La Jongleuse/01

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Mercvre de France (p. 1-34).
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I

Cette femme laissait traîner sa robe derrière elle comme on peut laisser traîner sa vie quand on est reine. (Il est de ces créatures tellement certaines qu’un tapis se déroulera sous leurs pieds !) Elle quittait la salle flambante, emportant sa nuit, toute drapée d’une ombre épaisse, d’un mystère d’apparence impénétrable montant jusqu’au cou et lui serrant la gorge à l’étrangler. Elle faisait de menus pas, et la queue d’étoffe noire, ample, souple, s’étalant en éventail, roulait une vague autour d’elle, ondulait, formant les mêmes cercles moirés que l’on voit se former dans une eau profonde, le soir, après la chute d’un corps. Elle marchait la tête droite, les yeux baissés, les bras tombés, l’air pas jeune, car elle demeurait grave, et ce qui sortait de son enveloppe funèbre semblait très artificiel : une face de poupée peinte, ornée d’un bonnet de cheveux lisses, brillants, à reflets d’acier, des cheveux se collant aux tempes, trop tordus, trop fins, si fins qu’ils imitaient la soierie, un lambeau de sa robe noire, cette gaine satinée presque métallique. Ainsi coiffée d’une coiffure étroite posée sur de minces oreilles rouges qui paraissaient vraiment saigner sous le poids d’un casque coupant, elle était plus blanche de son fard qu’aucune autre femme fardée.

Elle avait de chaque côté de sa bouche, d’un rose de cuivre, des petites rides fines, parenthèses plaçant ses lèvres en dehors de toutes les lèvres et indiquant qu’on pouvait lire des choses irrégulières entre les lignes de ses traits réguliers.

Elle vivait cependant, puisqu’elle s’arrêta devant une glace. Elle eut un regard curieux, ne se regardant pas, mais guettant quelqu’un par-dessus son épaule gauche.

L’antichambre était déserte. La glace ne reflétait que la statue de marbre, là-bas, une nymphe tenant une torchère, et, ici, la silhouette obscure de la femme immobile, également statue, deux jumelles se tournant le dos, celle-là très nue, répandant du froid dans les transparences électriques, celle-ci merveilleusement habillée, moins réelle encore, et ces muets fantômes éveillaient l’idée d’une prochaine catastrophe.

Un orchestre préluda. On perçut, à travers des murs et des rideaux lourds, le premier motif d’une valse terrible comme l’éruption d’un volcan. Une porte battit ; il y eut des éclats de voix cérémonieuses, un bruit de chaises remuées, des chocs de verres, de nouveau un solennel silence.

Le quelqu’un guetté par la dame en noir la suivait.

Elle se mit à descendre l’escalier sans se soucier de retrousser sa robe, comme s’il n’y avait personne, les bras inertes, ses longs gants les pressant du poignet jusqu’au coude, les annelant de plis vipérins. On remarquait, de loin, les amandes jolies de ses ongles, le petit cerne de la peau soulignant les creux de la chair, les brisures des phalanges, et ces mains de deuil avaient l’aspect inquiétant de mains naturelles.

Au second palier, à l’endroit où une seconde servante de marbre haussait sa gerbe de lumières en souriant d’un sourire de sucre blanc, la dame noire poussa un cri, un léger cri de nerveuse, qu’on impatiente, mais sans se retourner : sa robe venait de se tendre subitement de la traîne au col, toute l’étoffe se roidissant en barre de fer et le costume correct, la gaine chaste, se détachait peu à peu de la femme, la livrant aux transparences électriques plus nue, malgré sa noirceur, que la statue de marbre. Jupe et corsage flottaient sur elle. Rien n’adhérait sérieusement à cette forme humaine, moulée tout à l’heure dans son fourreau de soie. Cette robe hermétique, dont le col mordait le menton en gueule de velours, s’épanouissait en corolle pour happer la nuque, ne la défendait pas contre la possibilité de se montrer belle.

— Pardon, Madame ! dit une voix d’homme, sifflant un peu entre les dents.

Alors elle daigna se retourner, sourire avec une politesse indifférente et ramasser sa traîne, d’un seul geste arrondi, comme une qui prend l’anse d’un panier plein de fleurs.

Elle était si flexible, se penchait avec une telle promptitude que tout à coup on la devinait plus jeune, plus animale, peut-être gaie, capable de courir ou de se jeter à genoux.

Elle releva sa jupe, elle releva les paupières ; on vit ses pieds, à peine chaussés d’un liseré de peau pareille à celle de ses gants, des pieds nus et noirs dans des bas de dentelles ; on vit ses yeux, nus et noirs sous une frange soyeuse en brins de fourrures.

L’homme s’arrêta hypnotisé, le souffle court.

Il avait marché sur cette jupe parce qu’il ne voyait plus que la femme.

Elle continua, descendit royalement, redevenue grave.

Au dernier palier et à la troisième servante de marbre, l’employé du vestiaire lui offrit une sortie de bal, un fouillis fantastique de toutes les nuances de l’arc-en-ciel, une écharpe d’orient aussi vaste qu’une tente de chef arabe, une espèce de drapeau barbare, tapis de harem, étendard de mosquée, ancien châle de bayadère, une chose indescriptible dans laquelle cliquetaient des perles avec des lames de sabres. Ses frêles mains noires eurent vile raison de l’immense oriflamme ; elle se drapa en quelques mouvements de chat qui pénètre sous la couverture d’un lit, et se voila très soigneusement les lèvres, ayant probablement peur de tousser.

