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La Jongleuse/06

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Mercvre de France (p. 123-133).
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VI

« Je suis comme un petit enfant nu dans un grand vent. J’ai la fièvre, je grelotte, j’ai trop chaud ou j’ai trop froid. Mes lèvres conservent le singulier goût de fruit de votre bouche, et la saveur amère de votre salive se perpétue sur ma langue, me faisant trouver fade tout ce que je mange, m’écœurant puisque rien n’est aussi bon que votre amour.

Je sais, je sens que vous m’aimez. Je veux bien mériter la joie et ne plus chercher à la dérober… Je m’appliquerai à vous suivre :

« Madame à sa tour monte…
Madame à sa tour monte… »

Si haut que je pourrai monter, seulement… voilà, je suis malade. J’ai la fièvre… jaune. Je suis jaloux, j’ai des cauchemars, j’ai des visions ridicules.

(Vous avez, Madame, une étrange façon de fabriquer le café !)

J’ai rêvé, cette nuit, que vous ressembliez à une colonne de fumée. Vous partiez du centre du globe et vous touchiez les nuages. Je pouvais voir le monde entier dans sa forme sphérique. Vous, vous gardiez votre visage en haut de la colonne, un visage de cire illuminé par des prunelles de pierres précieuses, et vous vous balanciez de gauche à droite, de droite à gauche, d’un mouvement rythmique absolument intolérable. Je vous criais des choses que vous n’entendiez pas… ou que vous ne vouliez pas entendre. Moi, je demeurais d’une grandeur normale, tout petit à côté de vous, d’une simple taille d’homme, et vous vous balanciez toujours plus vile, à me donner le vertige. La colonne de fumée prenait la consistance de longs voiles de deuil, cela devenait peu à peu votre fameuse robe noire, celle du bal ou celle des soirées de théâtres, alors on apercevait les étoiles qui brillaient à travers, d’un éclat merveilleux. Je me disais : « Elle veut me faire croire que ce sont des astres, mais je sais bien, moi, que cela s’appelle des applications sur tulle, des paillettes très ordinaires. » Et je me démenais pour vous atteindre comme on se démène, hélas ! dans les rêves, en restant immobile. La colonne que vous étiez, toujours se balançant, finit par tourner, les plis des longs voiles, ceux des robes noires, se confondirent dans une fumée plus noire, plus épaisse, la nuit du monde entier tournait avec vous en giration de trombe, et elle aspirait les nuages, diluait la terre. Je pensais : « Si je tirais un coup de revolver au bas de cette colonne, simplement à poudre, un coup de pistolet d’enfant, elle s’effondrerait parce qu’il est entendu dans les voyages maritimes qu’un coup de canon tiré à la base d’une trombe la fait se résoudre en une salutaire petite pluie. » Seulement je n’avais sous la main aucun revolver ni pistolet d’enfant propre à réduire l’importance féminine. Il me fallait souffrir jusqu’au mal de cœur, jusqu’à vomir mon âme et son superflu, de vous voir me jouer la comédie de la colonne… Mon Dieu, Madame, que je souffrais donc inutilement ! et voici que, fatigué de tourner, votre visage de cire se manifesta plus humain, vos yeux eurent des pitiés charmantes, mais vous étiez très loin, car vous sembliez diminuer dans un recul immense. Et un moment vous fûtes femme, d’une hauteur normale, grande comme une poupée. Pourtant vous me paraissiez vous en aller de moi, vous en aller même du monde, car vous aviez vos petits pieds distinctement posés sur la déclivité du globe. J’étendis les bras en appelant. Votre visage, un lointain petit visage d’agonie, était d’une pâleur transparente, tout illuminé par deux étoiles… puis, les étoiles s’éteignirent, le visage fut mort, paupières closes et bouche tordue, vos pieds lâchèrent la déclivité du globe, et vous disparûtes… complètement. Il demeura la nuit épaisse, fumeuse, un globe qui avait l’air d’un vulgaire globe de lampe en cristal noir. Et les étoiles, à travers l’espace, me firent l’effet d’applications sur tulle. Une chose encore plus fausse que vos robes de fumée.

Madame Éliante, je suis très malade.

