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La Femme du docteur/01

La bibliothèque libre.
Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 1-11).

CHAPITRE I.

UN JEUNE CAMPAGNARD.

Il y avait deux médecins dans la petite ville de Graybridge-sur-la-Wayverne, dans le joli et pastoral Midland : — M. Pawlkatt, locataire d’une maison vaste, neuve et somptueuse, au milieu de l’antique et bizarre Rue Haute ; et M. John Gilbert, le médecin de la paroisse, qui habitait dans sa propre maison à l’entrée de la ville, et qui travaillait beaucoup pour gagner bien moins que le fastueux M. Pawlkatt, dont la clientèle était exclusivement aristocratique.

M. Gilbert était un homme d’un certain âge, et il avait un fils encore tout jeune. Il s’était marié fort tard, et sa femme était morte peu de temps après la naissance de leur enfant. Ces circonstances furent probablement la cause de l’amour exceptionnel que le médecin ressentait pour son fils — amour dont les pères se montrent rarement prodigues envers leurs enfants. C’était un dévouement profond, inquiet, qui dès le principe avait eu en soi un côté féminin, maternel, et qui était allé croissant à mesure que grandissait l’enfant. L’esprit de M. Gilbert s’était rétréci dans le cercle où il était confiné. Il avait reçu en héritage de son père la clientèle de la maison et les indigents de la paroisse, car M. Gilbert le père avait été médecin avant lui, avait habité la même maison, décorée de la même lanterne rouge placée au-dessus de la vieille porte, et cela pendant quarante-huit ans, après quoi il était mort laissant la maison, la clientèle, et la lanterne rouge à son fils.

Si le fils unique de M. Gilbert avait possédé les capacités d’un Newton ou le génie d’un Napoléon, le médecin ne l’eût pas moins enfermé dans le laboratoire pour y préparer l’aloès et la conserve de roses, la teinture de rhubarbe ou l’essence de menthe poivrée. Heureusement pour l’enfant, il était tout simplement un bambin vulgaire, au visage franc et rose, aux yeux gris clair qui regardaient en face, à la chevelure noire et épaisse, séparée en deux sur le front et frisant naturellement. Il était grand, droit, fort ; il courait bien, excellait au cricket, était suffisamment habile dans le bel art de la boxe et le maniement du bâton, et tirait décemment le pistolet et la carabine. Son écriture était bonne, il calculait à ravir, et se rappelait des bribes de latin, une ligne, un vers, un hémistiche égaré de ces poètes et de ces philosophes romains dont les écrits avaient été son supplice pendant son séjour dans un certain Pensionnat classique et commercial de Wareham. Il parlait et écrivait l’anglais assez correctement. Il avait lu Shakespeare et Walter Scott, et préférait infiniment celui-ci, bien qu’il se fît une loi de passer les premiers chapitres des œuvres du grand romancier, afin d’entrer sans tarder au cœur du récit. C’était un excellent jeune homme, qui allait à l’église deux ou trois fois au moins le dimanche, et qui, sous aucun prétexte, n’aurait transgressé, même en pensée, aucun des dix commandements tracés sur des cartouches enluminés au-dessus de l’autel. C’était un très-bon garçon, et, surtout, il en avait l’air. Personne ne s’était encore avisé de le trouver joli ; mais personne n’aurait songé à dire qu’il était laid. Il avait ce visage jovial et bien portant qui ferait reculer d’horreur le romancier ou le poète à la recherche d’un héros, et que les esprits pratiques associent involontairement avec la profession de laboureur ou celle de marchand boucher.

