La Femme du docteur/02

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 11-28).

CHAPITRE II.

UN AUTEUR À SENSATION.

Sigismund Smith était un auteur à sensation. Ces mots de raillerie amère « auteur à sensation » n’étaient pas encore inventés pour la terreur des romanciers, en l’an de grâce 1852 ; mais la chose existait néanmoins sous diverses formes, et on écrivait des romans émouvants comme M. Jourdain parlait en prose, sans le savoir. Sigismund était l’auteur d’une demi-douzaine de romans de haut goût, qui jouissaient d’une popularité extrême dans la classe qui veut sa littérature comme son tabac, c’est-à-dire très-forte. Jamais Sigismund ne s’était présenté dans son entier au public, il paraissait hebdomadairement dans les feuilles illustrées à un sou, et se départait rarement de cette habitude. À l’exception d’une seule fois où il se trouva, très-gras, très-écorné, et ne sentant pas précisément la rose, sur les rayons d’un humble libraire et marchand de journaux, qui cumulait le commerce du tabac et de la pâtisserie avec celui de la littérature, Sigismund avait toujours ignoré ce que c’est que d’être relié. On lui payait bien ses élucubrations, et il était satisfait. Il avait une ambition : celle d’écrire un grand roman ; il rêvait sans cesse, en tous lieux, la nuit et le jour, au héros de ce magnum opus. En attendant il écrivait pour son public, public qui achète sa littérature de la même manière que son pudding, — par tranches d’un sou.

Il y avait peu de choses à voir dans la cour sur laquelle ouvrait la fenêtre ; aussi George se mit-il à examiner son ami, dont la plume rapide courait sans trêve ni relâche sur le papier, ce qui dénotait un style hardi à la façon de Dumas, plutôt qu’une composition soignée à l’exemple de Johnson ou d’Addisson. Sigismund ne s’arrêta qu’une seule fois pour reprendre haleine, mais il profita de ce répit pour porter des coups furieux à son faux col avec un couteau à papier taché d’encre qui se trouvait sur la table.

— Je me demande simplement si un homme se coupe la gorge de droite à gauche ou de gauche à droite, — dit Smith en réponse au regard effrayé de son ami. — Il est bon d’être naturel, aussi naturel qu’on peut l’être à raison d’une livre la page ; — la page de deux colonnes et de quatre-vingt-une lignes par colonne. Un homme doit se couper la gorge de gauche à droite ; s’il s’y prenait autrement, il se hacherait en morceaux.

— Alors il y a un suicide dans ton histoire, — dit George avec un regard d’effroi.

— Un suicide ! — s’écria Sigismund, — un suicide dans la Fiancée du Contrebandier ! Mais les suicides y fourmillent ! Il y a le duc de Port-Saint-Martin, qui se mure lui-même dans sa cave ; il y a Léonie de Pasdebasque, la danseuse, qui se jette par-dessus le bord de la nacelle de l’aérostat particulier du Comte César Maraschetti ; il y a Lilla, la jeune fille muette, — le public à un sou aime les jeunes filles muettes, — qui met le feu à ses propres vêtements pour échapper à… en un mot, il y en a des quantités, — dit Smith plongeant sa plume dans l’encre et lui faisant reprendre sa course furibonde sur le papier.

L’enfant revint avant que la dernière page fût achevée. Smith le retint cinq ou dix minutes environ, après quoi il roula le manuscrit encore humide et congédia l’émissaire de l’imprimeur.

— Maintenant, George, — dit-il, — nous pouvons causer.

Sigismund était le fils d’un avocat de Wareham, et les deux jeunes gens avaient été condisciples au Pensionnat classique et commercial de Wareham Road. Ils avaient été condisciples et s’étaient voués mutuellement une sincère amitié. Sigismund était censé faire son droit ; pendant la première année de son séjour au Temple, le jeune homme avait travaillé honnêtement et consciencieusement ; mais, trouvant que ses études légales ne produisaient rien que la confusion et l’ennui, Sigismund se fatigua d’attendre les causes qui ne venaient pas, et consacra ses loisirs à la culture de la littérature.

