; le vieux piano devait la conserver comme incrustée dans les cordes, à force de l’avoir jouée. Toutes les choses de la maison en devaient être imprégnées, et la phrase initiale se martelait dans le cœur de Frédéric avec ses quatre notes : « La-sol-fa-do… »

« Viens-tu au parc ? » lui demanda sa tante.

Frédéric accepta vite, songeant qu’il trouverait peut-être, à un détour d’allée, le regard ferme braqué sur lui de la petite fille aperçue la veille. La musicienne placide et patiente qui pouvait, sans se lasser, déchiffrer une heure durant la valse lente, ne l’intriguait que peu.

Il l’aimait derrière la cloison, à ce piano mélancolique dont ses doigts avaient l’air de réveiller seulement les échos endormis, les mélodies jadis enregistrées par d’autres… Mais l’enfant nerveuse, bougeante, dont l’âme était un abîme d’obscurités en mouvement, une nébuleuse de femme, avait pris déjà sur lui une attirance violente de curiosité. Il avait, jusqu’ici, bien plus pensé aux femmes qu’il ne les avait connues, grâce à quoi il était enclin à s’y intéresser plus délicatement qu’un autre. [l comprenait fort bien que cette robuste fillette blonde, ayant encore à quinze ans le regard d’enfant qui supporte, sans le savoir, les yeux de l’homme, ferait un jour une femme très différente de celle à laquelle il les comparait toutes : Fleur de Lys. Mais il savait aussi que cette folle avait montré plus d’une fois, au fond si peu profond de son âme d’oiseau, des soupçons de pensée, des ombres de chagrin tendre, des essais de sincérité, et un fouillis indéchiffrable de mystère qu’il adorait. Et il se disait que ce nœud de mystère, c’est leur essence même à toutes, et qu’un jour cela s’éveillerait tout seul, demain peut-être, dans cette petite fille garçonnière, et que ce serait un joli printemps à voir éclore,

« Pourvu qu’elle n’épouse pas un jour ce frère de curé qui doit être un sot, pensait-il en la cherchant derrière les troncs comme une petite nymphe fugace.

— Ton père vivait dans ce parc, disait Mlle d’Aubépine ; l’hiver comme l’été, il y travaillait avec son précepteur, car c’est seulement à quinze ans qu’il fut mis à Saint-Lô. Tiens, il écrivait ici, sur ce tronc coupé en forme de table : il s’est formée tout autour une jeune cépée ; ne trouves-tu pas que ces troncs ont l’air d’avoir poussé pour protéger cette relique de leur jeune maître disparu ? »

Frédéric y pensait. Il était sous une influence romanesque qui lui faisait voir les bruissements de forêt de ce parc riche en arbres, les frissons des feuillages, les fraîcheurs lumineuses des gazons, l’odeur d’écorce humide, les chants d’oiseaux, comme un bonheur végétal de la nature à le reconnaître. « Certains oiseaux vivent très vieux, pensait-il ingénument ; qui sait si l’un de ceux qui chantent là ne chantait pas aussi de son temps ! » Par instant, tel un fil sans poids qu’on lance, que le vent porte et qui s’enroule, la phrase de la valse lente, fine et flottante en l’air, arrivait jusqu’ici et l’enlaçait. La-sol-fa-do… Comme la Bergerie reprenait bien l’enfant perdu ! Comme il se sentait bien, ici, être un d’Aubépine ! Et les grands hêtres, un peu penchés par le vent, avaient dans leurs branches presque un geste pour le retenir.