L’homme arrêté là-haut rejoignit l’employé du vestiaire, demanda son pardessus, un simple pardessus de drap pauvre, et il suivit encore machinalement ce flot de soieries lumineuses qui s’engouffrait dans la nuit de la rue après avoir masqué la nuit de la femme.

Sa destinée le roulait derrière la traîne noire, parmi tous les reflets miroitants que soulevait l’astre oriental tombé sur cette eau profonde, mystérieuse, la couvrant d’un mensonge de plus. Il n’irait pas loin, car il savait qu’elle possédait sa voiture, un coupé bas, petite boîte sombre où le joujou scintillant s’évanouissait, rentrait brusquement, éteignait ses lueurs magiques. Et cela l’exaspérait depuis longtemps.

Elle était toujours en noir : une femme sérieuse.

Elle avait une voiture discrète : une femme riche.

Mais elle déployait, à la fin de ces monotones soirées officielles, une écharpe violente, une écharpe d’aventurière, comme le feu d’artifice d’une joie triomphale. Il se sentait éperdument entraîné vers une conquête peut-être possible, sinon facile, puis, elle filait au grand trot d’un grand diable de cheval, un cheval de légende.

Il n’ignorait pas son nom, ni son adresse. Elle s’appelait Mme Donalger, habitait une vieille maison dans un quartier neuf, du côté du Trocadéro.

Il savait aussi son prénom : Éliante. Il le trouvait bien ridicule.

… Et charmant !

On l’avait présenté le soir même. Un Monsieur quelconque bredouillant :

— Vous devriez conduire Madame au buffet. Elle désire ne pas y aller seule.

Pourquoi ? Elle ne connaissait donc jamais personne ? Et en la conduisant au buffet, en éprouvant un frisson de véritable angoisse à la sentir si noire, si fermée, il ne lui avait rien dit.

Une fois, chez une baronne d’Esmont où il s’était glissé, toujours pour la suivre, il trouvait son carnet de bal sous sa chaise, des cartes, les siennes, il lisait enfin ce prénom : d’Éliante, et cela le faisait un peu ricaner :

— Manque plus que ça ! Elle s’appelle Éliante. C’est rien datant.

Et tout en se blaguant, il prenait une carte, la volait, la gardait pour la relire le matin.

— Qui ça peut-il être, cette femme-là ?

Cela ne lui suffisait pas que ce fût une femme.

Maintenant il se précipitait dans la rue, n’attendant pas la fin de la fête, demeurait tête nue sous une pluie battante.

— Il pleut. Nom d’un chien !

Planté au milieu du trottoir, n’ayant pas l’idée de mettre son claque parce qu’il fallait en détendre le ressort et qu’il redoutait cette complication bruyante, il jurait.

Le coupé stationnait devant lui.

Elle montait en voiture, arrangeait le flot noir de la robe, les flots multicolores du manteau, et faisait jaillir des jupons légers, très blancs, de la mousse de champagne.

L’homme tremblait de rage.

C’était un tel désir de la rejoindre, une poussée si brutale de son instinct, qu’il fit encore plusieurs pas malgré lui ; il plongea ses souliers vernis dans une flaque de boue, atteignit la portière, posa la main sur la poignée, bien décidé à empêcher l’horrible boîte de se refermer, de lui ravir son joujou.

À ce moment précis, l’homme était double, voulait, d’une part, frénétiquement la regarder encore et, d’autre part, se traitait mentalement d’imbécile, supposant qu’elle allait lui donner quelque monnaie, comme on en donne aux voyous qui courent aux portières.

La femme écarta la soierie voilant sa bouche, sa drôle de bouche entre parenthèses, et elle demanda, tout naturellement :

— Voudriez-vous monter, cher Monsieur ?

S’il voulait monter ? Grands dieux ! Son instinct fut seul à répondre. Il bondit, se blottit dans les soies sombres, éparpilla les feux d’orient, ravagea, de ses pieds boueux, la mousse des dessous, s’assit et eut un geste de stupeur, un nouveau :

— Pardon Madame ! les dents serrées.

— Oui, oui, je vous fais mes excuses, Madame, répéta-t-il ahuri de sa propre audace, je ne suis qu’un idiot, décidément. Je marche sur votre robe, j’entre dans votre voiture… je perds la tête. D’ailleurs, j’ai la migraine, ces soirées dansantes ne me valent rien. Je vous en prie, pardonnez-moi, je vais descendre.

Elle éclata de rire, d’un rire très franc, très fillette, se renversa un peu pour dissimuler l’expression réelle de sa gaîté.

Le cocher, perplexe, attendait un ordre.

Alors elle étouffa son envie de rire, eut une mine grave de matrone qui protège :

— Allez donc, Jean, allez donc ! Je ramène Monsieur chez moi.

Et la voiture partit, fila rapidement au trot du grand diable de cheval noir, du cheval noir des légendes.

Chose incroyable, on échangea des banalités durant le trajet.

— Quelle affreuse pluie ! murmura la femme, étirant le bout de ses gants, ce qui lui ajoutait des griffes pointues. On dirait le déluge ; trois jours que cela dure.

— Un très vilain temps. Nous avons une fin d’automne abominable.