Il reconnut que la littérature était de beaucoup plus profitable que la jurisprudence ; aussi se consacra-t-il sans partage à ses œuvres que l’on peut voir, ornées d’illustrations dramatiques, aux devantures des plus humides libraires dans les rues les plus noires et les plus tortueuses des grandes villes. Sigismund s’adonna sans partage à cette occupation séduisante et produisit plus de feuilles de cette denrée mystérieuse que les gens de lettres appellent copie, que n’importe quel auteur de l’époque.

Il me sera peut-être impossible de dire d’une façon satisfaisante la différence qu’il y avait entre Sigismund Smith tel qu’il apparaissait à ceux qui le connaissaient intimement et le Sigismund Smith des journaux illustrés.

Chez lui, Smith était un jeune homme très-doux, possesseur des yeux bleus les plus tranquilles qui aient jamais animé visage humain, et d’une chevelure bouclée assez abondante. C’était un jeune homme excessivement doux, incapable d’être sarcastique quand il l’aurait voulu, et qui n’eût ressenti que bien légèrement le trait acéré qu’on aurait pu lui lancer. Il était contraire à sa nature de se mettre en colère, de devenir sérieusement amoureux, ou de ressentir un désespoir quelconque. Peut-être fallait-il en chercher la raison dans la débauche de sentiments passionnés qu’il faisait dans ses journaux et qui le laissait au dépourvu pour la vie réelle ? Les gens qui avaient frémi à la lecture de ses romans et qui avaient voulu le voir, le quittaient le plus souvent avec un sentiment de désappointement extrême, sinon avec indignation. Ils s’étaient forgé un modèle auquel l’auteur de la Fiancée du Contrebandier et de Lilia l’abandonnée, devait ressembler. Mais Smith n’arrivait pas à la cheville de ce type populaire ; aussi les admirateurs les plus enthousiastes de ses romans le regardaient-ils comme un imposteur quand il leur était donné de le voir dans l’intimité.

Ce jeune homme était-il le héros byronien qu’ils avaient rêvé ? Était-ce là l’auteur du Colonel Montefiasco ou l’homme à la marque ? Ils avaient imaginé un être superbe, moitié magicien, moitié brigand, visage pâle et regards étincelants, chevelure noire en désordre, le col blanc et nu, vêtu d’une longue tunique de velours noir et possesseur de mains blanches, aux doigts en fuseau, ornés à profusion de bagues rares et précieuses.

Puis les accessoires. Une chambre antique lambrissée en vieux chêne, bien entendu, — du chêne noir, fouillé par des sculptures grotesques et diaboliques, faisant saillie aux angles ; un globe de cristal sur un piédestal de porphyre ; un tableau mystérieux recouvert d’un voile noir, la mort immédiate étant le châtiment de ceux qui oseraient en soulever le moindre coin. Une cheminée de marbre noir, et des panoplies de pistolets et de cimeterres, d’épées et de yatagans, — surtout de yatagans, — brillant et flamboyant aux lueurs du foyer. Une légère excentricité dans le choix des commensaux du logis : un ours sous le canapé et un cobra di capella apprivoisé, roulé en spirale sur le tapis. Voilà ce que le public à un sou attendait de Sigismund Smith, et que trouvait-il ? Un jeune homme au visage taché d’encre, habitant une chambre malpropre dans le Temple, et entouré, en fait d’objets romanesques, d’une corbeille à papier, d’une litière de vieilles lettres et d’épreuves maculées, et d’une théière fêlée chauffant tout doucement sur son trépied.

C’était là le jeune homme qui dépeignait le luxe extravagant du logis de Montefiasco et la mystérieuse élégance du boudoir discrètement éclairé de Diana Firmiani. C’était là le jeune homme dont les œuvres contenaient plus de portes cachées, d’escaliers dérobés, de cadres tournant sur pivot, et de panneaux à coulisse que tous les vieux châteaux réunis de la Grande-Bretagne, et une étendue de souterrains suffisante pour établir un chemin de fer de la frontière d’Écosse au cap Finistère. C’était là le jeune homme qui, dans un premier volume de poésie, — avait dit, en accents passionnés, à quelque jeune déesse de l’aristocratie, dont le nom était resté un mystère :

Lady Mable, pour foi, non, Lady May, pour toi,
Je n’entonnerai point un hymne de louanges.
Mais ma lyre par un silence plein d’effroi
Témoignera toujours des tortures étranges
De celui qui t’aimait, de celui qui te luit,
Luth brisé sous la main, et qui meurt dans la nuit.

