La Correspondance de Bossuet/03

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La Correspondance de Bossuet
Revue des Deux Mondes6e période, tome 53 (p. 624-655).
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AUTOUR
DE LA
CORRESPONDANCE DE BOSSUET

III [1]
BOSSUET ARCHIDIACRE DE METZ
EN MISSION A PARIS


I. — BOSSUET QUITTE METZ. POURQUOI ?

En 1659, en février ou mars, Bossuet quitte Metz. Pour quelle raison ? Dans ces derniers temps, parfois, un vent de fronde hypercritique a soufflé contre Bossuet, et l’on a soupçonné, sous ce départ, de l’égoïsme et des calculs cachés : Bossuet se serait hâté d’aller à Paris, pour y soutenir un procès à lui intenté au sujet d’un riche bénéfice, le prieuré de Gassicourt que Pierre Bédacier, l’évêque suffragant de Metz, son protecteur et ami, lui donna en effet sur son lit de mort... Ou bien encore, il se serait retiré de Metz pour y faire place dans le chapitre de la Cathédrale, à son père, devenu veuf, et pour le faciliter l’obtention de ses propres bénéfices. — A ces suppositions sans bienveillance, les faits s’opposent : la mère de Bossuet, au commencement de 1659, n’était probablement pas encore morte, non plus que Pierre Bédacier, comme l’a observé M. Levesque. Donc au commencement de 1659, il n’y avait lieu pour Bossuet ni de plaider à Paris pour son compte, ni de ménager à Metz les intérêts paternels.

Au surplus, pourquoi rejeter l’explication fort vraisemblable que les textes nous donnent de ce départ ? Déjà le Mémoire sur la vie de Bossuet de l’abbé Le Dieu nous apprenait qu’il avait été « député à Paris pour les affaires de l’Église de Metz. » Floquet, d’après le Recueil des Édits enregistrés au Parlement de Metz d’Emmery, précise : il s’agissait des affaires du Chapitre ; Bossuet était chargé par ses confrères, d’aller « solliciter » au Parlement de Paris un procès qu’ils y avaient contre un des leurs, un nommé Nicolas le Roux, qui prétendait toucher « tous les gros fruits [2] de sa prébende depuis le jour de sa réception et résidence, sans avoir fait son premier stage. » Quelle importance le Chapitre de Metz attachait-il à ce différend ? Déjà aussi Le Dieu nous le donnait à entendre, en rappelant ce qu’il savait par Bossuet de tous les « bons traitements » par lesquels ses collègues et mandataires lui avaient témoigné leur reconnaissance. Mais voici qu’un texte plus complètement publié par l’abbé Urbain nous fait mieux comprendre l’excitation, sur ce sujet, des avaricieux et chicaneurs chanoines. Ils n’hésitent pas, en 1658, à envoyer à toutes les églises de France une circulaire pour les saisir de ce petit démêlé local. Ils sont convaincus « qu’il importe de ne permettre pas que l’on donne atteinte » en cela « aux coutumes anciennes des Eglises et que cela va au renversement de l’Ordre et des Statuts des Chapitres : » rien moins ! Ils supplient donc tous ceux du Royaume de leur faire savoir « ce qui se pratique chez eux en semblable cas. » Et c’est Bossuet qui, après avoir probablement rédigé, en leur nom, ce factum, est chargé de l’expédier et de recevoir les réponses.

A cette commission rien d’étonnant. On venait à Metz, à plusieurs reprises, d’utiliser ses relations puissantes, d’éprouver son crédit ou celui des siens. Cette année-là même, si l’exil du Parlement de Metz à Toul prenait fin, si la Cour souveraine rentrait à Metz, on pouvait croire que les démarches répétées de son père, le conseiller Bénigne, n’y avaient pas été étrangères.

Il est vrai que la mission menaçait d’être longue. Tous les procès d’autrefois traînaient, mais combien plus ceux où paraissait engagé « un principe ! » Les légistes n’en finissaient pas, alors, de regarder et le fond, et la forme, et les précédents, et les conséquences, — non sans toucher aussi du côté du pouvoir royal. — Ce qu’assurément l’on peut dire, c’est que, d’accepter cette ambassade, c’était accepter un éloignement durable de Metz et, à Paris, un séjour dont le terme était imprévisible.

Mais ici, rappelons-nous une autre chose que ne disent pas les lettres de Bossuet, rappelons-nous ce qu’il était devenu, — ce qu’il s’était parachevé, — depuis dix ans : un orateur de premier ordre. Durant ces dix ans, ce talent, né jadis, de 1647 à 1652, dans la capitale même, était à plusieurs reprises revenu s’y vérifier. Plusieurs rois, en 1656, en 1657, à Navarre, à l’Hôpital général, à l’abbaye de Saint-Victor, dans des couvents de femmes, Bossuet avait prêché. Ici et là, ce n’avait pas été seulement sous la forme du sermon ; il avait aussi prononcé une dizaine de ces Panégyriques de Saints, discours d’apparat et de fanfare, sortes de « morceaux de concours » qui excitaient la curiosité du monde poli, parce que sur un sujet revenant chaque année et donc passé en lieu commun, ils mettaient en parallèle les plus notables artistes de la parole. Bossuet avait traité de 1650 à 1658 plusieurs de ces sujets traditionnels : saint Joseph, saint Thomas d’Aquin, saint Paul, et au moins pour deux d’entre eux, on s’était accordé à trouver qu’il avait « fort bien fait. » Signe particulier : on commençait à lui confier des Oraisons funèbres. La plupart de ces différents discours, il les avait donnés à Paris aux auditoires les plus connaisseurs de l’époque : — à Navarre, devant les professeurs de la jeunesse ecclésiastique ; — aux Dominicains de la rue Saint-Honoré, où il avait célébré saint Thomas devant six ou sept évêques ; — aux Feuillants, où la Cour se pressait pour plaire à Anne d’Autriche ; — à l’Abbaye de Saint-Victor, asile de vieux savants ; — à l’Hôpital général, rendez-vous d’une élite attentive de dévots sévères.

De plus, c’était à Metz même qu’il s’était fait connaître de la Cour en déplacement, par exemple à la fin de 1657, dans cette maison de la Propagation de la Foi, dont il était directeur et dont le jeune Roi avait inauguré la chapelle. En 1658, la mission de Metz l’avait encore mis plus en relief Ces prédicateurs dont le chef, « Monsieur Vincent, » tenait pour les affaires spirituelles le rôle de conseiller attitré du gouvernement, devenaient, de ce fait, eux-mêmes, malgré leur modestie, les inspecteurs généraux, si je puis dire, de la prédication provinciale et les recruteurs de la chaire parisienne. Or, sur Bossuet, M. Louis de Chandenier, qui dirigeait la mission de Metz, fit un excellent « rapport ; » et il pria M. Vincent, quand cette mission fut finie, d’adresser « une lettre de congratulation à M. Bossuet pour le secours qu’il avait prêté aux missionnaires. » Aussi bien déjà, un mois auparavant, une première lettre du même abbé, et une autre de son confrère Blampignon, sur la façon dont se passait la mission messine, étaient parvenues à M. Vincent, si satisfaisantes, si édifiantes que le saint homme en fit donner lecture à la Conférence des Mardis. L’enthousiasme fut grand : la correspondance de saint Vincent de Paul l’atteste. Même le frère de Louis de Chandenier, Claude, abbé de Moutiers Saint-Jean, tinta « emporter » les extraits de ces lettres, « afin d’en étudier les points principaux). et d’en « entretenir la Reine », ce qu’il fit dès le lendemain. Sa Majesté à son tour voulut lire « cette relation glorieuse. » De tous ces contentements et congratulations, Bossuet, collaborateur des « messieurs, » recevait une part. Il avait en 1658 tous ses brevets d’orateur.

Alors on le « demanda » de tous côtés. Alors il est retenu par « Monsieur Vincent » pour prêcher à Saint-Lazare les conférences de l’ordination pascale. Alors aussi, sans doute, la Reine mère, déjà prévenue par les amies de Bossuet Mmes de Fleix et de Sénecey, voulut l’entendre. Et de cette invitation à s’installer dans la prédication officielle, les lieux successifs où il prêche à Paris en 1659 fourniraient la preuve.

C’est aux Filles de la Providence qu’est prononcé son premier sermon de 1659 à Paris, puis d’autres encore ; or la supérieure de ces Filles était Marie Lumagne, une zélée collaboratrice du Supérieur de la Mission. — C’est devant la Reine mère, aux Carmélites, que, le 19 mars, Bossuet prêche ce panégyrique de saint Joseph (Depositum custodi) qui fit époque. — C’est à l’Hôpital général, pour l’une des œuvres les plus chères à la vieillesse de saint Vincent de Paul, que Bossuet parle le jour de la Compassion de la Vierge. Quand enfin, à l’automne de 1659 (après un court retour à Metz pendant l’été), il remonte en chaire à Paris, c’est encore à l’Hôpital général. Qu’est-ce que tout cela montre ? C’est qu’en quittant Metz pour Paris, Bossuet ou bien devait savoir ou bien pouvait prévoir qu’il y allait exercer, sur le plus grand théâtre Je la vie religieuse du royaume, sous les auspices de saint Vincent de Paul et dans la faveur du milieu dévot prévenu, une éloquence attendue.

A ces appels ou réquisitions les vétilleux censeurs de Bossuet voudraient-ils qu’il se fût dérobé ? On doit faire valoir son talent, dit l’Évangile. Puis ce déplacement d’activité n’avait rien d’une illégale défection. Si par son bénéfice canonial Bossuet relevait de Metz, par son ordination sacerdotale il appartenait au diocèse de Paris.

Et puis, enfin, il faut tout dire.