— Assez belle cette fête, hein ! pour un bal de charité ? Très ingénieuse la décoration du buffet, ces fontaines de vin et ces bouquets blancs. Alors vous n’aimez pas la danse, Monsieur ?

— Moi, je ne sais pas danser.

— Vous étiez chez la baronne d’Esmont, jeudi. Un bal pourtant ?

— J’y allais… sans savoir.

— Vous allez souvent sans savoir, n’est-ce pas, Monsieur ?

Ici un petit rire et une petite toux.

— J’ai en effet l’habitude de faire tout de suite ce qui me plaît. Une mauvaise habitude n’est-ce pas, Madame ?

Et il essayait de la dévisager, d’être hardi, d’agir enfin comme en pleine bonne fortune, seulement, il se sentait paralysé, gauche, avec la terreur d’être lancé brusquement hors de la voiture et la volonté bien tenace de rester en face d’elle, assis sur le pan de son écharpe orientale.

Elle murmura bâillant doucement :

— Je suis partie plus tôt parce que… j’ai faim. Le buffet… très élégant, mais, si vous aviez vu les sandwichs de près ? Quelle horreur ! De simples tartines ! Cela sentait le jambon rance. Je souperai chez moi, ça vaudra mieux.

Une buée opalisait les glaces du coupé, on galopait dans les nuages, avec, de temps en temps, un éblouissant rayon des lanternes.

Il grommela :

— Je dois vous paraître extrêmement grossier, Madame ?

— Mais pas du tout, au contraire. Je suis certaine que vous êtes un homme très bien élevé, et c’est pourquoi je vous invite à venir partager mon souper.

— Madame, il serait plus naturel que je vous invitasse.

— Oh ! invitasse ! C’est admirable d’imparfait. Non… ne risquez aucune chose de ce genre, je vous en supplie, vous me feriez de la peine. J’ai bien le droit de vous recevoir, — je suis votre aînée, — de vous traiter comme un petit garçon qu’on met en pénitence. Vous quittez, sans savoir, une fête fort gaie, et je vous punis en vous ramenant chez une dame d’humeur triste. (Elle riait tout le temps.) Je suis triste, moi, parce que je suis souffrante.

— Vous êtes malade ? Qu’avez-vous ?

— J’ai… le spleen, à cause de la pluie, à cause de l’automne.

— Ne vous moquez pas, dites !

— Je pourrais être plus méchante. Est-ce que je vous demande votre adresse, moi ?

— Vous m’avez vu volant une de vos cartes ?

— Ce n’était pas malin, vous le faisiez devant tout le monde. Monsieur.

Rageur, il gronda :

— Je ne suis pas amoureux de vous… si j’en ai l’air ! je ne veux m’éprendre d’aucune femme. Non, jamais. Vous me semblez un objet curieux, et cela m’amuse de vous regarder de près… derrière la vitrine. Pas envie de toucher… ni d’acheter, je vous jure.

Un petit silence tomba comme un grésil. La femme toussa légèrement.

— D’acheter, soupira-t-elle ? Pauvre enfant !

Il tressaillit. Elle avait dit cela d’une voix émue, délicieusement maternelle. L’injure ne l’atteignait guère. Elle plaignait celui qui essayait, sur elle, sa toute neuve cruauté de mâle.

— Vous me prenez pour un enfant. Je suis majeur, Madame. J’ai vingt-deux ans.

— Moi, j’en ai trente-cinq, Monsieur.

Il serra les poings, furieux, sans s’expliquer pourquoi.

— Mettons quarante, pensa-t-il.

— Je ne mens pas, ajouta-t-elle, bien qu’il n’eût rien dit. Vous passez, vous me regardez et je le tolère. Avouez que j’aurais le droit de vous mentir, si je voulais.

Il songea qu’elle le reconduisait peut-être tout bonnement chez lui, sachant son adresse, et qu’elle jouait un instant pour s’éclipser ensuite, — l’astre d’orient sous les nuages, — et cela l’exaspéra.

— Tenez, Madame, laissez-moi descendre. Tirons chacun de notre côté, comme il sied à des gens point faits l’un pour l’autre. Seulement… prouvez-moi que vous n’êtes pas une négresse !

Il s’efforçait de rire.

Elle se déganta et lui tendit la main.

C’était une main toute petite, et très puissante, en dépit de son apparence frêle, aux doigts maigres, onglés courts, aux phalanges un peu creusées, à la paume voluptueuse, collante comme une ventouse, mais cette main, sans bague, éclatait de blancheur, — un pétale de magnolia, — et elle exhalait un parfum pénétrant, une odeur poivrée, acidulée, dont on n’avait pas le nom tout de suite sur la langue, si ou en gardait la saveur, une odeur de fruit des îles.

— Oh ! Madame, balbutia le jeune homme contemplant cette main aux fugitives lueurs des lanternes, vous me gâtez ! (Il examinait ce joli morceau de chair avec les yeux d’un expert en l’art de découvrir des tares physiques.) Oui, dit-il sérieusement, vous devez être souffrante, malade ou chagrine, buveuse d’éther, morphinomane, ou… le cœur… Vos veines bleues le long du poignet… sont presque violettes et… c’est exquis.

— Pas si malade que ça. Je m’ennuie, voilà tout. Vous, vous êtes un étudiant en médecine.