Je ne veux pas dire que le pauvre George manquât de distinction, parce qu’il était bon, parce que ses manières étaient cordiales, et qu’il possédait une certaine charité instinctive qui n’avait pas encore revêtu une forme bien définie, mais qui donnait une saveur particulière à la moindre parole qui tombait de ses lèvres, à la plus chétive pensée de son cœur. C’était un garçon plein de confiance, qui avait la meilleure opinion de l’espèce humaine ; un tory, corps et âme comme son père et son grand-père l’avaient été avant lui, révérant les gros bonnets des environs de Wareham et de Graybridge, dont les grands noms lui étaient familiers depuis l’enfance, et devant lesquels il s’inclinait sans la moindre servilité. C’était un garçon candide, honnête, et rustique, qui remplissait convenablement ses devoirs et qui tenait sa petite place dans son petit cercle, de façon à faire honneur et à lui-même et au père qui l’aimait. Le stage orageux des deux années de la vie d’étudiant à Saint Bartholomé l’avait laissé presque aussi naïf qu’une jeune fille. M. Gilbert avait confié son fils, pendant ces deux années agitées, aux soins d’une tranquille famille de Wesleyens, habitant Seven Sisters Road, et le jeune homme n’avait eu que peu de loisirs pour s’amuser en compagnie des esprits forts de Saint Bartholomé. George Gilbert avait vingt-deux ans, et pendant ces vingt-deux années son père n’avait pas eu une seule fois l’occasion de lui adresser le plus petit mot de reproche. Le jeune médecin était regardé comme le modèle des jeunes gens de Graybridge, et on disait tout bas que s’il s’avisait jamais de lever les yeux jusqu’à Mlle Sophronia Burdock, la seconde tille du riche brasseur, il ne serait pas éconduit. Mais George n’était pas fat, et de plus il ne ressentait pas une admiration très-vive pour Mlle Burdock, dont les cils étaient notablement plus pâles que ses cheveux, et dont les sourcils n’étaient visibles que dans une lumière très-vive. Le médecin était jeune, et l’avenir s’ouvrait devant lui ; mais il n’était pas ambitieux ; il ne se sentait pas à l’étroit dans l’antique Rue-Haute de Graybridge. Il restait volontiers dans le petit salon attenant au laboratoire, lisant les poèmes les plus échevelés de Byron, sympathisant à sa façon avec les Giaours et les Corsaires ; mais sans ressentir dans le cœur d’aspirations passionnées, sans concevoir la moindre idée de révolte contre la tranquille monotonie de son existence. Il y a prisonniers et prisonniers. Les uns ont des fleurs sur la fenêtre de leur cellule, se mettent à leur aise, s’ingénient de mille manières à rendre agréable leur étroit réduit, mangent, boivent, et dorment dans une indifférence parfaite pour le monde qui commence au delà du mur cruel qui les enferme. D’autres, cramponnés sans cesse aux barreaux de leur fenêtre, contemplent sans relâche un lambeau lointain du ciel bleu, — de ce ciel merveilleux qui recouvre le monde de la liberté, — et se consument lentement au feu de leurs propres âmes.

George prenait la vie comme il la trouvait, et ne désirait nullement l’améliorer. Pour lui Graybride-sur-la-Wayverne était le monde entier. Il avait été à Londres et avait ressenti cette impression de délicieuse surprise, familière aux provinciaux, au milieu des rues pleines de gens affairés, de bruit, et de mouvement ; mais il n’avait pas tardé à découvrir que la grande métropole était une ville malpropre et mal famée, comparée à Graybridge-sur-la-Wayverne, où l’on pourrait, sans danger pour la propreté, prendre son repas sur le seuil des portes. Le jeune homme était plus que satisfait de son existence : elle lui plaisait. Il était heureux de penser qu’il allait être l’associé de son père, qu’il vivrait, qu’il se marierait, qu’il aurait des enfants, et qu’il mourrait enfin sous le toit familier où il était né. Il s’attachait facilement et pour longtemps ; il aimait les choses connues depuis longues années, à cause de leur vieillesse et de l’habitude qu’il en avait ; la question de mérite ou de beauté ne venait qu’en second lieu.

Le 20 juillet 1852 fut un jour mémorable pour George Gilbert, et aussi pour la ville entière de Graybridge ; car ce jour-là un train de plaisir quittait Wareham pour Londres, emmenant les esprits aventureux, curieux de passer une semaine dans la grande métropole, à des prix très-modérés. George avait une semaine de congé qu’il devait passer avec un ancien camarade d’école, devenu auteur, qui habitait le Temple, mais qui prenait pension dans une famille, à Camberwell. Le jeune médecin quitta Graybridge dans la voiture du brasseur, à huit heures de cette matinée resplendissante, en compagnie de Mlle Burdock et de sa sœur Sophronia, qui se rendaient à Londres pour voir une tante aristocratique, logée dans Baker Street. Les jeunes personnes avaient été confiées aux soins de George pendant la durée du voyage.