Pendant que les grelots follement agités
Chantent sous les rayons du clair soleil, va, belle
De tes charmes autant que de tes faussetés,
Sûre de ne trouver nulle part un rebelle…
Mais crois que parmi ceux que tes yeux ont surpris
Un, du moins, te rendra mépris contre mépris !!!

— Maintenant, George, — dit Smith en repoussant un encrier malpropre et après avoir essuyé sa plume sur sa manche, — maintenant, George je suis tout entier aux devoirs de l’hospitalité. Tu dois avoir faim après ton voyage, mon bon vieux ! Qu’est-ce que veux-tu prendre ?

La chambre ne présentait pas le moindre vestige de buffet, et elle était d’ailleurs très-pauvre de meubles. La seule apparence de victuailles était représentée par une théière noire et fêlée sur son trépied et par un petit morceau de beurre sur une assiette placée sur la cheminée.

— Veux-tu prendre quelque chose ? — dit Sigismund. — Je n’ai pas grand’chose, vois-tu, parce que le temps me manque pour m’occuper de ces détails. Que dirais-tu d’un peu de confiture et de pain ?

Il ouvrit le tiroir du bureau devant lequel il était assis et exhiba d’un air de triomphe un pot de confiture où trempait une cuiller.

— Rien de bon comme la confiture, le pain, et le thé froid, — dit-il. — Tu vas en goûter, n’est-ce pas, George ?… puis nous irons à Camberwell.

Gilbert refusa le pain et la confiture ; aussi Sigismund se prépara-t-il au départ.

— Morgan est allé dans le comté de Bukingham pour se livrer au plaisir de la pêche, — dit-il, — ce qui fait que je suis maître de la place. Je viens ici le matin, je travaille toute la journée, et le soir je retourne à la maison prendre le thé et une côtelette ou un beefsteack. En route, mon vieux.

Les jeunes gens sortirent sur le palier ; Sigismund ferma la porte noire et mit la clef dans sa poche. Ils descendirent les escaliers, traversèrent les cours du Temple, et se dirigèrent vers la sortie la plus voisine du pont de Blackfriars.

— Nous allons à pied, n’est-ce pas, George ? — demanda Smith.

— Certainement, on est mieux pour causer.

Ils causèrent beaucoup chemin faisant. Ils avaient une grande amitié l’un pour l’autre, et chacun d’eux avait une foule de choses à dire à l’autre ; mais George était loin d’égaler la loquacité de son ami Sigismund. Ce jeune homme faisait couler sans cesse un torrent d’éloquence vraiment inépuisable.

— Ainsi ces gens de Camberwell te plaisent ? — dit George.

— Oh ! oui ; ils sont charmants ; sans façon, tu sais, sans morgue, et sans prétentions. Cependant, Sleaford est un gentleman ; il est avocat. Je ne sais pas au juste où est son étude, ni à quel tribunal il plaide lorsqu’il est à Londres ; mais je sais qu’il est avocat. Je crois qu’il va en tournée de temps en temps, car il lui arrive de s’absenter assez longtemps ; mais j’ignore quelle partie de la province il visite. Il n’est pas convenable de faire ces questions-là, tu sais, George ; aussi je m’abstiens. Je ne le crois pas riche, je veux dire que sa fortune n’est pas encore faite. Parfois il y a abondance d’argent, et alors il faut voir les dîners du dimanche… du saumon et des concombres, de la dinde et des pois verts comme s’ils ne coûtaient rien.

— Est-ce un bon garçon ?

— Oui, c’est un homme rond et franc, il a le verbe haut et les yeux noirs. Il est charmant avec moi. Mais il ne raffole pas des visiteurs. Il se montre rarement lorsque j’amène un ami. Il est possible que tu ne le voies pas du tout pendant ton séjour. Il s’enfermera dans sa chambre et ne te regardera seulement pas.

George se montra assez inquiet de cette perspective.