Les histoires de Metz ou les documents officiels nous font connaître l’état où l’église de cette ville se trouvait alors D’étranges scènes, depuis 1652, s’y passaient. Mgr le duc de Verneuil avait, cette année-là, pour prendre femme, résigné son bénéfice épiscopal. Aussitôt les chanoines, délivrés de la crainte de fâcher le cousin du Roi, se lancent sans retenue dans cette guerre anti-épiscopale qui partout était la manie et la joie des chapitres. Ils avaient le champ libre. Point d’évêque titulaire devant eux. Ç’aurait pu être Mazarin, en faveur de qui Henri de Verneuil s’était démis, mais Rome n’avait pas voulu lui accorder de bulles. Le siège messin n’était donc occupé que par le suffragant choisi , et laissé par Henri de Verneuil, le bénédictin dom Bédacier, évêque in partibus d’Auguste, brave homme d’administrateur et religieux édifiant, mais vieillissant, sur qui l’on pouvait dauber sans péril. Un redoutable jouteur, messire Claude Bruillart de Coursan, à qui donnait pouvoir et audace sa dignité de primicier ou princier du Chapitre, menait la campagne. Au commencement de 1658, les attaques se firent furieuses. Elles n’allaient à rien moins qu’à renverser comme « scandaleuse » la suffragance, — comme « illégitime » le vicariat général, — de Bédacier. En attendant de faire sauter cet évêque, on le déshabillait. On représentait au Parlement que ce petit moine n’avait droit qu’au surplis et au mantelet et point au rochet et au camail. Et en plein temps de mission, tandis que les Messieurs de Saint-Lazare s’évertuaient à rétablir dans le troupeau messin la vie chrétienne, les chanoines complotaient d’interdire à l’évêque « intérimaire, » qu’ils voulaient jeter par-dessus bord, de célébrer la messe in pontificalibus sans leur permission ! Et ils réussissaient, en cette entreprise qui aujourd’hui nous paraîtrait choquante. Ils y réussissaient grâce aux vieilles traditions qui faisaient de l’Eglise cathédrale le fief des Chapitres. Force était au pauvre Bédacier de signer, par devant notaires, un acte par lequel il protestait n’avoir jamais prétendu sur les chanoines, non seulement aucune juridiction, mais même aucune supériorité spirituelle ; il avouait que, quand à l’église, descendant de l’autel, il bénissait de sa main droite les fidèles agenouillés, cette bénédiction n’était que pour le peuple et non pour les chanoines, pas même pour le prédicateur agenouillé dans la chaire, si ce prédicateur était chanoine ; il confessait enfin qu’il ne pouvait officier, même aux grandes fêtes, que quand les chanoines l’y inviteraient expressément.

Naturellement, de l’inviter, ils se gardèrent. Et de Pâques à l’automne 1658, soit à une procession solennelle prescrite « pour obtenir de Dieu la cessation des intempéries de l’air, » soit aux prières de Quarante heures, ordonnées pour la guérison du jeune Roi malade à Calais, soit au Te Deum chanté partout (et où les religionnaires furent conviés), pour célébrer le rétablissement du jeune prince, — à toutes ces cérémonies solennelles, en cette ville épiscopale de Metz, il ne manqua que l’évêque, non invité !

Alors, le 18 septembre 1658, au deuxième Te Deum qui allait se passer sans lui, Bédacier, lassé d’humiliations, survient à l’improviste, crosse en main, mitre en tête. Ce fut une bataille, — une bataille que plus tard, peut-être, Bossuet eut l’occasion de raconter à « Monsieur Despréaux. » Coursan et ses amis à la rencontre du suffragant bondirent, faillirent, « pour l’écarter du trône où il s’allait placer, » le renverser à terre. On vit voler en l’air les coussins de velours que les gens de l’évêque apportaient pour lui ; on entendit dans la nef s’échanger les injures réservées d’ordinaire aux hérétiques ; des aubes furent déchirées, et le lieutenant du Roi, M. de La Contour, dut intervenir pour que les chanoines n’expulsassent point « le coquin » mitre indûment.

Que Bossuet ait été chagriné ou irrité de ces tristes ou grotesques querelles auxquelles sa dignité d’archidiacre le mêlait forcément, il est d’autant mieux permis de le supposer que ses sermons d’alors l’indiquent ; — vous y noterez des appels répétés, graves et tristes, à la « charité fraternelle, » à l’oubli des griefs entre concitoyens, à l’union des cœurs catholiques en face des communs ennemis... De son mieux, sans doute, et avec une diplomatie que même son biographe Floquet trouve en cette occurrence un peu molle, il s’efforçait de gagner du temps et d’atténuer le scandale. C’est lui qui, à Pâques 1658, avait réussi à ajourner le conflit en rédigeant, pro bono pacis, l’acte de soumission [3]auquel Bédacier s’était plié…

Après la bagarre de la Cathédrale, désespéra-t-il de voir jamais corrigés ces confrères dont sa propre nomination, seize ans plus tôt, lui avait révélé la farouche et obstinée indépendance, et l’implacable animosité contre l’autorité épiscopale ? Ce qui est certain, c’est que, trois mois après (11 décambre 1658) lorsque Mazarin se fut désisté de ses prétentions à la succession d’Henri de Verneuil, Bossuet souscrivit à la délibération par laquelle le Chapitre se risquait à réclamer hautement un évêque. Démarche irrégulière, que ne pouvaient accepter ni Rome ni la Cour de France, et qu’ils n’acceptèrent point [4].

Mais pour que Bossuet, — que ses adversaires ont si souvent accusé de timidité à l’égard des puissances, et que nous savons déjà si respectueux de la discipline et de l’obéissance due aux évêques, — s’associât à cette démarche irrévérencieuse à l’endroit du prélat son protecteur, il fallait qu’il en eût assez de cette anarchie ; il fallait qu’il jugeât urgente avant toutes choses, et indispensable malgré tous les obstacles, la mainmise d’un pasteur effectif sur ce diocèse déliquescent

On voit, en tout cas, combien il avait de justes motifs pour saisir l’occasion que les chanoines lui offraient, — non sans intention peut-être, — de s’en aller. Car ils étaient peut-être bien aussi désireux de se débarrasser d’un témoin gênant, que lui-même de se libérer d’un milieu sans noblesse. Lui, il se rendait compte que dans ces horizons abaissés et étroits, dans ce foyer encore brûlant de féodalité cléricale, son action, sa parole, ses idées seraient incomprises et gênées. Sa place était ailleurs que dans ces scènes du Lutrin.


II. — LE DOYENNÉ DE SAINT THOMAS DU LOUVRE :
UN QUARTIER INSTRUCTIF DANS UNE HEURE HISTORIOUE

Dans la circulaire que je rappelais tout à l’heure, envoyée par l’archidiacre de Metz à tous les Chapitres de France le post-scriptum indique expressément l’endroit où Bossuet élut domicile ; le doyenné de Saint-Thomas du Louvre.

Le vieux palais royal du Louvre, que l’on songeait toujours agrandir, tant sa situation le désignait pour le siège du gouvernement. étendait déjà, le long de la Seine, à peu près sur la même longueur qu’aujourd’hui, le bâtiment dit de la Grande Galerie « aspectant » le fleuve. Derrière cette galerie filait, parallèlement, la rue des Orties, où venait aboutir, — entre autres rues, — à peu près perpendiculairement au palais, la rue Saint-Thomas, qui débouchait, à son extrémité du Nord, sur la rue Saint-Honoré. Aux deux coins méridionaux, voisins du Louvre, de cette rue Saint-Thomas, deux églises s’élevaient : Saint-Nicolas et Saint-Thomas, toutes deux collégiales, c’est-à-dire desservies ou administrées par un Chapitre.

A l’église Saint-Thomas un « doyenné » était joint, c’est-à-dire un ensemble de bâtiments affectés à la demeure du doyen. Logis beaucoup trop grand pour lui, et dont il louait une partie, par chambres ou par appartements, — grossissant ainsi son revenu canonial de 2 000 livres.

Le grand archidiacre de Metz commença, peut-être, par y être reçu gracieusement par le doyen d’alors, l’abbé Léonard de Lamet, son ancien condisciple de Navarre. Quand au commencement de 1659, il dut envisager désormais soit un séjour continu, soit au moins des déplacements fréquents et longs à Paris il devint sans doute locataire de son ami.

Dans quelle partie de ce bloc de maisons habitait-il. Donnait-il sur la rue du Doyenné, ou sur la rue Saint-Thomas du Louvre, ou sur le « Cul-de-sac » du Doyenné, ou sur les cours intérieures de cette. sorte de petite « cité ? » Nous l’ignorons et il n’y a plus de possibilité de le déterminer depuis le temps que tout ce quartier, bordé par le Louvre, a disparu dans la place du Carrousel. Toujours est-il qu’il s’y plut, puisque plus tard en 1671 il se rendra locataire de presque tout l’immeuble.

Aussi bien y trouvait-il, — et l’abbé Le Dieu l’indique, — l’agrément qu’il devait tellement goûter, en homme de ce siècle sociable : l’agrément de compagnons et d’une vie convenables à son « état » et à son esprit.

Tels étaient, en premier lieu, les deux propriétaires, les deux doyens, qui de 1655 à 1671 se succédèrent : Lamet et l’abbé Omer de Champin. Puis les colocataires et, — probablement, — commensaux du Doyenné : quatre ecclésiastiques, dont l’abbé Le Dieu nous a conservé les noms, d’après les entretiens de l’évêque de Meaux : les abbés du Plessis de la Brunetière, d’Hocquincourt, Hugues Janon son cousin, et François Tallemant... Et il y eut là, en outre, l’abbé d’Espinay Saint-Luc et un laïque, le sieur de Saint-Laurent, signalés par Floquet.