Après, sa tante le conduisit aux prairies. Opulentes, veloutées d’une herbe grasse, elles s’étalaient en nappes unies jusqu’aux brumes matinales de l’horizon. Des pommiers, ronds et petits, émergeaient irrégulièrement, et de jeunes génisses éparses ruminaient, le ventre dans l’herbe. Curieusement, Frédéric s’approcha de l’une d’elles et la flatta ; il s’étonnait devant cette masse vivante, ce monument de chair qu’un souffle fort soulevait. De sourdes choses ataviques naissaient en lui, l’amour de la terre venu des aïeux campagnards, l’orgueil de la fécondité des bêtes qui lui faisait voir dans les flancs de cette jeune femelle puissante la source de toute richesse ; il ébauchait de vagues calculs de reproduction possible ; il jouissait à voir, dans cette splendeur d’été, les troncs noueux et trapus des pommiers, plongeant en terre pour y pomper l’essence mystérieuse des cidres qui donnent aux hommes la force. Il rêvait en voyant sourdre du sol l’incessante montée végétale — ici les pâturages, là-bas, à droite, l’autre plaine plus mouvante, les eaux vertes et miroitantes des blés frissonnants. La poésie première de tout, l’âme agricole, reprenait lentement possession de cet enfant des gentilshommes fermiers qu’avaient été les marquis d’Aubépine. C’était comme une paralysie de toutes ses activités vives et frivoles, un engourdissement, une tranquillité, un charme.

« À quoi penses-tu ? lui demanda la vieille fille avec son bon rire.

— À Virgile, » répondit-il, se réveillant. Et il se fit en soi-même des vœux dans le genre de ceux-ci :

« C’est là qu’il faut vivre, j’y vivrai. L’homme est un être agricole. Je serai agriculteur. Quand on a fait le tour de la vie, on voit qu’il faut revenir à la simplicité primitive. Rien ne vaut que d’accorder son existence aux saisons, revivre avec le printemps, prêter la main aux énergies terrestres de mars, jouir de mai comme une plante, couper ses moissons avec l’août, goûter aux fruits en septembre, se navrer l’hiver dans les prairies dévastées, avec la volupté secrète, la certitude du recommencement de tout. Il n’y a que cela : la Terre ! »

Et se sentant le fils de ceux qui avaient possédé celle-ci des siècles durant, il la regardait avec une tendresse vaniteuse, comme un maître.

En retournant à la maison par un chemin d’où les alouettes partaient de terre comme les fusées de la gaieté de juin, Frédéric hasarda :

« Votre petite filleule n’est pas ici aujourd’hui ?

— C’est un sauvageon. Elle a pensé que ta présence l’obligerait à quelque cérémonie et n’a pu supporter cette contrainte ; aussi m’a-t-elle demandé d’aller déjeuner à la ferme. Elle y aura gagné de traire les vaches au lieu d’écrire son devoir de style ; belle aubaine pour cette paresseuse. »

Mlle d’Aubépine faisait avec une vraie tristesse cet aveu, Frédéric le remarqua et, par déférence, voulut s’intéresser aux chagrins intimes dont la demoiselle Camille affligeait la bonne tante.

« Elle n’aime pas l’étude, cette enfant ?

— Si elle ne l’aime pas ? c’est-à-dire qu’elle en a l’horreur, l’abomination, comme le feu de l’eau, comme le jour de la nuit. Elle ne sait rien. Si elle écrit en français, c’est un don naturel qu’elle ne méritait certes pas, et quand il s’agit de l’astreindre à un devoir, cela devient épique. Camille, c’est une fermière. »

Frédéric, entre autres idées fort arrêtées, avait eu jusqu’ici celle que les femmes doivent être les rivales intellectuelles de l’homme. L’intérêt qu’il portait à la petite fille inconnue qui rêvait d’aller se promener seule avec lui dans le parc, le soir, le fit s’inquiéter devant cette mentalité inculte comme si on lui eût dit : « Elle est menacée d’être infirme. » Il rêva de la sermonner, de la convaincre, de la lancer à force d’arguments, comme malgré elle, sur cette pente intellectuelle où elles roulent pars fois si vite. Ne serait-ce pas charmant ce rôle de jeune oncle, qui le mettrait si bien au point pour surveiller cette curieuse éclosion d’âme…

« Traire les vaches ! ah ! oui ; plonger ses mains et ses bras nus dans la pâtée gluante des volailles, faire sucer son doigt aux petits veaux, voilà ce qui lui agrée ; elle en sait sur le nourrissage des bêtes plus long que toi et moi, soupirait Mlle d’Aubépine. Quand je pense à ce que possèdent aujourd’hui les jeunes filles de son âge en histoire, en géographie…

— Les sciences ? » interrogea-t-il.