Elle souriait.

Il haussa les épaules.

— Sans doute ; un très pauvre… petit garçon. Je m’ennuie aussi. Nous ne partageons que ce luxe, Madame.

— Oh ! c’est bien assez pour être très riches tous les deux… d’esprit.

Le coupé s’arrêta.

Il fallut replonger dans la nuit morne avec la pluie sur le dos.

Le cocher ouvrit la portière, une grille, devant la voiture, des branches mouillées firent choir toute une averse. Le jeune homme, toujours nu-tête, n’osait pas risquer la détente du fameux ressort de son claque, un tapage ridicule, et la dame chuchota justement ;

— Ne faites pas de bruit, cher Monsieur, j’ai un enfant qui dort, à la maison. C’est pour cela que la voiture a tourné par le jardin. Vous me suivez ?

— Oui, Madame, cependant… c’eût été plus raisonnable d’aller souper ailleurs… qu’en pensez-vous ? pour ne pas réveiller votre… enfant.

— Ce n’est pas ma fille, c’est ma nièce. Et puis j’ai aussi un vieux beau-frère. Il est sourd, heureusement ! (Elle se mit à rire, tout bas.) Non, je préfère souper chez moi.

Alors, comme elle montait les marches d’un perron, elle le prit au bras, le poussa, le dirigea le long des caisses de grandes plantes tout humides.

— Là… nous sommes arrivés, souffla-t-elle. J’habite le rez-de-chaussée, eux, sont en haut, rien à craindre une fois dedans : les plafonds sont ouatés.

— C’est prudent, railla-t-il.

Ils se trouvèrent dans une salle à manger ronde, éclairée par une grosse tulipe jaune, que l’index d’Éliante fit s’épanouir au-dessus d’une petite table délicatement servie.

Un seul couvert, mais deux perdreaux, deux jattes de crème, deux compotiers de gâteaux et de fruits, — les gâteaux, de formes bizarres, les fruits, superbes. — Il faisait chaud ; des tentures de soie verte ruisselaient en plis ondulés du plafond comme des feuillages de saule, des étagères dressaient des cristalleries nuancées et fluides, on ne voyait ni porte ni fenêtre et un tapis épais, d’une mollesse de gazon, emprisonnait les chevilles. On eût dit un bout de jardin l’été, au crépuscule, un coin de jardin tiède, tout argenté par des reflets de lune.

— Ne pensant pas avoir le plaisir de vous ramener, cher Monsieur, il n’y a qu’un couvert. Souffrez que je le dédouble. Je n’aime pas les domestiques lorsque je mange. Et vous ?

C’était d’une ironie un peu rosse. Il lui laissa organiser un second couvert sans lui répondre.

Elle s’assit, rejetant son grand manteau oriental sur le dossier de sa chaise, une cathèdre de bois rougeâtre, sculpté naïvement, un siège très vieux, énorme solide.

— Voilà, nous sommes bien, nous allons manger beaucoup, nous boirons peu, et vous vous en irez sagement par le chemin que vous savez. La grille est restée entr’ouverte. Mais ôtez donc votre pardessus, Monsieur, Monsieur… comment, déjà ? J’ai oublié… (Et sa bouche se pinça, moqueuse, entre l’équivoque de ses deux parenthèses.) Représentez-vous.

— Léon Reille, Madame.

— Parfaitement : Léon Reille, mon meilleur ami. Je me rappelle la phrase du commissaire, au buffet, le grand qui avait l’air si bête. Est-ce que vraiment vous êtes son meilleur ami ?

— Moi, c’est la seconde fois que je le rencontre.

— Ah ! Tant mieux !

Et ils éclatèrent de rire.

Elle découpait les perdreaux, ses mains libérées de leurs gaines noires, le buste serré frileusement dans le fourreau du corsage, et on ne voyait bien d’elle que ses mains blanches, paraissant plus nues. Elle était décidément fardée, très pâle de poudre ou de teint. Ses yeux même se dissimulaient, noirs et blancs, sous la fourrure des cils. Rien ne la révélait femme. Elle demeurait une grande poupée peinte, très intéressante parce qu’il est fort naturel que les poupées soient artificielles.

Jouait-on avec cette poupée-là ?

Elle mangeait de bon appétit, mélangeait des choses sur son assiette : des rondelles de bananes et des truffes, étalait de la crème sur des sandwichs, buvait dans un verre singulier, en forme de croissant où le vin, l’eau peut-être, changeait de nuance chaque fois qu’elle buvait.

Elle semblait à la fois très chez elle et très en dehors de tous les mondes.

Lui mangeait beaucoup pour se donner une contenance, buvait peu, craignant de lui déplaire et se sentait atrocement gêné.

La lumière qui tombait d’aplomb sur lui le faisait plus jeune, presque collégien. C’était un brun imberbe au dur menton d’entêté, au nez droit, s’évasant légèrement des narines, aux yeux gris foncé, fouilleurs, chercheurs, rêveurs et comme voilés d’une taie bleuâtre, d’un transparent rideau tiré sur des passions sommeillant en lui, tout au fond. Il portait mal son habit noir et ne savait pas exécuter proprement le morceau difficile du nœud de cravate.

Un instant, au dessert, les pieds du jeune homme frôlèrent ceux de Mme Donalger.

Il les retira, embarrassé, car il se savait plein de boue.