Tous personnages « d’une probité connue, » dit Le Dieu, — et point éminents. Pas un qui fût capable d’exercer sur l’esprit de Bossuet une sérieuse influence : oui, sans doute. Mais les plus grands esprits sont les plus réceptifs. Sensément et modestement, ils tirent de partout des aliments qu’ils s’assimilent. Lamet et Champin, anciens camarades de Bossuet à Navarre, y avaient été, eux aussi, élèves d’Adrien de Launoy, « le dénicheur de saints, » l’un des maîtres de l’érudition critique ; quand ils n’eussent fait, — à une date où tant de souffles divers sollicitaient le génie de Bossuet en partance, — que préserver en lui l’esprit de Navarre, modéré et quasi libéral, judicieux et quasi scientifique, c’eût été déjà quelque chose. Sans compter que Léonard de Lamet n’était pas le premier venu ; des notes adressées à Colbert le dépeignent comme un personnage « délié, pénétrant, secret, aimant les anciens sentiments de la Faculté de théologie de Paris, » — ce qui veut dire, vous l’entendez, gallican ; — « sachant bien ces opinions, » favorable aussi au parti janséniste, « hardi » toutefois « sans se compromettre, homme d’expédient et d’ouverture. » Et cette fiche signalétique de policier psychologue ajoute, justement, que cet intelligent Lamet était « l’honnête homme suivant les sentiments de M. Bossuet... »

De MM. de la Brunetière et d’Hocquincourt, l’apport, non plus, n’était pas négligeable : futurs évêques, et bons évêques, de Verdun et de Saintes, disciples de M. Vincent comme lui-même, ils pouvaient continuer à lui rendre sensible la belle et grave renaissance du catholicisme français, lui montrer comment on se préparait à ce gouvernement épiscopal dont plus tard il aura pour lui-même et pour les autres une si haute idée.

Quant à l’académicien Tallemant, le « bel esprit » de la troupe que le Doyenné abritait, il était l’homme qu’il fallait pour empêcher le jeune orateur de comprimer en soi l’art instinctif, le verbe éclatant, alors menacé en lui par une admiration puritaine pour l’austérité missionnaire. Enfin il n’est pas jusqu’à « M. de Saint-Laurent » qui ne put lui servir à quelque chose. Ce gentilhomme parait être le diplomate qu’Hugues de Lyonne députa en 1668 auprès de Nicolas Pavillon, l’intransigeant évêque, pour lui faire souscrire l’astucieuse « paix » de l’Église : il fit sinon connaître, au moins, apprécier à Bossuet ce « prélat indépendant » et énergique, — avec lequel nous le trouverons tout à l’heure en correspondance, — en même temps qu’il pouvait fortifier chez lui ce sens humain, — dont ses premières expériences avaient mis en lui le germe, des transactions obligées.

Bossuet s’est glorifié plus tard, — et à une date où pourtant il se fermait souvent avec rudesse, — « d’apprendre sans cesse, d’apprendre de tous : » les pensionnaires de la « maison de famille » du Doyenné de Saint-Thomas du Louvre ont pu contribuer à son éducation encore ouverte.

Et qui sait si, dans cette formation dernière de son esprit mûrissant, le « quartier » ne fut pas aussi pour quelque chose ?

Non point, bien entendu, par cette influence des spectacles matériels, par cet effluve des choses, qui, dit-on, est sur certaines gens si fort qu’il les moule et les détermine... L’émotion que produisait sur les sensitifs du XVIIe siècle ce Louvre que Bossuet voyait chaque jour, le vieux Sauvai la décrit non sans finesse, en ses Antiquités de Paris. Les admirateurs du vieux palais soutiennent, remarque-t-il, que l’apparence de ses « dehors, » dans leur « masse nue et grossière » est « toute royale et pleine d’esprit ; » que « leur solidité ravit et étonne tout ensemble, » et même qu’elle semble « représenter assez bien la grandeur et la gravité de nos rois ; que l’extérieur du palais d’un grand prince ne saurait être trop terrible ; que le peuple, qui porte son jugement dans ses yeux, considère avec bien plus de vénération et de crainte son maître renfermé dans un bâtiment dont l’ordonnance est si fière et si sévère ; qu’il prend ses pavillons informes pour de bons bastions et l’œuvre tout entier pour une citadelle, et qu’il s’imagine que d’un lieu si rude et si majestueux il ne part que des foudres. »

Bossuet était, nous l’avons vu, trop réfractaire à tous les « dehors, » pour que le Louvre ait eu sur lui ce prestige intimidant. Il n’y a certainement point lieu d’attribuer à l’image du vieil édifice, près duquel il passa de longues années, la moindre part dans ses doctrines de la Politique touchant !a majesté des élus sacrés du Très-Haut.

Mais si les architectures dont il était environné l’impressionnèrent peu ou point, je n’en dirais pas autant des gens qu’elles logeaient, ni de la vie que cet observateur y voyait vivre.

Au Louvre, depuis la fin de 1632, ce n’est pas le Roi seul qui fait sa résidence officielle : il loge avec lui son frère, Mazarin avec ses nièces, la princesse Palatine, le maréchal de Villeroy, le duc d’Anville, plusieurs grands officiers, parfois (temporairement) des ministres, — tout l’état-major et toute la « Maison » du jeune souverain et de la Reine-mère régente. — La paroisse Saint-Germain-l’Auxerrois, — où se trouvaient et le palais du Louvre et le Doyenné, — et tout le quartier environnant ne sont pas moins brillamment peuplés. Dans cette région, — que bornaient au midi la Seine, à l’Ouest les « jardins de Mademoiselle, » et Saint-Roch, au Nord la Butte des Moulins et le Palais Mazarin, à l’Est les rues Coquillère, du Four et du Louvre et l’église Saint-Eustache, — habitaient la plupart des personnages notables de la grande histoire en train, presque tous les dirigeants de la France royale en sa splendeur.

Même, de cette collection d’hôtels anciens, portant les noms de tous les collaborateurs de l’établissement monarchique depuis le dernier règne, ce ne sont pas les moins intéressants qui sont les plus proches du Doyenné. A quelques pas, dans la rue Saint-Thomas du Louvre, se dressent côte à côte l’hôtel de Rambouillet et l’ancien hôtel d’Epernon, celui-ci devenu l’hôtel de Chevreuse, et où, en 1663, quatre ans après l’arrivée de Bossuet à Paris, la duchesse de Longueville allait se fixer.

Or, sa demeure deviendra tout de suite le quartier général du jansénisme. Là se tiendront dix ans durant, non seulement les conciliabules des « mères de l’Eglise, » mais aussi ceux des savants et énergiques docteurs augustiniens, en plein combat contre l’Eglise établie. Et grâce à la « qualité » de la maîtresse de maison, intangible, ce siège de leurs réunions leur servira parfois d’asile. Les hôtes du Doyenné ont pu voir, par le cul-de-sac qui rejoignait les derrières de l’hôtel, les « messieurs » de Port-Royal persécutés se glisser furtivement le soir. Et le jour, c’était la grande frondeuse, passée dévote, qui circulait, pour les affaires du parti, avec Mlle de Vertus, sa compagne, vêtues l’une et l’autre en « tourières de couvent, » toutes deux agitées et mystérieuses.

A côté, l’hôtel de Rambouillet n’est plus, sans doute, aussi animé qu’autrefois. « L’incomparable Arthénice » est malade et triste. Le silence et le vide se font dans la « chambre bleue » où Bossuet avait vu quinze ans plus tôt les connaisseurs, les dames et la gloire lui sourire. Mais si, en 1659, comme l’écrit cette année-là même Mlle de Montpensier, « on n’entre chez Arthénice » que deux ou trois à la fois, — « car la confusion et le bruit déplaisent » à la divinité vieillissante, — le sanctuaire, tout de même, s’entr’ouvre encore. Le gendre de la marquise, Montausier, et sa femme, Julie, fréquemment revenus auprès de leur belle-mère et mère, y reçoivent. Et j’imagine qu’Arthénice même ne devait point permettre que l’héritière de sa science et de sa beauté, la séduisante Philonide du Grand Cyrus, renonçât à faire connaître aux générations nouvelles « ces charmes de l’esprit qui ne se peuvent exprimer. » Julie, au surplus, très pratique et passablement éprise du monde et ambitieuse des triomphes de cour, ne s’y refusait pas. « Pour bien débuter dans le monde, » écrit la Grande Mademoiselle, à la date même où Bossuet vint à Paris, « il faut avoir l’honneur d’être connu d’elle. » Précisément, au commencement de 1659, elle est à Paris, et elle s’y trouve encore au milieu de 1660. Jusqu’en 1661, où elle deviendra gouvernante du Dauphin, les gens de lettres, en sortant de l’Académie qui se tenait au Louvre, ne devaient pas manquer de visiter et la mère et la fille. La rue Saint-Thomas était sans doute toujours un passage de lettrés, une de ces « voies sacrées » où les romans du temps nous montrent cheminant les Illustres.

De l’autre côté de la rue Saint-Honoré et à l’autre bout du Louvre, ce sont des hommes politiques qui vont et viennent, se succédant aux « commissions » qui se tiennent, soit au coin de Saint-Germain-l’Auxerrois, dans l’hôtel du Grand Conseil, soit au Louvre même. Séguier vient de la rue du Bouloi, Louvois descend de la rue Richelieu, le marquis de Châteauneuf de la rue Coquillière ; la duchesse de Schomberg, l’amie de Bossuet et de la Reine, habite, sur la même paroisse Saint-Germain, rue de Bailleul. Et si l’archidiacre de Metz, redevenu Parisien, s’est mis en relations immédiates avec Charles-Maurice Le Tellier, son cadet en théologie, il ne le retrouvait pas loin de lui, chez son père « Monsieur Le Tellier, » qui demeurait rue Plâtrière. C’est là que le futur chancelier, alors ministre de la Guerre, soigneux de perpétuer sa dynastie, forme en hâte à lui succéder le frère de Charles-Maurice, le marquis de Louvois.

