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La Jongleuse/05

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Mercvre de France (p. 83-122).
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V

Léon Reille, en poussant la petite grille du jardin, se sentit défaillir.

C’était un beau jour d’hiver, un jour de Noël. On entendait partout sonner des cloches dans l’immense ville, des cloches folles qui battaient les airs de leurs coups d’ailes sonores comme de robustes oiseaux se précipitant du haut du ciel à une curée de blé répandu. Et c’était toute la terre, ce pauvre petit jardin plein d’une ombre mystérieuse, cette pauvre terre glacée, fleurissant du givre après avoir fleuri des corbeilles de beauté rare. Mais le soleil brillait sur le givre, les cloches bourdonnaient en une atmosphère d’espoir, elles battaient joyeusement le cerveau de l’homme et en faisaient fuir sa raison, l’éparpillaient aux quatre vents. Noël ! Noël !… Alors qu’on n’espère plus, on espère toujours.

Léon avait acheté, pour ce jour de fête, un pardessus très élégant et un chapeau sans ressort, un chapeau plus à la mode. Il ne voulait pas se montrer le mendiant d’amour, mais le maître, celui qui parlerait très haut. Il dirait…

— Enfin, qu’est-ce que je viens chercher ici, songeait-il, pendant que son pas nerveux faisait craquer le gravier et qu’il escaladait résolument les trois marches du perron.

Il leva la tête, aperçut Éliante, debout, les mains tendues, dans la salle à manger verte, cette pièce d’un vert de saule argenté où il avait déjà soupé une nuit. Éliante s’avançait à sa rencontre, blanche comme un ange, elle allait à lui hospitalière, en maternelle femme qui sait bien pourquoi son ami d’amour est venu ce saint jour de Noël, durant que sonnent éperdument les cloches de la délivrance, les robustes cloches de la folie humaine ! Et, derrière elle, flambait un bon feu, le couvert était mis.

— Madame, dit-il, d’un ton très froid qu’il préparait depuis le seuil, je ne vous offre pas mes hommages, je viens pour me fâcher, alors je trouve inutile de vous accabler de mes prévenances avant de vous accabler de mes reproches. (Il ajouta, tressaillant un peu) : Tiens ! vous êtes en blanc ? C’est étrange. Je vous croyais une veuve inconsolable ? Mes compliments, du reste, le blanc vous va fort bien.

Éliante portait une longue robe de chambre de velours ivoire, ornée de dentelles rousses, elle avait sa coiffure de bal, son bonnet de cheveux unis tordus en casque bas, cime d’une grosse épingle de corail curieusement travaillée. C’était plutôt une fleur qu’un bijou, une fleur rouge d’aspect dur, et des perles d’or s’égrenaient dans sa corolle, en gouttes de soleil. Peu fardé, le teint d’Éliante paraissait plus blanc des reflets de vieil ivoire qu’elle charriait autour d’elle, et son buste impeccable s’accusait, sans un pli, sous le velours du corsage drapé sans une coulure.

— Je crois qu’un enfant nous est né cette nuit, n’est-ce-pas, dit-elle, en riant d’un rire tranquille, car ni l’un ni l’autre nous n’avons la mine de gens qui ont fait le réveillon.

— Vous vous trompez, Madame, riposta Léon, de son même ton cérémonieux. Je sors au contraire d’une noce prolongée, ce qui m’a permis de me trouver dans la rue à cette heure et du côté de chez vous. De quel enfant est-il question ?

Elle referma la porte, laissa tomber les soieries vertes qui tamisaient un si tendre jour couleur d’eau de source.

Léon jeta son chapeau et son pardessus sur une chaise, avec un geste de rage.

— J’ai donc bien l’aspect d’un petit imbécile ! Est-ce cela que vous voulez me dire ?

