La Bergerie/4

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 52-58).

IV

La permission finie, Rouen et la caserne l’avaient repris. Il connut de nouveau le clairon qui, le matin, vous fait sursauter en plein sommeil ; les cascades du lavabo, la chère lourde et grasse du réfectoire, l’exercice matinal au Boulingrin, les marches de nuit, silencieuses, muettes, mornes, par les pentes du mont Gargan ; puis ce furent les manœuvres, les étapes où l’existence se réduit à des kilomètres franchis, s’y mesure, s’y endort dans l’excès de lassitude ; les dîners de pommes vertes, aux champs, les nuits dans la paille.

Mais la Bergerie avait réveillé en lui un être nouveau. Il cessa de mépriser la vie parce qu’un de ses attraits l’avait séduit ; le sens fâcheux qu’il en avait se déplaça seulement, et il continua de nourrir ses rêves tristes par cette pensée que la vie a son bon côté, mais qu’il n’en jouirait pas.

Le temps des manœuvres excita particulièrement ce sentiment. Il respira les odeurs grisantes de la campagne qui remuaient en lui comme des réminiscences ataviques. Il y eut de superbes, de sereines journées d’automne qui agirent plus puissamment encore, plus sainement que ne l’avait fait la nuit du parc à Parisy, et de toutes ses forces il désir a cette jouissance mêlée d’action et de poésie, qui est la vie des maîtres de la terre. Un soir surtout, une de ces fins de journées d’août belle et dorée, ils avaient fait halte sur la route ; c’était au long de ce ruban blanc déroulé dans le vert des coteaux, un fourmillement terne de capotes bleues poudreuses, de képis fatigués ; des faisceaux de fusils, au canon frappé de soleil, étincelaient ; la masse, mouvante d’abord, s’abattit à terre comme un troupeau las ; assis ou couchés sur les bordures d’herbe, les hommes ne bougeaient plus et se taisaient ; mais Frédéric resta debout.

Au-dessus du chemin, montait une colline grasse, rebondie, garnie d’une moisson mûre, et dedans, assiégeant la vigueur des épis et des tiges, deux chevaux puissants, deux boulonnais gris aux énormes croupes rondes, noyés à mi-jambes dans la moisson froissée, traînaient, en circonvolutions savantes, une sorte de grande araignée de fer qui coupait le blé, sournoisement, à ras du sol, par une lame latérale.

Debout sur l’araignée, cahoté à chaque sillon, un jeune homme tenait les rênes ; sa chemise très blanche, sa manchette, le faux-col glacé, la coupe du gilet qu’il portait, sa stature même indiquaient l’intellectualité. Sur ce char de fer, conduisant ces fortes bêtes qui s’arcboutaient en terre pour le trait, parmi cette mer frissonnante et dorée des épis, il parut à Frédéric mythologique et divin. Il devait savourer une ivresse de maîtrise, d’énergie et d’utilité. Lettré sans doute, laboureur dilettante et propriétaire sagace, il avait voulu manier lui-même l’outil nouveau, par intelligence peut-être, peut-être par volupté. Il était, à voir ainsi, souverainement enviable. Frédéric condensa l’intense impression qu’il ressentait par un mot qu’il lança vers lui à mi-lèvres, qui disait ses ambitions refoulées, les sourdes impulsions de sa nature, l’innocente et belle jalousie dont il était dévoré :

« Veinard, va ! »

Quelques jours après, de retour à Rouen, il trouva une lettre de la bonne tante d’Aubépine. Cette lettre, malgré les tendresses dont elle était imprégnée, distilla du drame dans son cœur.

« Voici que tu vas être libéré, mon grand garçon, disait-elle ; il va falloir s’occuper de t’établir dans une situation stable. Ceci est ma grande préoccupation. Je te demande une dernière fois si notre existence champêtre, laborieuse et productive, ne te séduirait pas. L’on y goûte de grands agréments. Elle est variée, facile et même divertissante, je t’assure, pour ceux qui aiment encore la nature et ses mille représentations. Je me suis toujours plu à la regarder, ainsi que si j’étais au spectacle, comme une pièce en quatre actes. Les actes sont les saisons. Le prélude en est l’hiver qui est fort intéressant si on observe bien son œuvre secrète. Le dénouement c’est l’automne, avec l’accomplissement de toutes les maturités que l’on a préparées. L’acteur, qui joue cette pièce en même temps qu’il la regarde, je veux dire l’agriculteur, jouit alors d’une espèce de triomphe que j’ai discerné plus d’une fois dans les traits des gens d’ici.