Non ; tout de même, je ne suis pas si malade que ça. Je mange et je bois, j’allume des cigarettes. Je vais à l’amphithéâtre. Je lis de gros bouquins. J’ai réduit, hier, la fracture d’une cheville, et, si ce n’est pas tout à fait l’importance de la femme, j’ai regardé cette jambe de demoiselle de théâtre avec un intérêt relatif. Une petite danseuse, marcheuse à la Gaîté Montparnasse qui s’est brisé le pied en sautant le praticable. Vous entendez. ! j’ai son adresse. Ah ! mais, non, je ne veux pas devenir fou ! D’ailleurs, elle est très jolie, toute jeune, beaucoup plus jeune que vous. Maintenant, elle a un drôle de langage…

Probablement, l’habitude que je prends de me faire conter des histoires par une personne de votre connaissance me rend difficile sur le choix des sujets. Je deviens aussi bête qu’un homme du monde, et je suis choque par une faute de français. Vous ayant feuilletée à peine, je sors de mes lectures le cerveau en marmelade. les reins cuisants, jurant qu’on ne m’y repincera plus, et dès que je retombe sur des récits plus simples, je les déclare très ennuyeux, fades comme un rez-de-chaussée du Petit Journal. Je me souviens qu’un de mes amis, grand amateur de poésie nouvelle, me disait : « Entre nous, je l’avouerai que je ne comprends rien du tout à ce que ces poètes-là écrivent… seulement, après les symbolistes, je ne peux plus lire les autres, il me semble que ce sont les autres qui font les fautes de français ! »

Moi, mon cas est plus grave. Après le fruit des lies, je ne peux pas tolérer l’acidulation des pommes. Ces braves Normandes, me font un effet moral désastreux. Serais-je enfin sur le chemin de la sagesse ?

… Causons un peu bouche à bouche, veux-tu. Éliante ? Toi, tu devrais bien lire dans certains auteurs sérieux, point destinés aux femmes, certains chapitres terrifiants concernant les religieuses… Médicalement, les personnes de ton sexe qui se permettent le luxe d’un physique surnaturel, — et il est clair que tu vis comme on jouirait, — finissent par des maladies dont la moins horrible est la danse de Saint-Guy… en attendant qu’elles fassent de la paralysie générale. Si tu tiens à la jolie souplesse de les membres, méfie-toi, et lâche de pécher comme tout le monde.

J’irai même plus loin, si ton serviteur ne le plaît pas, ou qu’il te communique sa propre inquiétude de ne pas plaire, cherche-t’en un autre qui réponde mieux à tes aspirations… mondaines ou théâtrales.

Que diable, je m’engage à te le chercher de bon cœur ! je préfère même cette dernière alternative, je choisirai avec plus de discernement ! Il y a le souvenir de ton mari ? Si tu t’imagines qu’ils ressemblent tous à celui-là ! Non ! Tous les hommes ne sont pas des infirmes. Ton mari (s’il n’était pas mort, le malheureux, j’irais lui tordre le cou avec plaisir) avait besoin de suppléer à l’insuffisance de sa… plastique par un débordement de passion que j’ose qualifier de criminelle, malgré mon mépris des grands mots. Elles sont rudement dépravées ses petites Éliante en cire… et leur sœur aînée est beaucoup trop chaste. Il a déséquilibré un caractère de femme aimante, il a tué le goût du bonheur en loi, pour le remplacer par l’appétit du renoncement. À moins que…

… Mais, j’y pense… La vérité sort quelquefois des bouches de cire… Tu es peut-être cette poupée-là chaste et passionnée, à moitié morte et ultra-vivante, et c’est loi qui, d’un coup de dent féroce, as mangé le nez de ton mari pour lui imposer, ensuite, la cynique obsession de ta personne, soit en effigie pendant les longues traversées, soit en chair et en os durant les escales. Jolie existence qu’il a dû mener, ce Monsieur ! je le plains, je le plains…

Je l’aime ! C’est loi qui as raison. Tu as raison lentement, petit à petit comme un oiseau fait son nid…

Et tu fais ton nid dans ma raison, je le sens qui arraches ici un brin de laine, là un brin de soie, plus loin un de mes cheveux… Tu arracheras tout ! Je serai bientôt un petit enfant nu dans le grand vent d’hiver… et aucune femme, laide ou belle, ne voudra plus me réchauffer dans les plis de sa jupe !