— Ce que vous devez me trouver vulgaire ? murmura-t-il.

— Non, je vous trouve nature, ce qui m’étonne, par le temps de jeunes gens falsifiés qui court. Et c’est pour cela que vous êtes ici.

— Je comprends bien. Vous me croyez naïf ?

Elle l’examina un moment. Ses yeux noirs s’illuminèrent d’une des flammes d’or de la tulipe. Elle s’accouda sur la nappe, sa joue posée dans sa paume. Elle réfléchissait, conservant une mine grave. Quand elle riait elle avait une extraordinaire figure de petite fille. Quand elle redevenait sérieuse, elle prenait un masque tragique.

— Je vous vois, dit-elle enfin, tel que vous serez, sinon tel que vous êtes, cher Monsieur. Vous essayez vainement de résister au dieu qui vous mène ; seulement le dieu est plus fort que vous, et il vous jouera de méchants tours. Non, je ne me moque jamais de ceux qu’un dieu daigne conduire. Je n’oserais pas.

— Le dieu… est-ce vous ?

— Je ne suis qu’une femme, rien de plus… rien de moins, ajouta-t-elle avec une douce fierté.

— Bon ! Le temple ?

Elle ne répondit pas, toujours grave.

Il baissa le front, se mordant les lèvres, regrettant sa réponse et vexé de ne pas découvrir quelque chose de plus spirituel ou de plus direct.

Autour de lui le silence profond, l’atmosphère tiède engourdissaient la pensée. On avait la sensation de s’enfoncer dans un duvet. Les cristaux lançaient de tremblants rayons lunaires, l’argenterie, légère aux doigts, tintait discrètement sur les porcelaines de couleurs tendres ne réveillant que l’appétit, et quand il buvait, le parfum du vin lui donnait l’illusion de mâcher des fleurs.

Il s’attendrit.

— Je vous crois bonne. Vous m’avez d’abord effrayé. Maintenant je n’ai peur… que de votre robe. Vous devriez la poser, elle est trop noire.

— Je ne pose jamais ma robe, Monsieur.

— Vous couchez avec ?

Dédaigneusement elle lui offrit des deux crèmes : l’une verte, l’autre rose.

— Pistache ou framboise, cher Monsieur ? Je vous autorise à les mêler comme je me prépare à le faire moi-même, puis voici de la vanille en poudre, du gingembre, du poivre indien et des piments râpés. Que préférez-vous ? C’est un système chinois.

Elle jouait avec de petits ustensiles de vermeil, des salières microscopiques ornées de cabochons précieux, qui rutilaient sous ses doigts pâles et, elle puisait là-dedans des poudres obscures comme des cendres.

— J’accepte tout, bien entendu. Seulement il est abominable votre système chinois. De la vanille, du gingembre, du poivre indien ! Il y a de quoi faire flamber un sérail… y compris les eunuques ! Et vous prétendez que vous n’êtes qu’une femme ? Fichtre !

— Tenez, un peu de cette liqueur brune… trois gouttes. C’est de l’essence de thé, qui unifie tous les autres goûts, y fond une larme d’amertume. Aimez-vous cela ?

Léon Reille eut une grimace de bonne volonté.

— Faut s’y habituer… j’aimerais mieux… (Il regardait fixement le croissant turc, son verre, qu’elle approchait de sa bouche)… les trois gouttes de ce qui reste dans votre verre. Il est si drôle, ce récipient. Il ne doit pas être facile d’y boire.

Elle le lui tendit gracieusement.

Alors il devint pâle.

— Vous voulez bien ?

— À quoi cela m’engage-t-il ? Mon verre est rempli d’eau pure.

— Allons donc, gronda-t-il sourdement !

— Je vous dis la vérité. Buvez, cela vous rafraîchira la poitrine.

Il saisit le verre, un petit vase à pied lors, dont le calice s’ouvrait en forme de disque, et il essaya d’y adapter ses lèvres.

— Pas par là, cria gaîment Mme Donalger, de l’autre côté ! Non ! Non ! Pas au milieu. Comme si vous buviez l’huile d’une lampe antique, d’une lampe à bec ! oh ! le maladroit !

Léon Reille venait de briser le verre en le heurtant contre ses dents rageuses.

— Toutes mes excuses, fit-il, essuyant sa lèvre inférieure qui saignait, je ne sais pas m’y prendre. Aussi c’est de votre faute, vous auriez dû m’aider.

Elle riait très innocemment.

— Voilà ! Je vous avais averti, cher Monsieur… de l’eau pure, et ce n’est pas bon, avec le système chinois.

— Oh ! Vous m’exaspérez à la fin, vous, du haut de votre robe noire !

Et brusquement il fut debout derrière sa chaise.

— Je vous en supplie, ôtez-là, cette robe, madame Éliante… ou chassez-moi tout de suite de chez vous. Ôtez-la, rien qu’un peu. Dégantez votre cou, vous étouffez, il me semble. On dirait que vous vivez dans une peau de serpent. Moi, ça me fait froid… et vous, ça doit vous faire trop chaud.

Elle s’enveloppa d’un geste vif de son grand châle oriental.

— Mais je suis une vieille femme, et je crains les rhumes de cerveau, cher Monsieur.

Elle riait, tranquille, continuant à doser de gentils petits mélanges, vanille, gingembre, poivre, crème à la framboise et crème à la pistache, elle remuait des poudres odorantes, goûtait dans des mignonnes spatules d’or.