— Non, je voulais dire que nous avions conçu tous les deux cette nuit, peut-être sans le savoir, vous au milieu d’une noce d’étudiants, moi en rêvant dans mon lit, un autre dieu que celui dont s’occupent ordinairement les mortels. Maintenant, ne me répondez pas tout de suite. Il est désastreux de se fâcher à jeun ! Mettez-vous là, devant ce feu qui n’est pas trop ardent, je vous assure, chauffez-vous et laissez-moi vous servir, nous serons libres, malgré toutes les attitudes serviles qu’il nous conviendra de prendre, car nous sommes bien seuls, en ce moment, dans le monde. Missie est allée à l’inauguration d’une crèche populaire, mon beau-frère l’accompagne. Moi, je vous attendais.

— Ceci est violent par exemple, gronda Léon, qui dégantait ses mains fiévreuses. Vous m’attendiez, chère Madame ? Vous auriez bien pu recevoir un dernier télégramme sans fleurs. À cette noce d’étudiants, les femmes ne manquaient pas, je vous assure !

— Oh ! s’écria Mme Donalger gaiement, quatre télégrammes, dont une lettre, pour affirmer une seule visite, c’eût été beaucoup, mon petit ami chéri, puisque vous seriez arrivé à l’heure tout de même. Quant aux fleurs, je vous remercie. J’ai justement sur ma cheminée de superbes roses de Noël qu’un de vos camarades, réveillonnant avec vous probablement, M. Léon Reille, m’a envoyées vers minuit… histoire de me prouver qu’il pensait toujours… aux filles du quartier latin. Regardez, elles sont aussi blanches et aussi belles que ma robe ?

Léon Reille se mordait les lèvres. Comme il n’avait pas de moustache, on devinait facilement le sourire pointant dans la cruauté de la morsure. Pourtant, il souffrait, ses yeux eurent des lueurs d’orage, ses mains nues se crispèrent.

— Je viens… Il faut que je m’explique… je ne veux rien manger, entendez-vous ! Madame, vous me prenez décidément pour une potiche à vendre ?… Éliante ! Tu n’as pas honte, dis ?

Et il la toisa, la bouche mouillée d’une salive rose, luttant contre le désir frénétique de sauter dessus ne fût-ce que pour la battre, mais espérant vaguement qu’elle allait tomber dans ses bras.

Elle demeurait calme, gracieusement mondaine :

— Je n’ai nulle honte d’aimer, mieux que les vaincs grimaces d’un amour vulgaire, un homme qui ose… sans s’occuper des résultats possibles. Vous ne me connaissiez pas quand vous me suiviez le long des rues de mon quartier perdu avant de m’avoir suivie le long des salles de bal ? Et vous me cherchiez discrètement, âprement, comme on cherche la joie suprême. Vous ne me connaissiez pas quand vous avez dit à une fille qui dut disparaître sous la puissance du verbe, que… vous me préfériez. La foi débute ainsi… on suit en aveugle, et l’on trouve… Petit Léon d’amour, vous épouserez ma nièce.

Elle éclata de rire.

— Non, je n’épouserai rien du tout ! Donnez-moi à boire, j’étrangle ! Et j’ai peur de vous injurier trop haut ! enfin, voyons, Éliante ! j’ai relu votre lettre attentivement avant de venir. Quelle est cette nouvelle comédie, et quel symbole, noir ou blanc, dissimule-t-elle ?

— Aucun symbole, je ne peux ni ne veux vous épouser, alors je vous propose une éternité sous une autre forme… puisque volontiers vous pratiquez l’erreur sur la personne…

— Ne plaisantons plus ! Vous m’aimez, vous, Éliante ? Vous m’ai-mez ?

Il appuya ses coudes sur la table servie et la regarda fixement, s’efforçant de conserver son sang-froid.

Entourée de la féerie nuptiale de sa robe, elle avait l’air très jeune, et ses bras s’apercevaient dans les manches larges du peignoir, ses bras plus blancs sous la doublure de soie jaune. Ils étaient petits comme ceux d’un enfant, ni maigres ni potelés, seulement petits, éveillant une idée de gaminerie, et ses petites mains puissantes couraient, en personnes à part, portant des jupes garnies de dentelles, furetant autour des objets, créatures toujours en émoi. Les prunelles de Léon se dilataient peu à peu à suivre la danse de ses mains légères, si peureuses, perpétuellement fuyantes, et l’ironie sanglante de sa bouche finissait par se fondre en un réel sourire d’espoir.