Pour un simple curieux, de ce « milieu » que de suggestions pouvaient sourdre ! Mais pour le moraliste attentif, avide de s’instruire sur les âmes, que les Sermons de cette époque attestent en Bossuet, n’y avait-il pas une leçon qui se dégageait, toute seule, des gens coudoyés chaque jour ? Parmi ces grands personnages qu’il fréquente ou seulement qu’il rencontre, que de mauvais « sujets » ou médiocres citoyens de la veille ! Que d’opposants, et anciens, et fieffés ! Or, nul d’entre eux, presque, ne s’obstine, et tous ils se rallient. Claire perception de leur intérêt, sans doute, car ils voient bien que la royauté est tout de même la plus forte, et qu’il faut accepter le régime, et s’y ménager au plus tôt une place. Mais ce qu’il y a de sûr, c’est que tous ces frondeurs féodaux ou parlementaires, ou, simplement, aventuriers, « évoluent » avec aisance, aidés par cette admirable et si française faculté d’oubli où la dignité individuelle ne trouve pas toujours son compte, mais dont la paix publique a bénéficié tant de fois ; aidés aussi par l’indulgence du pouvoir, qui jamais ne fut plus magnifiquement souriante que dans ces années 1659 à 1661. Mazarin, — on voudrait bien savoir, si Bossuet le connut, — passe les deux dernières années de sa vie à embrasser les gens qui, la veille, l’avaient voulu pendre. Anne d’Autriche ne parait plus penser aux grabats de Saint-Germain, à ses fuites et humiliations, ni à celles de son ministre favori. Et son fils l’imite en perfection, et la dépasse. Il est merveilleux de dissimulation auguste. Lorsque Condé revient d’Espagne, « il se retrouva à la cour, — écrit Mlle de Montpensier stupéfaite, — comme s’il n’en eût jamais bougé. » « Le Roi, familier avec lui, l’entretenait de toutes les choses anciennes qu’il avait faites tant en France qu’en Flandre, avec autant d’agrément que si elles s’étaient toutes passées à son service. » Le fait qui saute aux yeux alors, c’est cette bonne volonté générale de paix, commune à tous, unanime, s’ouvrant inépuisablement à de réciproques amnisties.

Et de ce sentiment les effets qu’on pouvait voir, tout de suite, surtout dans ce centre de Paris où Bossuet va vivre, c’étaient d’abord les effets matériels ou mondains. Là-bas, aux quartiers lointains, aux faubourgs, depuis la foire Saint-Germain jusqu’au faubourg Saint-Antoine, depuis le Pont-Neuf jusqu’aux moulins de Vaugirard, se lâche la détente populaire. Là règnent impunément les grossièretés des laquais et des artisans, leurs gaietés brutales : rappelez-vous Callot et ses estampes. Au centre, c’est le plaisir élégant, mais qui, lui aussi alors, a quelque chose de déchaîné. A la vie abondante et luxueuse qui depuis cent ans était si fort gênée, et que la Fronde avait ajournée à nouveau, on avait hâte de revenir ; on s’y hâte même un peu trop. Pour recommencer « la fête » interrompue, on n’attend ni que la paix intérieure soit tout à fait établie, ni que celle avec l’ennemi étranger soit signée. « On en goûte déjà par avance les douceurs. » Tandis que Mazarin est encore à discuter avec l’Espagne à l’ile des Faisans, et tandis que le duc de Mercœur n’a pas encore fini d’étouffer la révolte de Marseille, les bals, les mascarades, les « ballets, » les « musiques » recommencent. Diamants et dentelles s’étalent à nouveau. Fouquet et Lyonne font assaut de « magnificence » à leurs maisons des champs en des « réjouissances féeriques » dont le gouvernement donne l’exemple à Paris, comme à Saint-Germain et à Vincennes. La Reine-mère, Mazarin et le jeune Roi encouragent cette ruée au plaisir, qui rentre dans les vues de leur politique et qui les rassure. De ce Louvre si rude encore et médiéval d’aspect, Anne d’Autriche, en dépit de sa dévotion, fait, à l’intérieur, une « merveille éblouissante » d’or et de marbre, de bois parfumés, d’émaux et de tapisseries, de peintures galantes ou nobles. Pietro Sasso, Francesco Romanelli collaborent avec les grands peintres français à décorer, dans cet esprit de faste, le Salon de la Paix et la Galerie d’Apollon. Anne Martinozzi, Olympe et Marie Mancini l’aident à y organiser « des fêtes superbes et voluptueuses, » où d’ailleurs la « canaille « elle-même est admise, pour y contempler les « délices » du « palais enchanté » et voir de ses yeux les splendeurs que la paix et la restauration de l’ordre ramènent...

Cependant il n’est point endormeur, ce courant vers la concorde dont la jouissance profite. C’est alors un des moments de notre histoire où se constate ce don de la race : le mélange, fécond en surprises, de frivolité et de sérieux. Et ceci est le second trait de ce Paris de 1658-1662 : le labeur. Pour la France, qui depuis plus de vingt ans est en lutte, à ses frontières et au dedans, on a toutes les ambitions de prospérité ; — pour le jeune Roi, qui a eu le laurier de Rocroy sur son berceau, on rêve toutes les gloires.

Ne croyez pas que ce soit seulement le mot d’ordre officiel que répètent les gazettes, les chansons, les estampes, célébrant par avance les futurs « destins » de « l’invincible monarque du plus puissant État de l’Europe, » de ce prince si accompli, « qu’on est contraint d’avouer qu’il n’est pas moins auguste dans ses divertissements que dans ses actions les plus sérieuses. » « Dire simplement que les affaires de la France vont de bien en mieux, ce serait trop demeurer dans les bornes de la modestie, » écrit la Gazette de France du 1er janvier 1661 ; ses ennemis même en parleraient plus avantageusement, quelque jaloux qu’ils soient des accroissements de sa gloire » A cette proclamation optimiste, elle ajoute toujours un quo non ascendam stimulant. Ces affaires de la France, gardez-vous de croire qu’elles sont « florissantes au point de ne le pouvoir être davantage. » Oui, « la Providence, qui les a portées à ce haut degré, n’a pas dit son dernier mot ; elle est capable de les pousser à l’infini, et de tromper heureusement, de surpasser nos espérances par de nouveaux miracles en faveur d’un Etat à qui elle s’est particulièrement attachée... » Et alors, dans cette foi qui escompte les miracles, dans cette confiance illimitée, on travaille. Ce ne sont pas seulement les diplomates qui préparent les traités et les militaires les conquêtes futures ; ce sont aussi les légistes, les administrateurs, les négociants. Dès avant la mort de Mazarin, cette usine de grandeur s’allume. Fouquet n’a pas seulement des ambitions égoïstes et coupables ; il a aussi de grands desseins que, Colbert, quelquefois, ne fera que reprendre. Lui et Pussort et Séguier s’évertuent, comme Le Tellier et comme Lyonne, à l’envi. Les « bureaux » rédigent des plans, entassent les statistiques, les « historiques, » et les mémoires, ils révisent les lois, en élaborent de nouvelles, par lesquelles si l’autorité du Roi ne saurait être plus entière », elle se révélera encore plus sage et bienfaisante. Et les almanachs de chaque année n’oublient pas (notons en passant ce soin de la monarchie de rendre quelques comptes à la Nation) de mettre sous les yeux du public, en lui en expliquant en détail le mécanisme et les institutions, « l’état de la France. » Comme le dit en 1659 la notice du Plan Gomboust, les lois de France sont à présent « aussi belles que dans l’ancienne Rome ; » et « l’État de ce souverain, le mieux obéi de l’Europe, sera purgé de tous les défauts des autres. » Aux délices de la paix vont se joindre les beautés de l’ordre et les bienfaits d’un gouvernement idéal.

Vraiment c’était à une heure décisive de l’histoire que Bossuet revenait à Paris ; c’était à une heure de renouveau, d’élan et de conquête. Et dans ce Paris qui donnait l’exemple et prenait la tête du mouvement, il se fixait au bon endroit, à la place la plus instructive. Voisin du Louvre, tout lui rappelait à chaque instant, à chaque pas, les deux grands courants de la vie nationale : le désir de paix civile dans une discipline acceptée, et le désir d’action féconde et glorieuse. Il est au cœur tout à la fois de la ruche et de la « fête, » au premier rang pour voir tout ensemble cette triomphale parade de la cour amusée et cette intense besogne de la cour travailleuse.

À cette superbe tragédie il fallait des acteurs de choix ; à l’œuvre de discipline et de paix il fallait des ouvriers supérieurs. L’archidiacre de Metz, que déjà l’on parisianise, — on ne l’appelle plus que « l’abbé Bossuet, docteur de Navarre, » — ne tarda pas à trouver dans le domaine spirituel son emploi. Non pas seulement comme prédicateur, revêtant de charme et de majesté les pensées morales du christianisme, mais comme collaborateur de ces entreprises conciliatrices par où, dans l’Église comme dans l’État, l’on sentait opportun d’inaugurer l’ère glorieuse.


III. — LA QUESTION JANSÉNISTE. — LE FORMULAIRE

C’est d’abord au sujet du Jansénisme que sa correspondance nous le montre en un office de médiateur, par deux lettres : l’une de 1664, où il transmet à un correspondant inconnu la réponse faite par l’évêque d’Alet, Pavillon, à une question relative à la signature du Formulaire ; — l’autre est la célèbre grande épitre aux religieuses de Port-Royal pour les décider elles-mêmes à signer. Remettons-les, l’une et l’autre, dans leurs originelles circonstances.

Nous sommes en 1665. Il y a près de vingt-cinq ans que le Jansénisme dure, et à peu près autant qu’il est dans la société française une cause de trouble. Ce trouble, on l’a exagéré, sans doute, et dans le moment même, et depuis. Amis et ennemis ont eu intérêt à représenter le Jansénisme comme la grande et principale affaire du XVIIe siècle. Non. Il y a eu, jusque vers 1713, maints honnêtes gens de France qui vécurent, firent leur fonction ou leur métier sans prendre part à ces contestations théologiques, sans même les connaître. Même des personnages notables n’en voulurent jamais rien savoir. Toutefois, — et sans aller jusqu’à ces grossissements tragiques, — je prie qu’on « réalise » ce qu’était jadis une société effectivement chrétienne. Dans toutes les villes et dans tous les villages, les affaires de la paroisse sont affaires publiques ; dès lors une lutte dogmatique, qui partage l’Eglise officielle, finit par devenir, insensiblement, affaire d’Etat. Rappelons-nous aussi ce que devait être par nature un gouvernement absolu et ses précautions obligées : conscient que rien ne doit ébranler son assiette, et que tout ce qui bouge ébranle, il ne néglige aucune manifestation de pensées et de sentiments, même individuels, à plus forte raison collectifs, fût-ce en des matières futiles. A plus forte raison, en matière spirituelle, où l’ « hérésie, » depuis François Ier, est le cauchemar des gouvernants ; à plus forte raison dans l’Eglise, peuple vaste, société puissante. Là, quand une agitation se prolonge, la durée même en est un danger.