À la vérité, quand il avait aimé Fleur de Lys, il s’était fort peu soucié de ses aptitudes en physique ou chimie ; et à cette même heure, si quelque femme lui avait jeté le mystérieux sortilège, il n’aurait pas, avant de lui tendre les bras, fouillé son cerveau ; mais, de sang-froid, il avait sur l’instruction féminine les principes que donne ce qu’on nomme l’esprit moderne.

« Les sciences gémit la bonne tante ; si son professeur avait pu seulement lui faire comprendre ce que c’est ! »

Au déjeuner, Frédéric, ayant en face Mlle d’Aubépine et à sa droite la timide Laure, qui le regardait de ses yeux obliques en rougissant à chaque fois, songeait à tout ce qui, depuis ce matin, conspirait pour lui faire une âme nouvelle. En entrant dans cette maison il s’était senti entrer dans son avenir ; c’était le cercle où s’affermirait sa vie, où se préciserait sa destinée ; c’était le définitif et l’irrévocable. Il se marierait là, non point dans une grande passion qu’il ne connaîtrait plus, mais à force de réflexion, avec cette jeune fille même, peut-être, qu’il considérait sans le moindre trouble, mais qui lui jouerait la valse lente. Peut-être avec l’autre, « la gamine », qui deviendrait femme et qu’il pourrait aimer. Il disait aux choses, aux murailles lointaines lambrissées haut, avec des cartouches sculptées de venaison : « Je suis un d’Aubépine et je reviens. » Et il pensait à ce soir où ils seraient tous les quatre sous la lampe, à causer, ainsi qu’il avait vu des gens le faire, un certain autre soir de mars, à Rouen.

Dès le dessert fini, sa serviette pliée, Laure lissa de ses deux mains ses cheveux tirés sur les tempes, et quitta la table silencieusement. Alors, se voyant seule avec lui, la vieille demoiselle dit à Frédéric :

« Tu es triste, mon petit ; t’ennuies-tu ici ?

— Je ne suis pas triste, tante, et je m’amuse beaucoup ; mais je médite. Vous disiez tantôt que la petite Camille est une fermière ; moi je me sens devenir fermier. J’ai fait un rêve : vivre aux champs. C’est une vocation irrésistible qui me prend. Qu’on doit être heureux :

Ô fortunatos nimium sua si bona norint agricolæ !

— Quoi ?

— Il voulait dire, le poète, que les agricoles possèdent un bonheur caché, et que s’ils savaient savourer ce bonheur, ils seraient suprêmement, divinement heureux. Moi, il me semble que je le saurais. J’ai compris… ce matin en regardant vos belles plaines…

— Tous les d’Aubépine ont soigné la terre, fit-elle songeuse.

— Et maintenant, qui soigne la vôtre, tante ?

— Je l’afferme à Richin, le paysan des Trois-Mares, et à Blondet, celui de Bellevue. Tous les deux me volent, je le sais, et le bien s’en va entre leurs mains. Mais je manque d’autorité. »