— Éliante, regardez-moi, au lieu de déboucher ce flacon ? Non, vos poisons ne m’enivreront plus ; j’ai bien réfléchi cette nuit. Il faut que vous m’apparteniez d’abord… nous causerons après. Voilà mes conditions. Le reste, je m’en moque !

Elle lui versa du vin ambré dans son verre et choisit de l’eau pour elle-même.

— Ne me faites pas de mai inutilement, dit-elle, retirant sa main des siennes. Nous ne sommes pas ici en voiture ! Oui, je vous regarde, oui, vous êtes un fort joli garçon, de masque sérieux, de traits purs, difficile à faire grimacer, aux yeux qui se voilent comme s’ils allaient pleurer, et vous ne pleurez jamais, n’est-ce pas, vous êtes trop orgueilleux ? Mon ambition serait de vous voir pleurer d’amour…

Elle soutenait le heurt de ses prunelles fixes sans aucune gêne apparente et semblait dévisager en lui autre chose que lui.

— Je suis fatigué, fit-il très bas, ses paupières subitement closes, je n’ai pas envie de mourir de chagrin, mais j’ai sommeil, vous ne me faites pas peur, puisque vous m’attirez toujours, vous m’humiliez, seulement, Éliante, je n’ai rien à vous donner que moi-même, prenez-moi et ne continuez pas à me faire l’aumône. Je souffre à la fin, c’est beaucoup trop long, ces préambules, je ne pleure jamais, en effet… vous n’aurez pas ce plaisir. Je ne comprends pas qu’une femme puisse demeurer ainsi sans émotion physique sous le regard d’un homme qui la veut… Vous êtes odieuse, sinon ridicule.

Quand il ouvrit les yeux, Éliante était à genoux devant lui et la traîne de sa jupe blanche s’incendiait de tous les reflets du feu comme une grande opâle. Elle était bien sur les deux genoux, ses deux petites mains jointes.

— Je veux, dit-elle, d’une voix très douce dont la douceur contrastait avec la violence de ses paroles, je veux que vous sachiez ce que je sais, que vous alliez aussi loin que moi, j’exige et j’ai le droit d’exiger que vous me choisissiez comme je vous choisis. Il faut que vous m’appreniez avant de me prendre ? et si vous êtes déjà fatigué, il faut me permettre de vouloir à votre place !

Léon se pencha sur elle.

— Donne-moi ta bouche, au moins ?

— Vous ne saurez pas m’embrasser. J’ai peur, moi, des gestes inutiles. Se sont eux qui gâtent tout.

— Tu es malade ? Tu as une infirmité quelconque ?… je te déclare que je suis prêt à ne rien voir. Il me faut loi. Je ne serai tranquille que lorsque je t’aurai… (Comme elle détournait la tête, il la dressa sur sa traîne en la prenant par la taille.) Je ne peux traduire votre résistance, Éliante, que par un désir de viol. Franchement je n’ose plus m’y résoudre. Ce ne sont pas mes mœurs. Je devine en vous un instrument de perdition, et ceux que vous avez tenus du bout des pinces menues de vos cils ont dû passer un mauvais moment… avant. Mais, après… ce doit être très drôle… Ah ! les chemineaux qui étranglent leurs bergères… simplement parce qu’elles résistent… ils ont raison… Réponds-moi ? Tu désires qu’on te viole ? Qu’on te tue ? Je n’aurais pas pitié de loi !

Éliante souriait :

Je suis déjà morte.

— Pourquoi ?

— Je vous l’expliquerai tout à l’heure. Déjeunons d’abord, dites, je vous en prie ? J’étais si heureuse de vous sentir près de moi et vous vous éloignez…

— Soit, déjeunons… parlons de la pluie, du beau temps… parlons de tout excepté d’amour, alors !

Ils s’assirent, chacun de leur côté.

Éliante découvrit une jatte d’argent où tremblaient des œufs sur une purée odorante.

— Aimez-vous cela, mon petit ami chéri ? Ce sont des œufs frais.