Dix ans auparavant, Mazarin lui-même, un des hommes d’Etat pourtant dont le réalisme se faisait volontiers méprisant pour les choses mystiques, n’avait pas pu méconnaître dans la doctrine dite janséniste un de ces dangers, et un danger déjà fâcheusement enraciné. — Aussi bien voyait-il le cardinal de Retz, son implacable adversaire, essayer de se faire une arme de cette insurrection spirituelle, s’annexer Port-Royal. A peine donc la Fronde apaisée, le Cardinal s’occupa du Jansénisme. Contre lui, il prit un de ces moyens astucieux qu’il aimait. En juillet 1653, après que la Bulle du Pape Innocent X eut condamné les fameuses Cinq propositions, le Cardinal brusque les choses. Par un procédé expéditif, et tout juste légal, il assemblait chez lui une trentaine de prélats, et exigeait d’eux non seulement de « recevoir » la Bulle, non seulement d’écrire, au nom du clergé de France, une lettre au Pape, mais d’envoyer à tous les évêques leurs collègues une circulaire les engageant à en faire autant. Sa prévoyance leur fournissait d’ailleurs un mandement tout dressé qu’ils n’avaient plus qu’à contresigner et à publier dans leur diocèse. Et cela, c’était un premier « formulaire,’ — à l’usage des évêques. — Ces prélats étaient trop soucieux de leur dignité et de leurs privilèges, quelle que fût d’ailleurs leur couleur théologique, pour ne pas regimber. Ils reçurent la Bulle, mais, pour la plupart, ils jetèrent au panier le mandement suggéré.

Cependant, les Jansénistes persistaient, saisissaient de leur cause le grand public... L’année suivante, Mazarin revient sur eux. Mais un nouveau « conventicule » d’évêques présents à Paris, réunis au Louvre (pas plus d’une quarantaine encore), ne réussit pas mieux à faire marcher en accord les chefs des diocèses ni à faire taire les théologiens mutins.

En 1655, troisième effort, par la même procédure indirecte, dont vous voyez le motif : Mazarin désirait finir les choses en dehors du Pape, en France, en famille gallicane, et là même, ne point déclencher une action trop solennelle, ne rien faire qui menât au Concile national, l’épouvantait toujours, on le sait, de la monarchie très chrétienne.— Sans même attendre l’Assemblée générale du Clergé, pourtant prochaine, le Cardinal lit décider par une troisième assemblée formée de quinze prélats seulement, une nouvelle expédition aux évêques de France des documents émanant du Saint-Siège, bulles ou brefs, relatifs aux « Cinq propositions » de l’Augustinus, auxquels était joint un formulaire de foi qu’ils auraient à faire souscrire par tous les Chapitres, les recteurs d’Universités et les communautés, tant séculières que régulières, par les curés, les bénéficiaires, « et généralement par toutes les personnes qui sont sous leur charge, de quelque qualité et condition qu’elles fussent. » Il y avait alors, nous l’avons vu, dans la nation un élan d’obéissance, un entraînement de bonne volonté patriotique disciplinée : Mazarin le flaire et en profite. Les Assemblées générales du Clergé de 1656, de 1657, et de 1661 consentirent à toutes ces décisions, les confirmèrent, demandèrent avec le Roi au Pape Alexandre VI de confirmer de son côté la Bulle d’Innocent X. L’Assemblée de 1661 enfin rédige elle-même un formulaire nouveau. Ce fut ici un de ces moments, rares, je crois, en notre histoire, où il plut à l’individualisme français, intimidé ou enjôlé, de s’imposer spontanément l’obéissance de l’esprit et du cœur comme de la bouche. Nous avons ici le témoignage le plus caractéristique peut être des illusions unitaires et de la sujétion voulue du XVIIe siècle.

Tout cela n’était pas pour déplaire à Louis XIV qui, à cette date, devenait maître. Il a subi les impressions, reçu les conseils de Mazarin. Il a les mêmes défiances, les mêmes horreurs que lui de toute secte capable de former faction. Il suit donc la même voie. Mais avec lui, la manière devient plus forte. Le 15 avril 1664, c’est dans des Lettres patentes en forme d’Édit que le Roi « autorisait, » prenait à son compte tout ce qu’avaient décidé les Papes Innocent X et Alexandre VII contre le Jansénisme, tout ce qu’avait fait, en conformité, le haut Clergé. La signature du formulaire était derechef prescrite. Avec quelles précisions, quelles sanctions juridiques et pénalités réelles contre les délinquants, qu’on en juge :

« ... En cas de refus par aucuns ecclésiastiques... de souscrire ledit Formulaire, (le Roi) veut qu’il soit procédé contre eux par les Evêques... suivant les constitutions canoniques et les lois de son royaume, comme aussi nonobstant toutes appellations simples ou comme d’abus... Veut en outre qu’à faute d’avoir, lesdits ecclésiastiques... pourvus de bénéfices, souscrit ledit Formulaire un mois après la publication..., les bénéfices, dignités, offices... dont ils sont pourvus ou auxquels ils prétendent droit, demeurent vacants et impénétrables de plein droit, sans qu’il soit besoin d’aucune sentence ni déclaration judiciaire et sans qu’ils (y) puissent être rétablis, encore qu’ils voudraient postérieurement signer ledit Formulaire... Enjoint aux collateurs ordinaires d’y pourvoir incontinent après ledit mois, jusqu’à ce qu’il y ait été pourvu. Veut que les fruits desdits bénéfices soient saisis à la requête des procureurs généraux ou de leurs substituts, et employés au profit des hôpitaux des lieux.

Il y avait plus. Nul ne pourrait à l’avenir être pourvu quelque bénéfice que ce fût, — qu’il s’agit d’un prélat ou d’un sous-diacre, qu’il s’agit d’évêques ou d’abbés nommés soit par le Roi, soit par quelque patron ecclésiastique ou laïc ; — nul ne pourrait « prendre aucun degré dans les Universités, » ou exercer « quelques charges, principautés ou régences en icelles ou dans les collèges en dépendant ; » — nul ne pourrait, jusques au sein des monastères, exercer quelque charge, et même y être « reçu à profession, » s’il ne souscrivait le Formulaire.

Cette fois, le Jansénisme était pleinement et définitivement proscrit par le pouvoir séculier. Cette fois, les condamnations ecclésiastiques, romaines ou françaises, de la doctrine de Jansénius passaient loi du royaume avec pénalités idoines, au maximum ; l’obstination janséniste devenait un délit d’État. Dorénavant les bons catholiques, nombreux, qu’avaient séduits et plus ou moins conquis, dans l’ardeur de la contre-réformation catholique, l’austérité de la morale saint-cyranienne et la rigidité même des dogmes de l’Augustinus, ne pouvaient plus abriter leurs préférences d’âme dans l’ombre de ces petites chapelles que l’Église de Rome, elle, sagement, avait condamnées sans demander qu’on les démolit : — l’État, lui, d’un coup massif, en les acculant à la rétractation, les écrasait.

Du mécontentement produit dans l’Église française par cette contrainte, quoique beaucoup de documents subsistent, nous n’avons pas à craindre de nous faire cette fois une excessive idée. Car les intérêts, on le voit, étaient lésés comme les consciences. Le clergé se recrutait, en ce temps-là plus qu’à présent, dans la bourgeoisie petite ou grande ; « l’exaction de la signature » déconcertait des croyances raisonnées, réfléchies, blessait l’honneur d’hommes cultivés qui avaient le juste souci de leur dignité de conscience. Mais de plus, que d’honnêtes gens, de toute condition, cherchaient alors dans l’Église, avec les moyens du salut, les ressources de la vie ! Le Formulaire menaçait les situations acquises, et décourageait les vocations. Plus on connaîtra le détail de la vie religieuse en France au XVIIe et au XVIIIe siècle, mieux on se rendra compte du mal qu’a fait à l’Église française l’application de cet instrument, agnostique et brutal, de pacification. Les germes de dissociation ou de révolte qu’il jeta, surtout dans le second ordre du clergé, le plus nombreux, tout le XVIIIe siècle les fit éclore ; 1789 les fera exploser.


IV. — PORT-ROYAL ET LE FORMULAIRE JUSQU’EN 1664.

Les deux couvents de Port-Royal, celui de Paris et celui des Champs, furent des premiers à protester. Les religieuses étaient sujettes, aussi bien que les religieux, à la loi nouvelle. Et la cause en question n’était-elle pas spécialement la cause des Bénédictines du Saint-Sacrement ? L’entreprise et l’œuvre de Saint-Cyran, de Jansénius et d’Arnauld n’avait-elle pas été, pour autant presque, celle de la Mère Angélique ? Le monde ne s’y trompait point. Les docteurs de l’École théologique de Jansénius prétendaient d’être appelés « disciples de saint Augustin ; » les Molinistes les flétrissaient du nom de « Jansénistes : » pour le public, qui, sans scruter les intentions et les théories, ne voyait que l’extérieur, le foyer et l’armée, le Jansénisme, c’était Port-Royal.