— Mais si ma présence chez lui déplaît à M. Sleaford, — commença-t-il, — peut-être vaudrait-il mieux…

— Elle ne lui déplaira pas, sois tranquille, — s’écria vivement Sigismund, — rien de pareil. L’autre jour, à déjeuner, j’ai dit à Mme Sleaford : « Je vais avoir la visite d’un de mes amis qui habite le Midland ; c’est le plus honnête garçon du monde, et de plus c’est un joli garçon, » — ne rougis pas, George, tu aurais l’air d’un nigaud, — je demandai donc à Mme Sleaford si elle pouvait te donner une chambre et une demi-pension, — comme à moi, tu sais, — pendant une semaine environ. Elle regarda son mari, — elle est très-raide avec nous, mais elle a peur de nous, — et Sleaford répondit oui ; que mon ami pouvait venir et qu’il serait le bien venu tant qu’il ne serait pas gênant. Aussi ta chambre est-elle prête, George, et tu viens pour me voir : j’aurai des billets pour tous les théâtres de Londres et je t’offrirai tous les jours si cela te sourit un dîner français aux environs de Leicester Square ; et nous remplirons jusqu’aux bords la coupe du plaisir !

Il y a une longue traite du Temple à Camberwell ; mais les deux jeunes gens étaient bons marcheurs, et comme Sigismund parlait incessamment, il n’y eut pas de silences embarrassants dans la conversation. Ils parcoururent Walworth Road dans toute sa longueur et prirent à gauche quelque temps après avoir dépassé la barrière. Smith guida son ami à travers un dédale de rues étroites, bordées de jolies villas et de charmants cottages nichés sous les arbres, où l’on entendait incessamment le bruit des boîtes à lait mêlé aux cris des laitiers. Sigismund conduisit George à travers ces ermitages ombreux, le fit passer devant une église à l’aspect rébarbatif, puis sur les bords d’un canal jusqu’à un endroit où la campagne à cette époque était encore nue et stérile. Depuis, les chemins ont divisé cette localité en menus morceaux, et la maison de M. Sleaford a été vendue aux enchères sous la forme de matériaux de démolition ; mais par cette soirée d’été où Sigismund guidait son ami, l’endroit était désert et agreste, et il s’y élevait une maison haute, de méchant aspect, enfermée de toutes parts par un mur élevé, et qu’entourait une quantité de cottages éparpillés dans toutes les directions.

Arrêté devant une petite porte percée dans le mur de clôture, George put voir seulement que la maison était carrée, bâtie en briques, recouverte çà et là par des lierres languissants et jaunis, et éclairée par de longues fenêtres étroites très-obscurcies par la poussière et les immondices. Si agréable qu’en pût être le séjour, l’aspect n’en était pas engageant et George la compara mélancoliquement aux coquettes petites villas à murailles blanches qu’il avait vues sur la route, — séduisants petits châteaux dont le loyer ne coûte pas plus de trente-cinq livres par an ; à ces cottages gracieux, aux fenêtres étincelantes qui chatoyaient au soleil, aux plaques de cuivre éclatantes qui reluisaient comme des boucliers polis sur les portes fraîchement peintes en vert. Si Sleaford se rappelait que sa porte eut été jamais peinte, il devait être un des plus vieux habitants de cette région stérile du faubourg de Camberwell, et si Sleaford avait loué la maison à la condition de la réparer au fur et à mesure des besoins, il pouvait s’attendre à un effroyable mémoire de dilapidation à l’expiration de son bail. Tout ce qui pouvait être cassé dans la maison était cassé ; tout ce qui pouvait tomber en ruine faute d’entretien y était tombé depuis longtemps. Les briques n’étaient pas disjointes et la maison était debout, mais c’était tout ce qu’on pouvait dire du logis de l’avocat.

La sonnette était cassée et la poignée gisait inutile dans une sorte de réceptacle de cuivre terni. Il était donc oiseux de songer à employer ce moyen de s’annoncer ; mais Sigismund était habitué à cela. Il se baissa, approcha ses lèvres d’un trou percé dans la porte au-dessous de la serrure, et fit entendre un sifflement prolongé.

— On sait ce que cela veut dire, — dit-il, — la sonnette est cassée depuis que j’habite ici, mais ils n’ont jamais rien fait réparer.

— Pourquoi cela ?