Les demoiselles et leur chevalier étaient d’une gaieté folle. Londres, lorsque vous êtes confiné entre l’hôpital Saint-Bartholomé et Seven Sisters Road, n’est assurément pas la ville la plus séduisante de l’univers ; mais lorsque vous venez de la province, avec une semaine de congé, cinq livres sterling et quelque menue monnaie en poche, Londres prend un tout autre aspect. George n’était pas enthousiaste ; mais il pensait à son congé avec un sentiment de plaisir tranquille, et appliquait, avec la complaisance la plus exemplaire, son attention à la conversation des filles du brasseur qui lui donnèrent force renseignements sur leur tante et sur les fêtes brillantes données par cette dame et ses connaissances. Mais si aimables que fussent les jeunes personnes, George vit avec plaisir le train arriver dans la gare d’Euston Square et terminer sa surveillance. Il remit les demoiselles Burdock aux mains d’une dame corpulente et assez majestueuse qu’attendait une calèche attelée de deux chevaux. Cette dame le remercia avec un air de suprême condescendance du soin qu’il avait pris de ses nièces. Elle daigna même l’inviter à venir lui rendre visite, ce qui fit rougir Sophronia. Mais, malheureusement, Sophronia ne savait pas rougir avec grâce ; des taches rouges envahirent çà et là son visage, même à l’endroit où auraient dû se trouver les sourcils, et furent longtemps à disparaître. Si cette rougeur avait été celle de la beauté, si elle avait eu son éclat fugitif qui ne dure pas plus que l’éclair par un beau soir d’été, il est probable que George en eût compris la flatteuse signification. Mais il regarda l’émotion de la jeune personne au point de vue médical, et la prit pour un symptôme d’indigestion.

— Vous êtes bien bonne, madame, — dit-il. — Je vais demeurer à Camberwell ; et je ne crois pas que j’aie le temps de me rendre dans Baker Street.

La calèche s’éloigna. George prit son sac de nuit et se mit en quête d’un cab. Il héla un hansom, et tout en montant il sentit qu’il faisait une chose terrible, qui lui nuirait dans Graybridge, si, par malheur, on savait jamais qu’il s’était fait conduire dans un de ces véhicules déconsidérés. Il trouva que le cheval avait un air malpropre, comme celui d’un animal accoutumé à un travail nocturne et qui est indifférent de sa tenue pendant le jour. George n’avait pas l’habitude de monter dans les hansoms ; aussi, au lieu de se balancer un instant sur le marchepied pour donner ses ordres au cocher, il s’établit à l’aise à l’intérieur, et il tressaillit légèrement quand une voix rauque venant d’en haut et lui demandant : — « Où faut-il vous conduire, monsieur ? » lui fit penser un instant qu’il était sujet à des accès de ventriloquie involontaire.

— Au Temple, cocher ; au Temple, dans Fleet Street, — dit poliment Gilbert.

Je n’ose pas dire combien George donna au cocher quand il s’arrêta au bas de Chancery Lane ; mais je crois qu’il paya pour cinq milles, à raison de huit pence le mille, plus quelque chose en dédommagement d’un embarras qui s’était rencontré dans Holborn ; cependant le cocher ne daigna pas le remercier.

George perdit beaucoup de temps à arpenter les galeries du Temple avant de trouver l’endroit qu’il cherchait, bien qu’il eût tiré une lettre froissée de la poche de son gilet, et qu’il la consultât chaque fois qu’il s’arrêtait.