De cette solidarité et des devoirs qu’elle leur impose, les Bénédictines du Saint-Sacrement se rendent bien compte. Et c’est la base, sentimentale à la fois et raisonnée, de leur résistance qu’il nous faut bien voir, pour lire, sans surprise et avec l’estime qui convient, — dans le texte définitif et soigneusement commenté de l’édition nouvelle de la correspondance de Bossuet, — cette lettre, qui n’est pas seulement un écrit accidentel, mais le manifeste documentaire d’une conception catholique permanente.

Que, comme les « Messieurs, » les Religieuses des deux couvents de Port-Royal fussent « Jansénistes » ou « Saint-Cyraniennes, » c’est incontestable. A le nier il y aurait quelque puérilité, et même il y aurait, si j’ose dire, sous prétexte d’excuse, quelque outrage. Elles sont jansénistes et saint-cyraniennes parce qu’elles sont augustiniennes ; et parce qu’elles croient que Jansénius a bien exprimé la vraie pensée de saint Augustin. Et elles sont augustiniennes, parce qu’elles ont une forme et une qualité d’âme chrétienne qui a toujours été dans l’Église et qui, peut-être bien, y sera toujours : — celle qui n’a pas peur des sacrifices les plus douloureux de la raison, qui affronte les plus hauts et durs mystères, qui accepte sans marchander, sans débattre ni rabattre, les conceptions de Dieu, du péché, de la Rédemption, telles que saint Augustin, en ses années d’ivresse métaphysique, les a souvent exposées, telles que Jansénius et Saint-Cyran les avaient reprises, telles que les docteurs leurs disciples voulaient les appliquer dans une cité catholique transformée, ~ réformée, — en conformité de ces dogmes.

A ce beau rêve chrétien il n’y avait qu’un défaut : il n’était pas légalisé par le Pape. Les décrets pontificaux des cinquante premières années du XVIIe siècle avaient montré à plus d’une reprise que le Chef suprême et responsable ne pensait pas que cette conception ou du moins l’expression publique de cette conception fussent opportunes. Alexandre VII, comme Innocent X, comme Urbain VIII, avaient, des réalités humaines et de la direction probable que prenait la civilisation, un sens auquel l’historien doit rendre hommage. Ils se rendaient compte que, pour agir sur l’humanité, le Christianisme doit savoir se modérer, s’assouplir, sinon se voiler, et ne découvrir que graduellement les sommets de ses ambitions et le tréfonds de ses exigences. Ils savaient qu’il y a de ces « combles » de doctrine, de ces « extrémités » de logique dont, seule, une toute petite élite de zélés et de convaincus à fond est capable. Du péril, de l’aléa au moins de l’intransigeance, ils s’avisent. Ils ont compris la Renaissance et la Réforme. Alors, sans condamner saint Augustin, — entre les idées duquel l’histoire n’avait point fait encore les distinctions chronologiques qu’elle fait à présent, — ils condamnaient ses commentateurs trop épris, comme des serviteurs de l’Église maladroits et compromettants.

Devant cette condamnation que faire, alors que, comme les Docteurs et les Religieuses de Port-Royal, on croit de toute son âme que le Pape se trompe ?

Sur le but et sur le fond, eux et elles étaient d’accord. A aucun prix, il ne faut « refuser obéissance » au Pape. Loin d’elles, comme d’eux, tout geste de schisme. Mais il faut aussi sauver le Jansénisme, innocent, malgré le Pape qui théoriquement le condamne, malgré le Roi qui pratiquement ne veut pas que cette condamnation reste lettre morte. Il faut trouver le biais de signer sans obéir.

C’est sur les modalités de cette transaction que les hommes et les femmes du parti différaient. Les hommes vont jusqu’aux concessions ultimes. Que ce soient les alliés politiques du Jansénisme, comme Gondi, Retz et Le Tellier, ou les intellectuels convertis, comme Pascal, ou même les docteurs comme Antoine Arnauld et Nicole, ils trouvent vite, en procéduriers et légistes qu’ils sont, des échappatoires, qu’ils adoptent sans trop se soucier si ces moyens sont tout à fait conséquents. C’est alors que naît cette fameuse distinction du Fait et du Droit, dont on De sait encore, je crois, qui fut exactement l’inventeur, — Gondi ou Gondrin, — laquelle permettra de signer le Formulaire, pour peu que la formule ne soit pas trop claire et trop raide.

Les Cinq propositions condamnées par les Bulles des Papes sont-elles hérétiques ? Oui, du moment que les Papes ont déclaré qu’elles le sont. Force est de le croire : c’est le Droit. Mais de qui sont ces propositions ? Qui en est l’auteur responsable ? Pas saint Augustin, bien entendu, que le Pape au reste déclare ne pas avoir en vue et qui, donc, est hors de cause. C’est un grand point déjà. Sont-elles de Jansénius ? Le Pape l’affirme, mais il ne précise pas où elles se trouvent. Il est bien gros, le livre de Jansénius. Le syndic de Sorbonne qui en a « extrait » les Propositions, les y a-t-il trouvées, toutes les cinq, textuellement ? Mettons qu’elles y soient : représentent-elles bien l’idée de Jansénius ? Il y a, dans une affirmation, les entours, le contexte. Jansénius, s’il les a exprimées sous cette forme, les a-t-il écrites, les a-t-il surtout pensées, dans le sens où le Pape les condamne ? Qui le peut affirmer ? Ce sont là des états d’âme de gens disparus. C’est un fait humain, matière d’histoire, d’érudition, de psychologie, matière à conteste. C’est une, de ces choses légitimement révocables en doute où l’Église ni surtout le Pape, suivant les traditions de la Sorbonne, ne sont indéfectibles, ni surtout infaillibles. Même si on croit le Saint Père infaillible, c’est sur les idées qu’il l’est, non sur les faits. Donc l’on peut faire, — concluent les avocats de Jansénius, — toutes réserves. Et l’on peut souscrire le Formulaire, en souscrivant au Droit, sans souscrire au Fait, — soit que les supérieurs directs qui réclament de vous cette souscription vous en donnent la faculté, en distinguant eux-mêmes le fait du droit (c’est ce que firent les grands vicaires de Paris, au nom de Retz, dans leur mandement de novembre 1658), — soit qu’ils vous expliquent la nature de la foi, qui peut être divine ou humaine, complète et absolue, ou bien partielle et conditionnelle (mandement de l’archevêque de Paris, Péréfixe, — soit même que les supérieurs ne disent rien du tout et sup- posent toutes ces conditions indubitables, connues et reconnues, tant d’eux-mêmes que des fidèles. Dans ces divers cas, on peut souscrire le Formulaire.

Antoine Arnauld d’abord, Arnauld d’Andilly et Nicole sont tous, avec des nuances, de cette opinion ; Pascal, en novembre 1661, l’est aussi, et tellement que c’est lui, dit-on, qui a rédigé le mandement des grands vicaires de Retz. Le docteur Jacques de Sainte-Beuve, qui n’a pas son pareil pour les « cas de conscience » et qui est un bon ami de Port-Royal, a signé des premiers. Et pareillement Du Hamel, l’ancien curé de Saint-Merry, le fougueux imitateur des puretés et duretés de l’Eglise primitive. Les hommes transigent, et les meilleurs.

Les femmes sont plus difficiles. Les religieuses de Port-Royal veulent bien obéir au Pape et aux évêques, mais en disant jusqu’où, et sans abdiquer leur conscience propre, et en la libérant publiquement. Elles veulent bien croire, mais en précisant à quoi. Elles ne veulent ni affirmer, ni même donner à penser qu’elles concèdent que les propositions soient dans Jansénius, Elles veulent bien condamner, mais en disant ce que et qui elles ne condamnent pas. Elles veulent ne paraître ni dupes, ni lâches et ne trahir ni les maîtres qu’elles révèrent ni leur conscience. Elles prient donc qu’on leur fasse des mandements explicatifs dont la teneur leur convienne, représente adéquatement leurs scrupules et réserves, ou bien, si les évêques, grands vicaires et docteurs sont incapables d’être leurs truchements satisfaisants, elles prétendent qu’on les laisse mettre autour de leur souscription du Formulaire leurs restrictions ; — ou bien, enfin, tout simplement, qu’on les laisse tranquilles. Pourquoi ne se contenterait-on pas de savoir qu’elles sont bonnes catholiques en bloc et soumises en général aux volontés du Pape, et qu’elles acceptent docilement la croyance de l’Eglise dont il est l’interprète et le gardien ? Et alors, tandis que Blaise Pascal prêtait, dit-on, sa plume aux grands vicaires de l’archevêque de Paris pour rédiger un chef-d’œuvre de diplomatie équivoque, sa sœur Jacqueline écrivait une lettre, chef-d’œuvre de probité hardie, où se trouvait clairement exposé tout le plan de la campagne défensive que les religieuses suivirent de 1661 à 1608.) C’est un ultimatum, cette lettre. Voici ce qu’elle veut, ce que veut le couvent.

Premièrement, que le Formulaire soit « clair en tout ce qu’il contiendra, » mais clair absolument, vous entendez, quant au fond et au principal. « Il m’est indifférent de quels termes on use, pourvu qu’on n’ait nul sujet de penser que nous condamnons ou la Grâce de Jésus-Christ ou celui qui l’a si divinement expliquée. C’est pour cela qu’en mettant ces mots : (nous déclarons) croire tout ce que l’Église croit, j’ai omis ceux-ci : (nous déclarons) condamner tout ce qu’elle condamne... Je crois qu’il n’est pas temps de le dire, de peur que l’on ne confonde l’Église avec les décisions présentes. » Outre ce Formulaire revu, corrigé, éclairé, elles veulent par surcroit une déclaration préliminaire et complémentaire. « On pourrait mettre, ce me semble, à la tête du mandement ces paroles : « Comme, dans l’ignorance où nous sommes, tout ce qu’on peut désirer de mieux par la signature qu’on nous propose, c’est un témoignage de la sincérité de notre foi et de notre parfaite soumission à l’Eglise, au Pape qui en est le chef, à Mgr l’Archevêque de Paris notre supérieur, — quoique nous ne croyions pas qu’on ait le droit de demander, en cette matière, raison de leur foi à des personnes qui n’ont jamais donné sujet d’en douter, — néanmoins, pour éviter le scandale et les soupçons que notre refus pourrait faire naître, nous témoignons, par ce témoignage public que... nous voulons vivre et mourir humbles filles de l’Église catholique, croyant tout ce qu’elle croit, et étant prêtes à mourir pour la moindre de ses vérités. »

Et c’est ainsi, avec ces stipulations et sous ces conditions, que la première fois elles signèrent [5].