Léon Reille la contemplait anxieusement. Peu à peu ses sourcils se froncèrent. Elle se fichait de lui, cela devenait certain.

— Écoutez donc, la dame insolente, murmura-t-il, la prenant aux épaules nerveusement, je ne crois pas vous aimer, car je n’ai pas envie de roucouler selon l’usage des amoureux transis. Je vous veux, tout simplement. Je vous aurai, ça c’est sûr… aussi sûr que vous êtes une odieuse coquette… ou une folle. Je vous suis depuis trois mois, tantôt à travers les salons où je n’ai que faire et où je m’ennuie à hurler, tantôt dans la rue, quand vous sortez à pied… c’est-à-dire pas souvent. J’ai caché mon jeu honnêtement, j’ai essayé de causer ce soir, après ma présentation solennelle au buffet, là-bas. Je n’ai rien à vous raconter, mondainement parlant. Je ne sais guère mentir… et je crois vous valoir. Donnez-moi ce que je désire, et flanquez-moi ensuite à la porte, ça me sera bien égal. Je ne reviendrai probablement pas. Mais ne m’altérez pas davantage avec vos jolis petits systèmes. Vous finiriez par me faire boire du verre pilé. Merci ! je n’ai pas l’esprit chinois, et ce genre de torture m’agace inutilement. Je vous préviens que je ne suis pas un petit monsieur aimable. Je ne vous demande pas si vous m’aimez. Ne me confiez pas votre cœur, souffrant ou bien portant, belle Madame orgueilleuse, malgré la politesse, je l’oublierais entre les feuillets de mes livres de médecine, je l’y écraserais. J’ai de la haine contre toutes les femmes, car je les devine méchantes. Trop heureux, n’est-ce pas quand on en rencontre une qui n’est pas sotte ! Vous me plaisez, je vous plais… donc pourquoi ces grimaces ? Vous m’avez levé sur le trottoir dans le sens le plus absolu du mot… oui, Madame, comme une fille lève un miché. Que demandez-vous, en échange de ce que je vous demande ? Le soir où j’ai volé une de vos cartes devant vous, pour connaître enfin votre nom, il fallait me défendre de vous suivre… Éliante ! Quel nom bizarre ! Cela est fou de s’appeler ainsi ! J’ai rêvé une nuit que ma pendule sonnait votre nom : Éliante ! Regardez-moi donc un peu, voulez-vous… en face… en face…

Il lui tenait maintenant les poignets, ses poignets minces où on voyait se tordre de fines petites vipères bleues, presque violettes, sous la chair tendre et blanche.

— Éliante ?

Elle se leva, laissa glisser le châle multicolore, son étendard d’aventurière, parut plus noire, plus grande :

— À mon tour, écoutez-moi, mon… cher enfant… et ne me faites pas de mal inutilement. Je suis libre de choisir mon heure et même de ne pas vouloir du tout. Je suis capricieuse, ennuyée, assez souffrante pour craindre un surcroît de souffrances physiques ou morales. Je ne cherche que la paix et l’oubli. Vous êtes venu jusqu’ici m’accompagner… honnêtement. Vous vous en retournerez… sans moi. Ces choses arrivent dans le meilleur monde. On soupe et on se relire. Je trouve absurde qu’un homme ne puisse pas causer en tête à tête avec une femme… l’aimerait-il. Je vous reçois en effet parce que vous me plaisez… et après ?

— Comédienne ! ricana-t-il. Je sais bien la comédie que je devrais jouer, moi ; me précipiter à genoux et jurer que je suis content ! Ça jamais. Je ne peux pas. Je suis poussé vers vous par une autre curiosité que celle qui poussent les petits jeunes gens snobs. Ça ne m’amuse pas les façons du monde où l’on s’ennuie. Tenez, Éliante, je vais vous avouer ma véritable curiosité, une idée de futur docteur en médecine. Je crois que vous avez la lèpre ! Montrez-moi votre poitrine… si vous n’avez pas la lèpre, je me rends un compte exact de votre mal, cœur ou cerveau, et je me retire très correctement.

Il essayait de plaisanter, mais il commençait à avoir envie de la mordre.

C’était trop ridicule, sa résistance. Que lui voulait-elle ?

— Offrez-moi le bras, et passons au salon, dit-elle, se mettant à sourire.

Machinalement, il obéit parce qu’il était en habit ; s’il avait été en veston, il l’aurait sans doute violée.

Les Français, de vraie race française, ont de ces respects soudains pour le vêtement qu’ils portent et le déplorent plus tard.

Éliante écarta une tenture verte, fuyante dans les mains comme un feuillage mouvant.

Ils passèrent au salon.