Les yeux de Frédéric — ces yeux qu’il avait hérités de la danseuse — s’allumèrent soudain. Il commença : « Si vous v… » et la phrase mourut dans sa gorge, le laissant terrifié de ce qu’il allait dire là. Le souvenir lui était revenu à temps des pénibles détails dont sa naissance avait été assombrie, de cette infamante réprobation familiale qui l’avait atteint le jour où les grands-parents avaient déshérité son père. La Bergerie, qui fût revenue de droit au dernier des Aubépine, lui était refusée, il le savait bien. Il venait de l’oublier ; il allait dire, sans que sa fierté y pensât : « Voulez-vous que je sois l’homme nécessaire, celui qui reconquerra votre bien sur les mercenaires ? j’en ferai mon œuvre. » Heureusement il avait pu se taire ; n’aurait-on pas cru qu’il cherchait à reprendre, point de force, mais insidieusement et par ruse, le domaine, cette Bergerie où il revenait, non pas en maître, mais en protégé, où on l’accueillait moins qu’on ne le recueillait.

Déjà la bonne tante, toute réjouie, s’écriait :

« Mon grand chéri, vraiment ? est-ce que tu aurais en effet l’idée ?… Oh ! mon Dieu, te voir reprendre la vie des ancêtres… Ton pauvre père s’y était dérobé…

— Chère tante, dit-il en s’efforçant de rire, c’était une plaisanterie ; pardonnez-moi. C’est vrai que devant ce joli paysage, ce matin, j’ai été séduit. Il y avait trop d’alouettes, trop de bleu, trop de vert, trop de lumière, trop d’espace. J’ai été grisé, en Parisien, mais passagèrement, avec le secret espoir de retrouver, après, Paris.

— Alors, ton désir de t’adonner à l’agriculture, de faire valoir toi-même, ce n’était pas sérieux ?

— Comment voulez-vous, tante ! Est-ce que je pourrais ? Non, il me faut Paris.

— Tout à fait comme ton père le disait, reprit-elle tristement. Ç’aurait été trop beau. Et qu’est-ce que tu veux faire à Paris ? car il va falloir songer bientôt à t’y créer une situation.

— J’ai sept cents francs de rente, murmura le jeune homme en évitant de la regarder en face, parce qu’il sentait une mélancolie invincible le trahir ; c’est peu, mais je travaillerai ; j’entrerai dans un ministère. Mon tuteur est influent.

— Ne me parle pas de ce méchant homme qui t’a laissé souffrir quoiqu’il te connût, lui ! Non ; au moment voulu, j’irai à Paris avec toi, mon enfant ; nous avons là-bas quelques amis de la famille : mon parrain était ministre sous Charles X. Je remuerai ciel et terre ; il faudra bien qu’une porte cède. Pourtant, j’aurais tant voulu te voir rester avec nous ! C’aurait été si gentil ! Pas moyen, dis, mon grand garçon ? »

Frédéric se crispait les mains dans les poches.

« Vivre à la campagne ! non vraiment, tante, je ne pourrai jamais. »

À l’heure du dîner, le soir, Camille n’était pas rentrée ; on se mit à table sans elle. Sa Marraine disait :

« Tu vois quelle sorte d’enfant cela fait. Quelle haute idée des convenances, hein ! »

Frédéric riait et regardait à gauche la place vide ; il faudrait bien que le sauvageon finit par s’asseoir là. Et il l’attendait avec une sorte d’impatience qui lui faisait épier la marche de l’heure dans le gros cartel qu’enchâssait le panneau, les bruissements du jardin, l’avenue du parc sur laquelle la fenêtre s’ouvrait grande.

La silencieuse Laure coupait dans son assiette de petites bouchées d’oiseau. Il devait bien y avoir des pensées dans ce front lisse et large qu’un regard faisait rosir, mais personne : n’aurait pu les soupçonner. « C’est drôle, une jeune fille », observait Frédéric. Il avait eu sous les yeux, un jour, des livres d’hébreu qu’un de ses maîtres, au lycée Racine, lui avait montrés pour la reliure, et il s’était alors vaguement irrité de posséder entre ses mains tant d’idées souverainement intrigantes, qui s’offraient et se refusaient en même temps, dont il ne connaîtrait jamais le mystère. Il se souvenait de cette impression, devant ce jeune front illisible. Tante d’Aubépine établissait des généalogies des familles de Parisy et de Saint-Lô ; Frédéric, fort en appétit, maniait sa fourchette devant cet imbroglio de belles-sœurs ayant épousé le neveu issu d’un second mariage, et qui se trouvait germain avec cette belle madame de Chanterose, celle-là même dont la mère était une d’Aigremont…

Soudain, la porte s ouvrit en coup de vent et Camille entra.