Plus tard, ce n’est pas seulement une « tête » au mandement qu’elles demandent, c’est une « queue », une explication de leur signature. Elles veulent qu’on sache, d’abord qu’elles protestent contre ce procédé tyrannique d’une déclaration de foi « par autorité du Roi, » et qu’elles « se rendent à la violence. » Elles veulent qu’on sache, ensuite, qu’elles ne souscrivent qu’à un texte qu’autorise leur propre pensée. Elles ne veulent pas d’une formule qui « donne sujet aux malicieux d’assurer » qu’elles sont « demeurées d’accord de tout et qu’elles condamnent la doctrine de Jansénius, clairement condamnée dans la dernière bulle. » Elles ne veulent pas d’un procédé de faiblesse laissant supposer aux fidèles « qu’elles aient soit condamné, soit seulement fait semblant de condamner la vérité. » Telle est, nettement établie et délimitée, la position d’idées où, sept ans constamment, elles se tiendront.

Et dans quelle attitude et de quel air ! C’est cela encore, qu’il faudra se rappeler tout à l’heure pour entendre le langage de Bossuet et sa tactique. Déjà les paroles de Jacqueline Pascal les dressent bien à nos yeux telles qu’elles sont, ces révoltées. Elle a beau dire : « Nous demeurerons dans les termes d’un simple gémissement, et dans la douceur de la patience. » Combien la réalité est différente ! A genoux, gémissantes ? Point. Elles parlent clair et ferme et haut. Elles sont debout. Toutes sortes de sentiments les soutiennent.

D’abord peut-être, et avant tout, le sentiment de la valeur de leur pensée. Voyez les premiers mots de la sœur Sainte-Euphémie : elle se plaint sans humilité, du « peu d’état qu’on a fait jusqu’ici de leurs difficultés », du peu « d’égards qu’on a pour leurs peines. » Elles n’entendent pas qu’on les néglige. Elles se rappellent, elles rappellent ce que leurs maîtres leur ont dit, que dans l’Eglise les femmes comptent comme les hommes, valent autant.

Doivent-elles, pourtant, compter pour plus ? Quand les hommes sont disposés à se soumettre, les femmes ont-elles le droit de résister ? — Eh ! pourquoi pas ? Elles les jugent, ces hommes, et elles jugent qu’ils trahissent leur devoir pour « ne pas s’exposer à souffrir. » C’est « une lâcheté véritable. » « Qui empêche tous les ecclésiastiques qui connaissent la vérité, lorsqu’on leur présente à signer le Formulaire, de répondre » tout bonnement : « Je sais le respect que je dois à Messieurs les Evêques, mais ma conscience ne me permet pas de signer qu’une chose est dans un livre où je ne l’ai pas vue... » Et après cela, « d’attendre en patience. » Seulement ils ont peur, les hommes. Ils craignent « le bannissement, la dispersion, la saisie du temporel, la prison, la mort, si vous voulez. Mais n’est-ce pas notre gloire, que la souffrance chrétienne, et ne doit-ce pas être notre joie ? » Sinon, renonçons donc à l’Évangile.

Avec cette fierté, avec cette vaillance, voici chez elles un souci de la sincérité que les femmes n’ont pas toujours eu aussi vif dans les controverses, même au XVIIe siècle (rappelez-vous Mme Guyon). Or, que fait-on de la sincérité, autour d’elles ? Que vilainement on s’en joue, de cette vertu que le monde même se pique d’estimer ! Assez de sous-entendus. Déchirons les voiles. « Je crois que vous savez assez ce dont il s’agit ici... de la condamnation d’un saint évêque, Jansénius, et de la condamnation, enfermée dans la sienne, de la Grâce même de Jésus-Christ. » Or, lisez le mandement de MM. les grands-vicaires de Paris. La pauvre vérité y est-elle assez déguisée ! A tel point « que les plus habiles ont peine à la reconnaître. » Oh ! ce mandement qu’on leur propose, ce mandement où le frère de Jacqueline a mis « son esprit de finesse ! » Comme Jacqueline le méprise ! « J’admire la subtilité de l’esprit, » — vous vous rappelez qu’elle était poétesse, femme de lettres ; — « et je vous avoue qu’il n’y a rien de mieux fait que cette pièce. » Mais que « des fidèles, des gens qui connaissent et qui soutiennent la vérité et l’Église catholique... » usent ainsi de déguisement et biaisent autant que feraient des sophistes ! « Je prie Dieu de nous faire mourir tous aujourd’hui, plutôt que d’introduire dans son Eglise une telle conduite. » « Car c’est une parole de Dieu même : Vous ne mentirez point. »

— Sans doute, leur dit-on, mais de ces déguisements vous n’êtes pas seules choquées ; les sages s’y résignent, prétendez-vous mieux faire ? — Oui, certes ! elles le prétendent. Jacqueline Pascal le dit l’une des premières. « La moindre personne de l’Église non seulement peut, mais doit crier de toutes ses forces lorsqu’elle voit les évêques et les pasteurs de l’Eglise dans l’état où nous les voyons. Qui peut trouver mauvais, dit saint Bernard, que je crie, moi, une petite brebis, pour tâcher d’éveiller mon pasteur que je crois endormi ?... Je sais bien qu’on dit que ce n’est pas à des filles à défendre la vérité... » On a tort. Et c’est alors le mot historique : « Puisque les évêques ont des courages de filles, les filles doivent avoir des courages d’évêques. » Parole d’orgueil, assurément, mais d’un orgueil qu’absolvait en même temps la résignation à tout le sacrifice chrétien. Elle ajoute : « Si ce n’est pas à nous à défendre la vérité, c’est à nous à mourir pour elle [6]. »

Et l’on sait qu’elle mourut, la frêle sœur Sainte-Euphémie, deux mois environ après avoir fini par signer, en ajoutant toutes sortes de restrictions à sa signature ; elle mourut le 4 octobre 1661. Deux mois auparavant, le 6 août, avait succombé aussi la robuste Mère Angélique.

Ces deux morts, hâtées probablement par tant d’émotions, furent le sanguis martyrum. Des « anciennes » survivantes aux petites « nouvelles, » des plus naïves aux plus instruites, il n’y en eut guère qui ne brûlât de l’ambition d’être jugée digne par Dieu de mourir pour la Cause. Il s’accumule dans les couvents des réserves d’énergie qui n’ont pas souvent de si belles occagions de se dépenser ! Ce ne fut pas avec résignation, ce fut avec joie qu’on entra, aussitôt, dans cette insurrection mystique, rêve inespéré d’héroïsme. Et, jusqu’en 1665 où nous trouverons Bossuet intervenant, on y marcha dans un crescendo d’enthousiasme.

Disons tout de suite, pour être complet, que cette exaltation intime est en outre fomentée du dehors. Les « messieurs » ont beau blâmer ou déplorer, ils ne peuvent pas ne pas admirer, ne pas se demander si leur prudence à eux n’est pas trop humaine et si le doigt de Dieu n’est pas là. Et alors, paraissent les Apologies de Nicole et d’Arnauld, et ce Traité de la Constance où l’obscur abbé Le Roy de Hautel’ontaine expose avec calme toute une doctrine de révolution.

Toutefois ce qui, surtout, sert de réconfort à ces religieuses, c’est cet Ancien Testament où les persécutés de tous les temps et de toutes les sectes ont toujours trouvé aliments et flamme. Quand on veut leur persuader que, sans péché, elles peuvent souscrire au contraire de ce qu’elles pensent, le Psalmiste dicte leur refus : Liberasti corpus meum a laqueo linguae iniquae. « Vous m’avez délivré des pièges de la langue injuste, » et ma sincérité va me sauver. — Quand les prêtres délégués de l’archevêque cherchent à les effrayer au nom du Roi, David réplique encore pour elles : « J’ai parlé de vos commandements en présence des Princes et je n’ai point été confondu : « Loquebar de testimoniis tuis in conspectu regum et non confundebar. » — A qui leur oppose la sagesse circonspecte des docteurs, elles répondent avec l’Ecclésiastique (XIII, 10) : « Ne vous humiliez pas dans votre sagesse ; la sagesse humiliée ne conseille que folie. » — Aux formalistes que les « choses jugées » intimident, elles rappellent la chaste Suzanne, condamnée par les Anciens et Juges du Peuple trompés : elle « jeta un grand cri » et fut justifiée par le Dieu éternel. — « Le devoir des servantes de Dieu est changé, écrit la sœur Angélique de Saint-Jean. Il ne s’agit plus de bonnes œuvres, comme en paix ; « c’est la persécution à repousser, c’est le combat voulu par Dieu. Or, quand en Israël les hommes apeurés s’y dérobent, Débora la prophétesse s’élève, et se fait juge, et se fait général, et triomphe. Et quand les princes et officiers de l’armée d’Achab tardent à entrer en ligne, ce sont leurs valets, prêts les premiers, qui tout seuls gagnent la bataille. Voilà quels enseignements et quels modèles l’Écriture offre aux femmes et aux faibles... Parfois même, en ce trésor de la Bible, qui les ravitaille, elles trouvent, ces liseuses assidues, des textes bien jolis, tel celui-ci : « Pourquoi mon Seigneur persécute-t-il son serviteur ? Qu’ai-je fait ? De quel mal ma main est-elle souillée ? Fallait-il que le Roi d’Israël se mît en campagne pour courir après une puce ? » Cette plainte souriante du premier livre des Rois, XXVI, 18-20, on dut se délecter à la soupirer, au parloir, devant « Monseigneur » Hardouin de Péréfixe.