— Parce qu’ils pensent à s’en aller. Voilà deux ans et demi que je suis avec eux et depuis ce temps ils parlent de s’en aller. Sleaford a loué à bon marché et le propriétaire s’est refusé à rien faire réparer, aussi ils laissent tout dans l’état que tu vois. Sleaford parle de s’en aller en Australie un jour ou l’autre.

La porte du jardin s’ouvrit pendant que Smith parlait, et les deux jeunes gens entrèrent. Celui qui leur avait donné accès était un jeune garçon arrivé à cet âge où les enfants deviennent désagréables au possible. Il avait cessé d’être un enfant pur et simple, mais il n’osait pas encore s’intituler jeune homme. Repoussé par ses cadets qui le trouvaient trop arrogant et trop despote, qui le surprenaient émettant des théories étranges et hétérodoxes sur la question des billes, et manifestant un dédain suprême pour ceux d’entre eux à qui les dernières prophéties des oracles populaires du Bell’s Life et du Sunday Times n’étaient pas familières, et dédaigné d’autre part par ses aînés qui lui offraient un sou pour acheter un croquet ou qui donnaient à entendre des choses blessantes lorsqu’il était tenté de prendre l’air en fumant un cigare, — le malencontreux garçon cherchait vainement sa place sur l’échelle sociale, et n’en trouvant pas, il devint misanthrope et se drapa dans son mépris comme dans un manteau. Le hargneux adolescent nourrissait une rancune particulière contre Sigismund. Le jeune auteur possédait cette position enviable qui échappait aux désirs de l’ambitieux gamin. Il était homme ! Il pouvait fumer un cigare jusqu’au bout et cela sans devenir blême ou sans trébucher une ou deux fois pendant l’opération. Mais comme il savait peu profiter de ses avantages ! Il pouvait passer la nuit dehors sans que personne eût rien à lui dire. Il pouvait entrer dans une taverne à la mode et demander du bitter ou du gin, et avaler le breuvage sans faire la grimace ; il pouvait jeter son argent sur le comptoir et appeler la fille de salle « Mary ! » et cela sans courir le danger que sa mère passât juste à ce moment et, apercevant une silhouette familière à travers la porte entrebâillée, entrât, rouge et furieuse, pour l’entraîner en le tenant par le collet, au milieu des éclats de rire des spectateurs impitoyables. Non ; Sigismund était un homme. Il aurait pu se griser s’il avait voulu et courir Londres une partie de la nuit, sonnant chez tous les médecins, faisant retentir tous les marteaux, et enfin se faisant conduire au poste au petit jour, pour être réclamé quelque temps après par un ami, et voir son nom cité dans les feuilles hebdomadaires sous cette rubrique : « Encore un dandy en goguette. »

Oui, Horace Sleaford haïssait le pensionnaire de sa mère ; mais sa haine était mitigée par le dédain. Quel usage Smith faisait-il de ses précieux privilèges ? Aucun absolument. La gloire de la virilité était départie à un esprit vulgaire qui, possédant la liberté d’aller où bon lui semblait, n’avait jamais vu un combat de boxeurs, ou la dernière grande course d’Epsom ; et qui, à l’âge de vingt-quatre ans, mangeait du pain et de la confiture à la barbe du monde entier. Le jeune Horace ferma bruyamment la porte et donna un tour de clef. La règle de négligence souffrait une exception chez Sleaford : les serrures étaient tenues en très-bon état. Le dédaigneux garçon retira la clef de la serrure et l’emporta en la tenant par son petit doigt. Il avait des poireaux aux mains, et les poireaux sont les stigmates de l’enfance. Les manches de sa jaquette étaient blanches et luisantes aux coudes et laissaient ses poignets exposés à toutes les intempéries. La conscience de sa jeunesse et le caractère étriqué du vêtement particulier à cette période indécise lui donnait un air agressif et hargneux qui s’harmonisait avec deux grands yeux noirs et une chevelure d’un noir bleuâtre en désordre. Il croyait toujours qu’on le regardait avec dédain et s’efforçait de répondre au dédain d’autrui par un dédain plus grand. Il toisa George à son entrée, mais il ne daigna pas lui parler. George avait six pieds : cela suffisait pour le lui rendre odieux.

— Tu vas bien, Horace ? — dit Smith d’un air gracieux.

— Et vous, jeune homme, — dit le gamin d’un air dédaigneux, — comment allez-vous ?