Ce n’était qu’une petite fille, rien de plus, bien que les minutes d’attente où Frédéric l’avait imprécisément souhaitée là, à cette place, eussent un peu métamorphosé en belle demoiselle cette gamine. Elle avait une robe courte dont la ceinture dessinait à grand’peine la taille épaisse ; ses cheveux blonds lui pendaient en tresse sur l’épaule, tirés sur le front comme les cheveux châtains de sa sœur, mais il s’en levait une auréole de frisons crêpés au vent, sous lesquels dardait le feu brun et droit de ses yeux.

« Je suis en retard ? fit-elle maussade.

— Et moi, je suis courroucée, mademoiselle, dit la vieille tante, j’ai peine à comprendre que. »

On n’eut pas le temps d’entendre le reste. Camille avait bondi sur elle par derrière et l’étouffant dans ses bras.

« Ma petite marraine chérie, ne me grondez pas devant l’invité, cela me ferait trop de honte.»

Elle pouffait de rire en disant cela. Frédéric sourit aussi, mais tristement. Ce mot d’invité l’avait atteint et lui avait fait mal. C’est vrai qu’il n’était rien autre ici qu’un étranger de passage, auquel on fait fête par bonté — un invité de la Bergerie. — Et tel fut le maléfice secret de ce mot léger dit par une enfant dans un éclat de rire, qu’il créa en lui comme une colère inconsciente contre l’innocente Camille. Il ne l’aima plus.

« D’abord, elle n’est pas intéressante, pensait-il, quinze ans ? douze ans plutôt, et l’on ne voit pas seulement comment modeler, dans cette face joufflue, les finesses d’un visage de femme. Ça ne fera jamais qu’une grosse poupée ignorante, rieuse, béate ; une compagne, une compagne délicate, sensible et forte, jamais ! Qu’on les laisse donc, elle et le frère du curé, mordre ensemble au même gâteau, fût-ce au gâteau amer de la vie. Ces deux campagnards s’accoupleront merveilleusement, et moi je m’en fiche, moi, l’invité ! »

Il avait préparé à son intention des discours adroits et touchants qui devaient lui inspirer, pour le développement de son intelligence, une soudaine ardeur. Il trouva tout à coup plus simple de se taire et de la laisser au nourrissage des petits veaux, et, sans prendre plus de souci d’elle, il contait à sa tante des histoires de pions qui s’étaient passées à « Racine ».

On resta longtemps à table. Mlle d’Aubépine faisait servir, du fond des armoires, de savoureuses décoctions de cassis, de café, adoucies d’un sirop onctueux et filant, œuvres de ses sagacités culinaires. Les prunes confites. les cerises à l’eau-de-vie vinrent ensuite, lentement cuites par les années dans le noir du buffet où elles avaient pris des « goûts », C’était aromatique, pharmaceutique, vieux, sans force et exquis. Frédéric dut déguster chaque. merveille. Le tout ne dut pas faire monter à son cerveau plus d’une goutte d’alcool. De tant de vieilles liqueurs évaporées, il ne conçut pas plus de gaîté, mais peut-être un peu plus de mélancolie. La nuit vint. On apporta sur la table des flambeaux allumés comme au vieux temps. C’étaient des lueurs faibles et bougeantes qui n’atteignaient qu’à peine les plafonds lointains, qui s’éteignaient avant de toucher les boiseries de chêne, où s’allumait seulement de-ci, de-là, un relief ciré dans les rondeurs enflées des cartouches. Il y eut un silence. La bonne tante, avec des soins d’alchimiste, effritait du sucre dans les bouteilles, renforçait en eau-de-vie le bocal aux prunes. Camille boudait, le dos rond, la lèvre en moue, roulant des mies de pain entre deux doigts. Laure, impassible, rêvait, et il sembla tout à coup à Frédéric que l’air de la valse lente reprenait tout seul là-bas, sur le vieux piano, tant il l’eut distinctement à l’oreille. Il pensa aux repas d’autrefois qui s’étaient tenus à cette même table, quand son père était adolescent ; les plafonds lointains et les murailles sombres aux cartouches rebondis les avaient vus là, tous les siens ; ils le revoyaient maintenant « invité ».