« Je te dis ces choses pour te tenter. Je crains fort de ne pas réussir. Il y a, dans la douceur de vivre aux champs, un goût caché qui échappe aux citadins. Si tu n’as pas ce goût, tu ne viendras jamais ; cependant, si tu l’avais, s’il te prenait soudain, alors voici ce que je te proposerais, et qui mettrait fin à nos perplexités te concernant. :

« Depuis que j’ai le bonheur de t’avoir retrouvé, mon grand chéri, j’ai toujours rêvé de te prendre ici, de te garder… Après une initiation qui ne serait pas longue pour ton intelligence, tu tiendrais la tête de tout ; tu dirigerais tout, tu ferais entrer à la Bergerie les nouveautés, les progrès que je ne connais pas. Les choses en marcheraient mieux et nous serions ensemble.

« …… Sinon, dès ton service achevé, nous partons pour Paris, et là je suppose qu’on sera bien heureux d’ouvrir toutes les carrières possibles au jeune marquis d’Aubépine. »

« Marquis ! » prononça Frédéric en pinçant la lèvre.

Et de ses doigts noircis par le pelage des légumes, comme il était de corvée de cuisine, il secoua les pans de sa capote dont les replis retenaient un peu de terre.

Cette lettre devait le combler d’amertume. D’abord son orgueil fléchit. Il semble qu’il n’y ait pas de honte à laisser circonvenir, par l’affection, sa fierté. Il était, il est vrai, déshérité de la Bergerie, et on l’invitait encore à venir là où il était né pour être le maître ; mais qu’importait s’il pouvait y vivre en quelque qualité que ce fût ! La race paternelle parlait si fort en lui qu’il eut le sentiment de pouvoir passer sur tout, pour aller reprendre là-bas sa place normale dans la descendance de famille.

Tout à coup la vision de sa mère survint, mi-ballerine, mi-bourgeoise, figure imprécise de grâce et de beauté, les lèvres rouges dans la pâleur lumineuse du visage, les yeux velouteux, longs et pleins d’amour, créature de charme affolant dont la puissance morbide avait épouvanté les campagnards de la Bergerie ; elle semblait lui dire : « N’y retourne pas, ils n’ont pas voulu de moi, je suis ta mère malgré tout ; tu porteras toujours cette tare d’avoir été l’enfant de la Beauté, de la Folie et de l’Amour. »

Et il se vit soudain à gages dans ce domaine familial dont il ne serait pas le possesseur, mais l’intendant. Par le fait judiciaire du legs, Mlle d’Aubépine avait hérité du domaine entier ; elle en pouvait disposer à sa guise ; c’était de sa bonté que Frédéric avait la méfiance ; hésiterait-elle à restituer au dernier Aubépine ce bien qui lui revenait par droit moral, ce bien surtout qu’il aurait, de ses mains et pour elle, cultivé et amélioré ! Il en doutait à peine. Alors il revoyait les deux filleules, orphelines sans fortune, Camille et Laure, que la bonne tante avait prises jadis, dans l’intention de leur transmettre l’héritage.

« La question repose sur un cheveu, pensait Frédéric, mais si je la tranche, je commets la plus subtile et la plus inavouable indélicatesse, en allant mendier cette Bergerie qui ne doit plus m’appartenir, en en privant ces deux petites filles pauvres que le sort y a mises à ma place. »

Et, sans se laisser tenter par la lettre de sa tante ni par le délicieux programme de vie qui posait devant lui, là, sur la table de café où il écrivit, il répondit de la plus péremptoire manière, que jamais — le mot étant deux fois souligné — il n’aurait le courage d’embrasser cette austère vie des champs, triste, monotone et opprimante comme elle lui paraissait.