Tu as raison parce que ce que nous demandons aux maîtresses de nos vingt-deux ans, c’est un peu plus que l’apaisement sexuel. Si tu t’étais donnée le premier soir, j’aurais eu le lendemain la tristesse de songer que… c’était pareil, tout en ayant la normale envie de recommencer… pour en finir plus vite. À présent, tout s’est bien passé avec d’autres… la seule que je veux, c’est toi, non pas pour une nuit, mais pour la seule nuit de l’amour unique, celle qui recouvre toute la terre d’un seul battement de son aile noire. J’ignore si je t’aime vraiment, mais j’aimerais à mourir dans tes bras pour être bien sûr d’y rester… (Par exemple, pas de cercueil à trois, hein ? Que ce mari néfaste ne me prenne plus la moitié de ma place. Traduction libre ! Offre-moi une concession perpétuelle… mais dans un cimetière où je lui défends de fourrer son nez.) As-tu pensé à ceci : le squelette de ton mari est semblable à tous les squelettes, et la blessure de son visage s’efface sous une même patine d’horreur ? Creuse-moi cette idée ! Il a un squelette comme n’importe qui ! Je ne veux pas t’offenser de mes plaisanteries de carabin, ma belle chérie. J’ai du chagrin à avaler que j’essaye de me doser… sans sucre ! Toi, tu as un lit qui ressemble aux œufs de Pâques, c’est plein de surprises, tu peux changer de coussins brodés, tu peux varier la dentelle de tes draps, et tu dors là-dedans comme ces enfants gâtés qui retrouveront, au matin, les bonbons de la veille, avec cette différence qu’ils ont augmenté. Moi, je m’endors la bouche salée de mon chagrin. J’ai beau en sourire et le dévorer silencieusement toute la journée… toute la nuit… Au matin, il est le même… avec cette différence qu’il augmente, imitant les bonbons, le sucre en moins !

De ma fenêtre, Éliante, je vois un décor funèbre plus déroulant que la concession perpétuelle. J’ai laissé tomber ma plume tout à l’heure pour m’aller chercher un mouchoir, parce que j’avais l’envie très prosaïque de me moucher, et j’ai regardé dehors. Je t’ai dit que je logeais au cinquième ? Eh bien, je vois d’ici le Luxembourg, et cela me donne l’exacte reproduction d’un parc abandonné, un parc très ancien que j’ai déjà contemplé au Louvre dans une galerie de vieux paysages. Les arbres sont Louis XIV, car les arbres ont des styles, donc la nature est une truqueuse, les bassins et les escaliers de marbre se comblent, encombrés de feuilles sèches, le ciel est si noir, tout autour de la lividité des terrasses, qu’on y devine des choses plus noires encore ; j’aperçois, derrière le groupe de la Maternité, une femme qui marche, plus grande que le groupe, plus obscure que les reines du fond et plus vague que de la poussière soulevée par le vent.

La femme est bien dans le paysage Louis XIV, mais elle est absente du Luxembourg… je l’y revois, là-bas, elle descend l’escalier toute seule.

Éliante, mon aimée, tu te promènes dans l’automne d’un monde… et j’arrive pour l’aube de l’autre monde ! Au nom de l’art, de l’amour des formes, des couleurs, de toutes les grâces muettes ou parlantes, retourne-toi, ne descends pas l’escalier pourri de feuilles mortes… fais-moi un signe. Les jeunes hommes de demain veulent se souvenir de toi ! Je le prie de me choisir en qualité d’interprète. Non, ce n’est, en effet, ni le respect de la Maternité, groupe de marbre, ni le désir de la vie quotidienne qui m’attire vers toi. Je viens te demander ma part de volupté pour leur affirmer, plus tard, devant des tables de dissection, la fécondante joie du rêve… quand j’aurai cessé de rêver.

Car, il en est, n’est-ce pas, des femmes qui ne tuent pas la chimère ? On peut espérer qu’il y a autre chose, dis, que l’éternelle déception du matin ? Si ta bouche est parfumée comme un fruit inconnu, ta salive est amère comme des larmes que je connais… et je le défends moi, médecin, d’emporter ton secret avec toi ! »

Léon Reille.

(Carton blanc, moiré d’azur.)

« Mme Éliante Donalger prie M. Léon Reille de lui faire l’honneur d’assister à la matinée dansante qui aura lieu chez elle le 5 janvier.

On jonglera au piano. »

E. D.