Une émotion trop forte le poignait. Il demanda d’aller au parc fumer sa cigarette, lut en passant le regard suppliant de Camille vers sa marraine, et se dit avec humeur : « Il ne me manquerait plus que de m’encombrer de cette mioche ! »

Le parc, dans la nuit, semblait immense — une forêt. Il n’était qu’à demi-obscur sans qu’on sût si c’était un reste de jour qui s’y attardait encore, ou le lever sournois de la lune invisible. Les troncs gris dessinaient des sentiers où Frédéric s’enfonça les pieds dans l’herbe ; il eut l’impression d’être très loin et se retourna.

Parmi les arbres, dont la nuit estompait les formes, la maison s’entrevoyait, longue et basse sous son toit, avec un air de s’étendre, de s’élargir à ses ultimes limites pour abriter plus de monde ; il se sentait l’avoir toujours connue ; c’était celle de son rêve, bien moins château que maison. Il chercha la cépée poussée autour de la table rustique qui avait connu les travaux de son père enfant, et la trouva là, tout près de lui. Au-dessus de sa tête, le feuillage noir mêlé des chênes et des hêtres bruissait ; des grandes plaines endormies venait le silence absolu avec l’odeur de la nuit, aux champs. Il sentait ici la mousse mouillée, ie bois, les feuilles, l’écorce et l’herbe, les jus suaves et sains des plantes qu’on écrase en maichant. Ces parfums donnaient à Frédéric quelque chose de l’ivresse étrange dont étaient atteints jadis ceux que possédait la Lune ou la Nuit. Une blancheur s’accusait au terrain des sentiers, au lichen des troncs, aux fûts graciles et clairs des bouleaux : on sentait que ce n’était plus le jour, mais l’autre lumière naissante et grandissante.

Frédéric eut un trouble soudain : tout vécut autour de lui, il se sentit aimé par les choses, la maison, le jardin, les arbres ; il se sentait regardé tristement par eux, lui « l’invité » que le domaine ne reniait pas ; il y avait une tendresse dans l’air, sur lui. Il s’assit au pied d’un arbre, prit son front dans les mains :

« Ô mon parc !» prononça-t-il.

Alors une voix sortie de tout sembla l’envelopper et lui répondre. Il comprit strictement, sans analyse vaine ni scepticisme, que le parc, les arbres, la maison, l’entier domaine, la Bergerie lui disait :

« Nous te reprendrons. Tu nous reviendras ; il y a, dans le fond obscur de ton être, un instinct qui te ramènera ici de force, comme une puissance cachée reconduit, le soir, à l’étable, les bêtes égarées. Nous possédons en nous les racines mêmes de ta vie, ton ascendance nous a créés, nous a cultivés, elle vibre encore mystérieusement dans notre âme vague de choses ; elle y est empreinte, elle te recouvrera à ton tour, par fatalité. Les événements pourront bien s’interposer, mais ton destin les vaincra tous, car il est écrit que le soir la porte de la Bergerie ne se ferme pas, si du troupeau une seule tête manque. Tu nous reviendras, Frédéric d’Aubépine !… »