C’était un boudoir tendu de crépon vieux rose, une étoffe floue, tout enguirlandée, à la Louis XVI, de bengales en verre de Venise, qui s’illuminèrent dès qu’ils eurent franchi le seuil. Les meubles semblaient de fragiles choses également en cristal. Parmi les bibelots étranges de complication japonaise ou de tourment chinois, il y avait un admirable objet d’art placé au milieu de la pièce sur un socle de peluche vieux rose, comme sur un autel ; un vase d’albâtre de la hauteur d’un homme, si svelte, si élancé, si délicieusement troublant avec ses hanches d’éphèbe, d’une apparence tellement humaine, bien qu’il n’eût que la forme traditionnelle de l’amphore, qu’on en demeurait un peu interdit. Le pied, très étroit, lisse comme une hampe de jacinthe, surgissait d’une base plate et ovale, se fuselait en montant, se renflait, atteignait, à mi-corps, les dimensions de deux belles jeunes cuisses hermétiquement jointes et s’effilait vers le col, avec là, dans Je creux de la gorge, un bourrelet d’albâtre luisant comme un pli de chair grasse, et plus haut, cela s’épanouissait, s’ouvrait en corolle de liseron blanc, pur, pâle, presque aromal, tant la matière blanche, unie, d’une transparence laiteuse, avait la sincérité de la vie. Ce col s’évasant en corolle faisait songer à une tête absente, une tête coupée ou portée sur d’autres épaules que celles de l’amphore.

— Quelle merveille ! s’écria Léon, absolument séduit par cette apparition de l’adorable chasteté de la ligne.

— N’est-ce pas que c’est beau ! N’est-ce pas qu’il est beau, reprit Éliante fiévreusement. Ah ! Il est unique. On ne peut rien concevoir de plus charmant. C’est à croire, quand la lumière le transperce obliquement, qu’une âme l’habite, que brûle un cœur dans cette urne d’albâtre ! Vous me parliez de plaisir ? Ceci est bien autre chose ! C’est de l’amour en puissance dans une matière inconnue, la folie de la volupté muette. Il ne dira jamais rien. Il est très vieux, il a des siècles, il est resté jeune parce qu’il n’a jamais crié son secret à personne. (Elle vint enrouler ses bras noirs autour du col de l’amphore.) Regardez bien, et lâchez donc de voir un moment… par mes yeux ! Venez toucher cela. Je vous le permets… Allez tout doucement, une caresse trop appuyée le ternirait (Elle s’empara de la main du jeune homme et la promena avec précaution sur la blancheur ingénue du vase, ses flancs de vierge.) Sentez-vous, dites, cette douceur si désespérante du contour enfin délimité ? Il n’ira pas plus loin, car il a atteint la perfection. Il n’augmentera ni ne diminuera, il est immuablement de la beauté. Ah ! vraiment je veux que vous sachiez, au moins cinq minutes, vous extasier, de la bonne façon et sur quelque chose d’immortel. Vous ne riez plus ? Il vous fait peur, il vous fait honte ! Oh ! Je savais bien, moi, que vous étiez très intelligent… parce que la volupté vous fait pâlir. Ce vase miraculeux est pâle de la volupté d’être lui-même ! (Elle eut un petit battement de paupières, et Léon Reille reçut l’impression d’un battement d’ailes.) Il n’a pas d’histoire. Je l’ai obtenu par les intermédiaires habituel, j’allais dire : les entremetteurs ! On me l’a vendu à Tunis comme on m’aurait vendu un esclave. Il avait été découvert dans les fouilles… Quelles fouilles ? Je l’ignore… et il était abîmé, mais je l’ai fait… soigner, son ancienne blessure est invisible. Il n’a pas d’anse. Ce serait horrible de lui savoir des bras immobilisés pour toujours. Et il n’a aucun bijou sur lui, ni inscription, ni petit collier de chien, grains de corail ou grecque d’or. Je l’aime pour son entière innocence… Et qu’a-t-il vu, mon Dieu ? Des choses effrayantes, sans doute, sous la terre, plongé dans l’obscurité, durant des siècles ! Il ne les racontera pas, mais il sait… ce charmant corps où la vie a été remplacée par du parfum, du vin… ou du sang ! On m’a dit que dans certains vieux temples on avait trouvé de ces vases énormes encore remplis d’une liqueur épaisse, gluante, qui, dès qu’on les avait descellés, s’était répandue on affreuse puanteur… — Après tout, on y avait peut-être seulement fait confire des olives ! — Je l’ai acheté bien peu cher, en comparaison de sa beauté unique. Il est à moi. Je lui ait fait bâtir cette petite chapelle trop moderne. Rien ne lui rappelle ici qu’il fut autre chose qu’une statue… je le regrette. J’aurais voulu l’entourer d’objets sacrés. Je le veux à l’abri des regards du soleil, je lui tamise le jour pour qu’il puisse rêver dans l’ombre et le silence à sa joie hermétique. Comprenez-vous, je l’aime ! (Elle pencha le front en-dessus du col ouvert, et, en le respirant de toutes ses forces, elle parut, tout à coup, devenir la tête vivante de ce corps insensible.) J’y verse des essences rares, des feuilles de roses, j’y ai jeté une bague. Quelquefois je m’amuse à le parer de mes diamants ou à le cercler d’une chaîne de violettes fraîches… et je l’embrasse, je le crois heureux. Peut-être est-il offensé ? Comprenez-vous ce que je veux vous dire ?

Léon Reille la regardait avec une superstitieuse admiration. Il lui venait, pour cette femme, un respect de jeune savant déjà très amoureux des formes, des couleurs, de tout ce qui rappelait la puissance de la grâce et la principale beauté de la vie : l’art, sa transposition dans l’éternel. Oui, certainement il trouvait cela plus intéressant que le caquetage de la mondaine. Si elle aimait à ce point les jolis objets, c’est qu’elle avait le sens artistique très développé ; mais, comme elle continuait à caresser les hanches du vase d’albâtre, ayant lâché sa main d’homme sensuel, éperdument sensuel, jusqu’à en être timide, il eut un geste douloureux.

