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La Jongleuse/02

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Mercvre de France (p. 35-42).
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II

« Chère Madame et… amie,

Je vous remercie de la leçon très spirituelle que vous daignâtes me donner (un passé défini, bien défini, vous effarera-t-il moins, cette fois, qu’un imparfait ?), il y a juste une semaine, et je viens m’excuser de ne pas avoir envoyé la botte de fleurs d’usage, ou tenté la pieuse visite de digestion, mais, de la leçon si exquise, il résulte, pour votre humble serviteur, des choses tellement désagréables que je juge plus nécessaire de devenir tout à fait… le dernier des goujats !

Oui, chère Madame, je ressens si peu d’enthousiasme pour les vases anciens en forme de jeune fille que j’ai résolu, au lendemain même de mon expédition vers l’impossible, de me guérir de leur souvenir cuisant par un petit voyage au pays des réalités vulgaires. (Entendez, s’il vous plaît, que je me suis jeté à plat ventre dans la noce la plus crapuleuse !)

Je joue, moi, Madame, au milieu de la comédie de la vie, le rôle du pauvre garçon austère, embêté parce qu’austère, ne sortant guère de chez lui que pour fréquenter les salles d’hôpitaux où il palpe toutes les malpropretés humaines capables d’étouffer l’idéal, ce qui le force à demeurer un bien ignoble matérialiste.

Je n’ai pas le temps de voir venir le rêve, que déjà j’ai le désir… de m’en purger le cerveau par tous les moyens que la morale discute, mais que la police tolère.

Je loge au cinquième, près du toit, et j’ai presque la terreur nerveuse d’entendre miauler certains matous, les soirs de carnaval chez les chats, tellement l’exemple, fût-il invisible, me semble contagieux.

Cependant, j’éprouve également la terreur nerveuse des soirées de brasserie, ne fumant pas la pipe, et des rondes à Bullier, ne sachant point danser comme je crois vous l’avoir déjà déclaré. (C’était, mon Dieu, un peu pour ces différentes raisons que je cherchais à m’égarer dans les salons où l’on cause, lesquels sont quelquefois plus hospitaliers qu’aucune autre maison et conservent, malgré leurs grands rideaux fermés, un décor de décence qui vous chatouille suffisamment la fleur bleue !)