Horace marcha le premier et se dirigea vers la maison. On monta un perron conduisant à une porte vitrée. Autrefois, lorsque les vitres étaient claires et brillantes, que le treillis au-dessus était couvert de roses grimpantes et de clématites, c’était peut-être joli ; mais les clématites étaient desséchées et les roses luttaient contre les étreintes étouffantes des rameaux de convolvulus qui s’enroulaient comme des serpents autour des branches et qui détruisaient les pousses et les boutons sous leur pernicieux contact.

Le jeune Horace ferma violemment la porte de la maison, comme il avait fermé celle du jardin. Il se faisait une loi de faire toute chose avec fracas ; c’était une façon de manifester son mépris pour les hommes.

— Maman est dans la cuisine, — dit-il, — les enfants sont dans les champs à enlever un cerf-volant, et Izzie est dans le jardin.

— Ton père est-il là ? — demanda Sigismund.

— Non, il n’y est pas, grand homme ; vous le savez bien. Quand l’avez-vous trouvé ici à cette heure de la journée ?

— Le thé est-il prêt ?

— Non, et il ne le sera pas avant une demi-heure, — répondit victorieusement le jeune drôle ; — de sorte que si vous ou votre ami avez faim vous ferez bien de prendre un peu de confiture et de pain. Il y en a un pot là-haut, dans votre tiroir. Je n’en ai pas pris et je ne l’aurais pas vu si je n’étais pas monté chercher une plume de fer, de sorte que si vous avez fait une remarque sur l’étiquette et que vous trouviez que c’est diminué, ce n’est pas moi. Le thé ne sera pas prêt avant une demi-heure, parce que la cheminée de la cuisine a fumé, et on ne peut pas faire cuire les côtelettes avant que le feu marche bien. De plus la bouillotte n’est pas encore sur le feu et la bonne est partie chercher un pain de fantaisie… de toute façon il faut que vous attendiez.

— N’importe, — dit Sigismund. — entrons au jardin, George ; je te présenterai à Mme Sleaford.

— Alors je ne vais pas avec vous, — dit le jeune garçon. — Je ne me soucie pas du bavardage des filles. Dites-moi, M. Gilbert, vous qui êtes du Midland, vous devez être au courant des choses. Combien tenez-vous contre moi pour la jument baie de M. Tomlinson, Vinaigrette, qui courra au steeple-chase de Conventford ?

Malheureusement Gilbert était d’une ignorance déplorable sur les mérites ou les côtés faibles de Vinaigrette.

— Je vais vous dire alors ce que je tiens contre vous, — dit Horace, — Je tiens quinze contre deux contre elle, et c’est un de moins que la dernière cote de Manchester.

George hocha la tête.

— Les courses sont plus inintelligibles pour moi que le Grec, Master Sleaford, — dit-il.

Le mot « Master » échauffa la bile du gamin.

— Votre ami ne me semble pas avoir beaucoup d’expérience, — dit-il à Sigismund. — Je pense que nous pourrons lui enseigner pas mal de choses avant qu’il ne reparte pour le Midland, hein, Samuel ?

Horace avait découvert le fatal prénom de Samuel sur la couverture d’un vieux livre d’heures appartenant à Smith, et il le tenait en réserve, comme une sorte de trait empoisonné, toujours prêt à le lancer à son ennemi.

— Nous lui apprendrons un peu ce que c’est que la vie, n’est-ce pas, Samuel ? — répéta-t-il. — Ah ! ah ! ah !

Mais sa gaieté fut soudainement interrompue. Une porte du vestibule sombre s’ouvrit tout à coup, et un visage de femme, d’aspect anguleux et acariâtre, se montra par l’ouverture, et une voix perçante s’écria :

— Ne t’ai-je pas dit que j’avais encore besoin de deux sous de lait, mauvais drôle ? Tu es bien comme les autres, va ! Il faut que je me rende esclave sans qu’aucun de vous daigne lever seulement le doigt pour m’aider !

Le jeune Horace disparut là-dessus tout en grognant, et Sigismund ouvrit une porte conduisant au parloir.