— Laissez donc cela, lui dit-il doucement, vous êtes une pauvre exaltée, vous adorant vous-même dans une matière, assez vile, en somme. L’albâtre est un produit de la terre qui, sans les hommes qui l’ont sculpté, resterait… de la terre… Il serait plus charitable de vous tourner vers votre meilleur ami d’un soir et de lui faire les amitiés que vous faites à ce personnage insensible. Croyez-moi, chérie, on n’est pas amoureux d’autre chose que de soi… c’est pour cela qu’on n’est pas trop de deux pour s’aimer convenablement. Ne perdons pas notre temps à flatter du marbre. Éliante ! Ma parole, vous avez les mains moites ! Vous vous animez et vous avez l’air de vivre en l’honneur de… cette potiche ?

La jeune femme, l’œil mi-clos, s’attacha davantage au col de l’amphore. Elle pressa ses deux bras autour du bourrelet de cette chair de pierre, s’inclina sur l’ouverture en corolle, baisant le vide :

— Non ! Non ! Vous ne me comprenez pas du tout… mais vous me plaisez assez pour que je vous explique. Je suis réellement amoureuse de tout ce qui est beau, bon, me paraît un absolu, la définition même de la volupté. Mais ce n’est pas le but, le plaisir ; c’est une manière d’être. Moi, je suis toujours… heureuse. Je voulais vous mener ici pour vous prouver que je n’ai pas besoin de la caresse humaine pour arriver au spasme… Il me suffit d’être… — ne me serrez pas le bras ainsi — car je porte en moi le secret de toutes les sciences en ne sachant qu’aimer. J’ai le dégoût de l’union, qui détruit ma force, je n’y découvre aucune plénitude voluptueuse. Pour que ma chair s’émeuve et conçoive l’infini du plaisir, je n’ai pas besoin de chercher un sexe à l’objet de mon amour ! je suis humiliée parce qu’un homme intelligent pense tout de suite à… coucher avec moi… Demain vous ne m’aimeriez plus… si vous m’aimez si peu que cela. En effet, vous ne m’aimez pas, Monsieur. Alors que prétendez-vous m’offrir ? Quelle confiance peuton avoir dans cet homme qui passe ? Vous ne passerez pas chez moi… ou vous resterez. Un frisson ? Ce n’est pas beaucoup pour celle qui est le frisson incarné ! Une flamme ? C’est trop peu pour une qui est toute la fournaise ! Mon mal ? Je l’avoue : je me meurs d’amour, et, comme le phénix, je renais, après avoir brûlé, de l’amour ! Simplement. Ce n’est pas plus étonnant que cela, bien que cela surprenne tous les médecins. Non, je n’ôte jamais ma robe… seulement, regardez-moi… je me meurs !

Éliante, à présent dressée au-dessus du col de l’amphore blanche, se tendit comme un arc de la nuque aux talons. Elle ne s’offrait point à l’homme ; elle se donnait au vase d’albâtre, le personnage insensible de la pièce. Sans un geste indécent, les bras chastement croisés sur cette forme svelte, ni fille ni garçon, elle crispa un peu ses doigts, demeurant silencieuse, puis, l’homme vit ses paupières closes se disjoindre, ses lèvres s’entr’ouvrirent, et il lui sembla que des clartés d’étoiles tombaient du blanc de ses yeux, de l’émail de ses dents ; un léger frisson courut le long de son corps, — ce fut plutôt une risée plissant l’onde mystérieuse de sa robe de soie, — et elle eut un petit râle de joie imperceptible, le souffle même du spasme.

Ou c’était la suprême, la splendide manifestation de l’amour, le dieu vraiment descendu dans le temple, ou le spectateur avait devant lui la plus extraordinaire des comédiennes, une artiste dépassant la limite du possible en art.

Il fut ébloui, ravi, indigné.

— C’est scandaleux ! Là… devant moi… sans moi ? Non ! c’est abominable !

Il se jeta sur elle, ivre d’une colère folle.

— Comédienne ! Abominable comédienne !

Elle s’éveilla doucement, très calme, souriante, les lèvres seulement un peu pâlies sous leur carmin artificiel.

— Laissez-moi donc… Je suis très heureuse, vous n’y ajouteriez rien de meilleur. Pourquoi me faites-vous ces yeux de bête féroce ? Croyez bien que ce n’est pas par vertu que je vous défends de loucher à ma robe… c’est parce que… c’est fini… je vous ai donné ce que je peux montrer d’amour à un homme.

Léon Reille était positivement en train d’oublier qu’il portait un habit, mais elle se dégagea, éclata d’un rire bien franc.

— Ah ! que c’est sot un homme qui ne sait pas regarder aimer. Vous aviez bien besoin d’une leçon. Maintenant, sauvez-vous vite… J’entends mon cocher qui s’impatiente devant la grille.

Et comme il ne s’en allait pas… très vite elle appuya sur un timbre.

Un domestique entra, somnolent :

— Dites à Jean de reconduire Monsieur, car il pleut trop fort pour que je lui permette de partir à pied.

Léon Reille fut obligé de saluer, malgré lui.

— Rideau ! pensa-t-il.