Ajoutons enfin qu’il se produit alors ce qui manque rarement dans les mouvements religieux ardents : Dieu a bien l’air d’intervenir. Des miracles se produisent, accordés aux « prières » de la sœur Agnès, ou même aux « reliques » de la mère Angélique. Ainsi se guérissent, en 1662, d’infirmités diverses, une demoiselle voisine et amie, puis la sœur Sainte-Gertrude Dupré, et la sœur Suzanne, fille de M. Champaigne le peintre, et aussi un gentilhomme qu’une petite croix de la mère Angélique a préservé dans l’éboulement d’une maison. Souvent aussi l’on a des « songes prophétiques. » On côtoie la vision.

Parfois, bien entendu, des défaillances. En novembre 1661, les docteurs amis, — « tout occupés, écrit un janséniste, à imaginer des tournures pour la signature la plus mesurée qui fût possible, » — ont fabriqué un libellé qui ne révolte pas trop la susceptibilité des religieuses... Elles cèdent, mais à peine leur nom mis au bas du papier séducteur, ressaisies par leur conscience, elles se jettent aux pieds de l’Abbesse, pleurent ensemble, vont à la chapelle chanter le Veni Creator. Le lendemain, elles se rétracteront en belles paroles cornéliennes, et, avec un courage neuf, rebondiront dans la résistance.

Ainsi, de 1662 à 1664, tandis que, dans les deux partis, les « moyenneurs » d’une paix de l’Eglise, — par exemple le père jésuite Ferrier ou l’évêque Gilbert de Choiseul, augustinien, — se traînent et traînent interminablement les théologiens affairés dans de ténébreuses intrigues, où les dosages et marchandages de la diplomatie se compliquent, comme toujours, des petitesses d’intérêt personnel, pendant ce temps, les filles des deux couvents de Port-Royal s’obstinaient à dire : « Point de mensonge ! Tout vaut mieux. » Un jour, M. l’abbé Chamillard les vint presser de signer une formule commençant ainsi : « Je me soumets sincèrement à... » Nulle difficulté, selon lui : ce « je me soumets » signifiant, à la fois « la soumission de créance pour le droit et la soumission de respect pour le fait. » Tranquillement, la sœur Angélique de Saint-Jean répondit : « que si pendant qu’elles entendaient le mot de soumission comme il venait de dire, d’autres l’entendaient différemment..., il leur était impossible de dire une chose à dessein qu’elle fût comprise autrement qu’elles ne la comprenaient elles-mêmes. »

Et c’était un spectacle très haut, digne de ce beau XVIIe siècle, que celui de l’intransigeance absolue dans la fidélité à un idéal spirituel, et d’une volonté inébranlable d’intégrale vérité. Assurément, je l’ai dit, le monde ne fit pas toujours chorus avec elles, et ne fut pas unanime en cette approbation que les historiens jansénistes dépeignent complaisamment. Les délicats et les douleurs, Guy Patin et Mme de Sévigné, restaient indifférents à ces « extrémités, » ou souriaient. Mais les croyants étaient ébranlés et les simples curieux intrigués : « Paris est maintenant, dit une lettre de 1664, un lieu où l’on peut accourir du bout du monde pour voir la plus grande et la plus rare chose qu’il soit possible d’imaginer, » le combat dont avait parlé si bien Pascal : « le combat de la Violence, contre la plus généreuse et plus abandonnée Innocence. »

Mais ce sont là spectacles que les hommes de gouvernement n’aiment guère. La dévote ivresse, l’entêtement sacré, le pieux orgueil de ces filles, tout cela dévot, sacré, pieux, tant qu’on voudra, révélait cette force invisible, et insaisissable, et toujours suspecte : l’idée. La Cour, au surplus, avait pris parti. Il fallait bien, après avoir décrété la soumission, l’obtenir. Le Roi, en 1661, dictait lui-même au sieur Rose, secrétaire de son cabinet, un « mémoire » où cette maxime était posée : « Ne plus souffrir ni la secte des Jansénistes, ni seulement leur nom, et employer pour cet effet tous ses soins et toute son autorité. »

Trois ans durant, de 1661 à 1663, ce ne furent que des soins. »

Aux deux couvents de Port-Royal à Paris et aux Champs, les missionnaires se succédèrent...

Ecclésiastiques : M. de Contes, doyen du Chapitre de Paris, l’un des grands vicaires du cardinal de Retz ; Mgr Félix Vialart, évêque de Châlons ; M. Bail, supérieur officiel (et délesté) de la communauté ; M. l’abbé Chamillard, vicaire de Saint-Nicolas du Chardonnet ; le père Esprit, de l’Oratoire ; M. de la Brunetière, l’ami et le commensal de Bossuet, grand vicaire du nouvel archevêque Hardouin de Péréfixe, et l’archevêque lui-même... Missionnaires laïques, aussi, que Le Tellier envoie, ou bien que les familles des religieuses, que tourmente la révolte de leurs filles, leur expédient. Laïques ou ecclésiastiques, c’est tout ce qu’il y a de mieux. Ce sont les plus imposants, les plus persuasifs, les plus doctes qu’on mobilise vers la forteresse monastique.

Aucun d’eux ne gagne quoi que ce soit sur ces redoutables rebelles. Ce n’est pas seulement leur Bible qu’elles savent, sur le bout du doigt, et les saints Pères, au moins latins, et dans le texte. Elles sont fortes en droit, filles ou sœurs de magistrats et d’avocats, — documentées d’ailleurs par les « Messieurs, » qu’elles désolent, mais qui, toujours présents, sont à la fois leurs fournisseurs de controverse et leurs « conseils » juridiques.

Les argumentateurs les plus subtils le sont moins qu’elles. A plus forte raison ceux qui sont plus brillants que solides. Quel succès pouvait avoir le à pauvre père Esprit, » quand il leur proposait cette belle trouvaille : « Qui dit foi, dit récit, dit rapport, dit histoire. Votre signature signifiera donc : « Je dis par récit, par histoire... que le Pape a dit que cette doctrine était celle de Jansénius. » De ce syllogisme à l’usage des précieuses ridicules, du « formulaire récitatif » et de la « signature historique, » les nonnes vieilles ou jeunes s’égayèrent sans charité. Aussi bien s’égayaient-elles même du plus constitué pourtant en dignité de tous les ambassadeurs qu’on leur dépêche, de l’Archevêque. — Excellent homme, ce Péréfixe, ancien précepteur du Roi, historien de Henri IV ; très conciliant et pas du tout hostile aux jansénistes. Mais le commerce du Béarnais ne lui avait appris que la bonté. Bavard, impétueux, tumultueux, tatillon, il passait des journées à Port-Royal, « depuis six heures du matin jusqu’à sept heures du soir, » soit à faire des harangues collectives, soit à chapitrer chacune des religieuses en particulier. Il leur demandait leurs raisons, il provoquait leurs objections, il entrait en dispute : « Ma fille ! allons ! dites-moi vos peines !.. » Seulement, quand elles parlaient, abondamment du reste, elles aussi : « Taisez-vous ! Écoutez-moi ! » « Donnez-vous patience, disait-il lors même qu’on ne l’interrompait pas. » Et ses discours se prolongeaient, surabondants, bizarres, « mêlés de dur et de tendre ; » tantôt sur le ton pathétique : jurant sur la croix, sur son caractère sacré, sur son baptême « tonnant et s’échauffant jusqu’à saigner du nez » ; tantôt en familiarité, bon enfant : « Voyons, voyons, faites ce que je vous demande ! » Et il leur raconte des histoires drôles, qui ne les font pas rire. Et il leur fait des « compliments fades » sur leurs familles, des » amitiés basses », comme elles écrivent en leur grand style dédaigneux, — propos puérils, gestes grotesques, courant chercher son mandement dans la chambre voisine, apportant une plume trempée dans l’encre, au cas où la religieuse eût bien voulu signer. Puis à d’autres instants, — et avec ces filles distinguées, sérieuses et délicates, quel désastre ! — c’était la brutalité, la menace : « Prenez garde à vous ; protestez ! Je m’en moque. Je saurai bien vous réduire. Ne suis-je pas votre archevêque ? Ne savez-vous pas que j’ai droit de vous commander ? » Même n’avait-il pas, une fois, osé dire à la Mère abbesse : — « Taisez-vous ! Vous n’êtes qu’une petite opiniâtre, une superbe qui n’a point d’esprit, une petite ignorante qui ne savez ce que vous voulez dire, une petite sotte, une pimbêche. « Et c’est à lui qu’on attribue le mot célèbre : « Ah ! oui, pures comme des anges, mais orgueilleuses comme des démons ! »

Il échouait en tout cas, de toute manière, « cum omnibus suis erroribus, cum omnibus suis terroribus, avec toutes ses erreurs, avec toutes ses intimidations. » N’était le respect, on l’eût prié, comme on fit aux autres, « de se dispenser de revenir, » ces colloques » ne « servant à rien qu’à donner à de grands personnages de la peine, aux religieuses de l’inquiétude, et à déranger la maison. »

C’est en septembre 1664 que Bossuet fut envoyé sur ce champ de bataille, à la rescousse.


A. RÉBELLIAU.

  1. Voyez la Revue des 15 juin et 1er août.
  2. Les gros revenus, les gros émoluments.
  3. Peut-être cette pièce n’aurait-elle point été déplacée dans les annexes du tome I de la Correspondance.
  4. Henri de Verneuil ne s’était désisté « expressément » qu’en faveur de Mazarin seul, et le Chapitre, en faisant mine de lui imposer un successeur, témoignait ne tenir aucun compte de ses droits.
  5. Le texte de la première « tête » qu’elles mirent au mandement est dans Besoigne, Histoire de Port-Royal, t, I, p. 439.
  6. Voir dans la Revue du 15 avril 1909. Victor Giraud : Une héroïne cornélienne, Jacqueline Pascal.