Hélas ! j’en suis revenu, de ces fameux salons, écœuré, malade, la fleur bleue plus que flétrie, atteint d’une fièvre exotique, pour ne pas écrire un autre mot, et jurant qu’on ne m’y repincerait pas… autant que l’on puisse jurer… J’ai rencontré chez vous, Madame et amie, une étrange créature qui m’a joué, en plus joli comme style et comme geste, un monstrueux drame d’amour très connu, fatigant surtout pour les spectateurs, intitulé, dans les salons où l’on ne cause pas, la pucelle de Nanterre. J’ose vous révéler ce titre en toutes lettre parce que vous saisirez sa réelle beauté ; cependant, il serait inutile de faire demander ça chez votre libraire. Le brave homme serait capable de vous croire ingénue… ou de se fâcher. J’ai trop le respect, Madame, de votre sévère costume de veuve inconsolable pour vous dire ce qui s’est passé entre cette étrange créature et moi durant une affreuse nuit de pluie ballante. Le lendemain donc, très courbaturé, très indigné contre l’exotisme, je suis allé me promener en les différents endroits où l’on peut rencontrer des veuves consolables… non, des vases de plâtre, soigneusement stuqués, timbrés, ne craquelant point aux nombreux lavages et remplis de complaisance, sinon de fleurs bleues. J’ai fait la connaissance d’une charmante… cruche de Montmartre, blonde, grasse, blanche, — elle a juste ce petit pli de marbre appétissant que vous eûtes la bonté de me signaler, — et elle parle absolument… comme une cruche ! je veux être franc : elle ne sait même bien proférer qu’un mot, toujours le même, celui qui vous rappellera sans doute les caravanes de Tunis. Elle dit : Chameau, et elle le dit ineffablement (quand elle se brûle en humant du potage !) Que voulez-vous ? l’exotisme a perverti mes sens au point que la petite personne de Montmartre me semble chue du paradis de Mahomet, un récipient de pure forme, une amphore céleste, le vase d’élection, quoi ! La première nuit qui suivit celle que vous savez, l’inoubliable, tout a marché (pardon encore du mot) prodigieusement. Au matin, je me retrouvais gai, dispos, léger de tête et de cœur, à telle enseigne que la seule apparition d’un de vos gants noirs et griffus en mon logis m’aurait produit l’effet d’un : Dieu vous bénisse après une copieuse série d’éternuements. La seconde nuit de noce, également passée à analyser les charmes de mon amphore personnelle (payée cher, quoique point unique sur le marché), j’ai commencé à ressentir une petite palpitation sous la mamelle gauche. Je pratique peu la maladie de cœur dans le monde. Je la redoute énormément dans les bras d’une jolie fille, non, les anses d’une jolie cruche parisienne, et comme je suis de mauvaise humeur quand je sens ces palpitations. j’ai jugé bon de me lever pour aller, en chemise, feuilleter mon Dieulafoy. Très salutaire l’étude de la médecine, ô Madame, en ces tristes circonstances ! C’est étonnant combien s’illuminent les problèmes les plus obscurs ! La délicieuse enfant, réveillée par l’intempestive manifestation de mon austérité, se mit tout à coup à pleurer. (Que faire de mieux que de déborder quand on est un vase plein… de candeur ?) Elle déclara que j’avais prononcé en rêve un autre nom que le sien, un nom de femme, et que je la trompais avec une de ses meilleures camarades qu’elle appelle : la Sole normande. J’ai eu beau lui expliquer que ce doux nom d’Éliante (si ridicule entre nous), n’était pas un nom de femme, que ça pourrait tout au plus servir à étiqueter l’une des deux ceintures de chasteté du musée de Cluny ; ma cruche personnelle n’a pas voulu en démordre. Hélas ! potiche mondaine ou cruche naïve, c’est stupéfiant comme les femmes sont subtiles. Sole Normande ! Seule Éliante ! C’est tout un pour elles. J’ai dû subir, alors, le débordement d’un torrent d’injures, m’entendre traiter comme l’animal des caravanes qui transportait, jadis, à travers les immensités du désert, le plus bel ornement de votre salon, Madame. Et cela me rendit vraiment furieux : je n’ai pas la patience des gardiens du sérail où l’on déniche, pour le régal de vos beaux yeux, la sacrée carafe d’amour qui vous désaltère. Après avoir laissé passer tous les chameaux, j’ai fini par envoyer une chiquenaude dans le bourrelet d’albâtre de ma jeune amie de quarante-huit heures, et elle daigna riposter par une gifle capable de flanquer un dromadaire sur les genoux. Ça m’a fait très mal. J’ai gardé la caravane, mais j’ai rendu la gifle. Une bataille en règle, ô Madame et cher professeur ! Des meubles brisés, mon Dieulafoy déchiré, gros livre fort utile, et un jupon de dentelles… (valenciennes fausses) réduit en charpie ! Vous avouerez, que c’est bien du bruit pour un seul nom et quel nom ? (S’il ne date pas de 1830, celui-là !) J’ai dû me séparer de ma cruche personnelle ; car il était impossible d’y verser autre chose que des louis ; tant pour les vraies larmes, tant pour les valenciennes fausses et tant pour les chiquenaudes, égratignures, ayant pu détériorer le petit pot à tabac de mes songes. Je ne garde que les dromadaires comme fiche de consolation. C’est maigre.

Me voici de nouveau seul, austère, embêté parce qu’austère, spleenitique, mûr pour hanter le grand monde avec un visage pâle, des yeux pochés, un goût très prononcé de l’exotisme, c’est-à-dire du repos après la victoire.

Hum ! Victoire ?… Je n’ai fichtre pas envie de me vanter ! La pauvre victoire que celle qu’on remporte en… transvasant.

Je ne vous envoie pas de fleurs. (Est-ce que vous aimez les tubéreuses ?) Et je ne vous ferai point de visite de digestion. (Quel est le jour où l’on peut vous rencontrer chez vous sans nièce au sommeil innocent, beau-frère sourd ou domestique à ressort ?) Mais… j’ai envie de vous revoir.

Et puis, vous savez, je la briserai votre potiche blafarde, je la renverserai votre urne funéraire de veuve hypocrite ! Ce stupide dieu terme qui doit vous rappeler je ne peux pas m’imaginer quoi de malpropre, de honteux, de sans queue ni tête ! Oui, oui, je tordrai ce goulot de fiole puant l’alchimie ! Sacré tonnerre, Madame ! Pensez-vous que j’en resterai là ? Ai-je le droit de demander, d’exiger, l’explication d’une séance de jongleries chinoises ? Je ne vous aime pas, et il est peu probable que je finisse par devenir jaloux d’une cruche tunisienne, seulement, je vous jure que j’irai samedi, vers trois heures, voir s’il y a chez vous un autre homme qu’un vieillard ou un valet de chambre.

Réponds-moi. J’attends… »

Léon Reille.

« Monsieur et cher amant,

Je reçois le vendredi. »

Éliante Donalger.

— Monsieur et… cher amant ! murmura Léon Reille confondu devant le petit carton glacé. Cette femme est folle ! Si je n’y allais pas ?