Wareham n’est qu’à cent vingt milles de Londres ; aussi le train de plaisir, après s’être arrêté à toutes les stations de la ligne, était-il arrivé en gare à deux heures et demie. Il était alors de trois à quatre heures, le soleil étincelait sur le fleuve, et les dalles du Temple que Gilbert foulait aux pieds étaient brûlantes. Lui-même avait très-chaud, et il était presque à bout de force, quand il avisa enfin le nom qu’il cherchait peint en lettres blanches sur la plaque noire d’une porte :

4e étage.
« M. ANDREW MORGAN ET M. SIGISMUND SMITH. »

Ce fut dans l’angle le plus sombre de la cour du Temple la plus obscure que George découvrit ce nom. Il monta un escalier très-sale, cognant le bas de son sac de nuit à chacun des degrés, jusqu’à ce qu’il eût atteint un palier situé à mi-chemin entre le troisième et le quatrième étage. Là il fut obligé de s’arrêter pour reprendre haleine, car il avait traîné son sac de voyage avec lui pendant ses pérégrinations à travers le Temple, au grand ébahissement des passants qui regardaient avec surprise un jeune homme bien mis portant son propre bagage, et lisant avec soin les listes des noms peints sur les maisons dans les cours et les passages de ce grave sanctuaire.

George s’arrêta pour reprendre haleine. À peine se fut-il arrêté qu’il tressaillit à l’aspect d’un jeune garçon fort sale qui se laissa glisser sur la rampe, depuis l’étage supérieur jusqu’au palier, où il se trouva nez à nez avec le jeune médecin. Le visage de l’enfant, évidemment très-jeune, onze ou douze ans au plus, était tout noir ; mais la présence de Gilbert ne le déconcerta pas ; il remonta l’escalier en courant et se mettait en travers de la rampe luisante dans l’intention évidente de recommencer sa glissade, quand une porte au-dessus s’ouvrit tout à coup et une voix s’écria :

— Tu sais où demeure M. Manders, l’artiste ?

— Oui, monsieur ; Waterloo Road, Montagne Terrace, no 2.

— Alors cours chez lui, et dis-lui le sujet de l’illustration du numéro prochain pour la Fiancée du Contrebandier. Un homme, le genou sur la poitrine d’un autre homme, tenant un couteau à la main. Te rappelleras-tu ?

— Oui, monsieur.

— Et apporte-moi les épreuves du chapitre cinquante-sept.

— Oui, monsieur.

La porte se referma et l’enfant dégringola les escaliers à toute vitesse. Mais la porte de l’étage supérieur se rouvrit et la même voix cria de nouveau :

— Dis à M. Manders que l’homme au couteau doit avoir des bottes à revers !

— Près-bien, monsieur ! — répondit l’enfant d’en bas.

George monta et frappa à la porte du quatrième étage. Cette porte était noire, et les noms de MM. Andrew Morgan et Sigismund Smith y étaient peints en lettres blanches comme sur la première porte.

Un jeune homme blême, orné d’une tache d’encre sur le bout du nez et de poignets de chemise tout maculés, ouvrit la porte.

— Sam !… George !… — s’écrièrent simultanément les deux jeunes gens.

Ils se serrèrent la main, avec effusion, comme disent les auteurs dramatiques français.

— Ce bon George !

— Cet excellent Sam ! mais tu t’appelles Sigismund, aujourd’hui ?

— Oui, Sigismund Smith. Cela sonne bien, n’est-ce pas ? Si le malheur veut qu’un homme s’appelle Smith, le moins qu’il puisse faire est d’effacer cette mauvaise impression par son prénom. Nul individu de quelque valeur, répondant au nom de Smith, ne consentira à signer Samuel. Mais entre, cher ami, et pose là ton sac de nuit. Débarrasse cette chaise de ces papiers… là, près de la fenêtre. N’aie pas peur de les abîmer, on ne saurait les froisser plus qu’ils ne le sont. Si cela t’est égal de consacrer une heure à la lecture du Times, pendant que je termine ce chapitre de la Fiancée du Contrebandier, je pourrai après cela déposer la plume et être entièrement à tes ordres. Mais le gamin de l’imprimerie va revenir dans une demi-heure chercher cette fin de chapitre.

— Je ne souffle plus mot, — dit George respectueusement.

Le jeune homme au nez taché était un auteur, et George se sentait intimidé par la solennité de la vocation de son ami.

— Continue, mon bon Sam, je ne t’interromprai pas.

Il approcha sa chaise de la fenêtre ouverte et regarda au dehors la peinture des murailles qui s’écaillait sous les morsures du soleil de juillet.