Cette pièce était vaste, mais pauvrement meublée et très malpropre. On y voyait les traces laissées par cinq ou six locataires successifs, et on devinait que les habitants actuels se faisaient une loi de ne jamais rien ranger. Une boîte à ouvrage était sur la table et présentait un chaos de cordonnets enchevêtrés, de bobines, et de fils multicolores assez semblables à du vermicelle. Il y avait un vieux pupitre recouvert d’une étoffe verte poudreuse et orné de cuivres démantibulés qui s’accrochaient aux vêtements et écorchaient les mains quand on le changeait de place. Il était ouvert comme la boîte à ouvrage et était rempli de papiers que le vent avait disséminés sur la table et sur le parquet. Sur une petite table boiteuse près de la fenêtre, il y avait une boîte à couleurs en mauvais état, un pot à gomme d’où sortait une collection de pinceaux, une demi-douzaine de scènes et portraits dramatiques de Skelt perdus sous des fragments de clinquant, des morceaux de satin multicolores, et des petits paquets soigneusement ficelés de pointillés d’or et d’argent que le profane aurait pu prendre pour des poudres. Il y avait quelques livres déguenillés sur un rayon près de la cheminée ; deux ou trois sortes d’encriers sur la tablette ; un petit théâtre de bois avec sa scène en plan incliné et ses lampes en étain, dans un angle, sur le parquet ; une ligne à pêcher et ses accessoires dans un autre, et, à travers tout cela un déluge de cahiers, de crayons à ardoise, et de grammaires Latines déchirées dont une moitié de couverture pendait encore grâce au fil solide qui l’avait recousue. Tous les objets qui meublaient cette chambre avaient mauvais air et étaient plus ou moins cassés ; aucun n’était propre et sur tous les enfants avaient laissé des traces indélébiles.

Le système de Sleaford avait du bon : « Quand vous avez des garçons, criez au pillage ; fermez votre bourse au peintre et au charpentier, au plombier et au vitrier, au marchand de meubles et au jardinier ; laissez brisé ce qui est brisé, les réparations sont peine perdue, argent prodigué. Achetez si vous voulez une boîte d’outils de charpentier et qu’ils raccommodent eux-mêmes ce qu’ils auront brisé, et si vous ne faites pas trop attention à un doigt enlevé par-ci, par-là, il n’est pas douteux qu’ils ne se rendent utiles en fin de compte. »

Sleaford avait une fille et quatre fils, et les quatre fils étaient quatre garnements. Lorsqu’on savait cela on cessait de s’étonner de l’état du mobilier et de la dévastation de la maison. Les rideaux de perse des fenêtres avaient été arrachés par Tom pour lui servir à se draper lorsqu’il faisait le fantôme dans une charade, ou par Jack lorsqu’il lui fallait une voile pour attacher à sa ligne plantée au beau milieu du canapé. Les fauteuils avaient servi de billot pour représenter maintes fois Anne de Boleyn ou Marie-Antoinette pendant les longues soirées d’hiver où Horace décapitait les coussins du canapé au moyen du tisonnier tout souillé de cendres, pendant que Tom et Jack montaient la garde sur l’échafaud en contenant la populace — représentée par un personnage unique — au moyen de leurs hallebardes dont la pelle et les pincettes faisaient l’office. Les tapis décloués avaient maintes fois joué leur rôle d’océan furieux ; le fauteuil s’était brisé contre l’angle du buffet, renversant quelques verres à liqueur, et tout l’équipage avait été retiré des épaves du naufrage du canapé au moyen de soufflets, de bourrades, et des malédictions des puissances supérieure qui survenaient au milieu de l’océan en fureur au mépris des unités. Sleaford avait une chambre particulière au premier étage, une chambre de Barbe-Bleue où les gamins ne pénétraient jamais, car l’avocat avait soin d’en fermer la porte à double tour chaque fois qu’il sortait, obligeant ainsi ses fils à respecter son appartement. De temps en temps, ceux-ci regardaient par le trou de la serrure pour voir si la chambre défendue renfermait quelque chose de mystérieux ; mais comme ils n’apercevaient rien qu’un fauteuil noirâtre et un bureau couvert d’un amoncellement de paperasses, leur curiosité se calma peu à peu et ils cessèrent de s’inquiéter au sujet de l’appartement qu’ils désignaient toujours sous le nom de « la chambre de papa. »