— Je vois bien, dit Léon haussant les épaules, des œufs frais fort ingénus, des œufs de mère poule sur la purée de ma cervelle bouillie, car je commence à devenir fou… oui, j’aime cela ; se dévorer soi-même, faute de mieux, est un passe-temps.

Elle lui offrit les mignonnes petites salières.

— Safran ou cumin ?

— Nature ! dit-il brusquement en tordant sa serviette.

Ils mangèrent.

— Léon, demanda-t-elle, de sa voix affectueuse, qui êtes-vous ? Moi, je ne vous connais pas. Je vous rencontre seulement.

— Je ne suis personne. S’il vous agrée cependant de savoir que je représente le fils d’un brave notaire de province, j’avoue ? Mes parents sont des égoïstes, qui veillent à ce que mon souvenir ne les dérange pas. Ils demeurent à Dôle, une ville ancienne et paralysée. Madame Reille, ma mère, est une dévote, muette, sans tendresse pour les enfants qui jouent sur le mail, devant ses fenêtres. Monsieur Reille, mon père, doit vaguement faire la noce avec des petites bonnes, quand il en trouve d’occasion. Ces gens me sont indifférents. Je leur écris pour leur faire part de mes progrès dans l’art d’assassiner en douceur, et je suis déjà un vieil étudiant. Dès que je serai médecin, l’année prochaine, ou l’autre, ils cesseront de m’envoyer ma modique pension. Ils n’ont qu’un fils, mais c’est leur ennemi, l’ennemi de leur bourse. Ils sont avares ! Quand je pense à eux, ce qui m’arrive dans mes mauvais songes, ils me font peur. L’avarice, c’est une porte fermée, on ignore ce qui se passe derrière, et avant d’y frapper on éprouve une angoisse.

— Vous retournerez en province une fois médecin ?

— Non. J’essaierai de vivre ici, ou je m’en irai aux colonies, étudier la peste pour me… consoler.

— Les colonies ! Une île chaude… beaucoup de fleurs et la mer qui ronronne autour. Des palmiers, des grands palmiers et la permission de courir nue sur le sable. Léon, c’est mon rêve, à moi, d’aller vivre aux colonies !

— Vous êtes libre, Éliante.

— Il faut que je marie ma nièce, que j’enterre mon beau-frère… On n’est libre qu’en tuant tout le monde… c’est un peu vrai.

— Sauvons-nous tous les deux.

— Vous m’épouseriez malgré… les treize ans de différence ?

— Je crois que oui… mais pas malgré la fortune. C’est votre situation qui me fait le plus jeune.

— Vous avez raison.

Comme il souriait, elle ajouta :

— Vous voyez bien que nous nous entendons à merveille, mon petit ami d’amour.

Il fronça les sourcils :

— Ne parlons pas d’amour, sinon je me fâche.

Elle lui prépara, dans une assiette de cristal, des tartelettes de frangipane qu’elle fabriquait elle-même. Elle prenait des petits bateaux de pâte feuilletée et y introduisait une crème jaune, onctueuse, d’un parfum plus rapproché de l’essence pour mouchoir que d’une odeur de pâtisserie, puis elle saupoudrait le tout de vanille.

— C’est infâme et joli ce que vous faites, Madame !

— Mais c’est délicieusement bon, cher Monsieur. Coûtez !

Elle lui tendit une tartelette, qu’il lui mordit jusqu’aux doigts.

— En effet, cela sent le savon, déclara-t-il de mauvaise humeur.

— En voulez-vous encore ?

— Merci.

— Maintenant nous irons boire notre café chez moi.

— Devant le grand sucrier tunisien ? Excellente idée, chère Madame.

— Non, dans ma chambre à coucher. Vous ne connaissez pas l’endroit où je dors… quand je dors : et je veux vous en faire les honneurs… puisque vous êtes mon amant.

Léon Reille eut un frisson. Cependant il commençait à s’habituer au singulier langage de cette créature si ardente et si glacée.

Ironiquement, il lui offrit son bras.

— Vous me comblez, ma chère… maîtresse !

Le jeune homme ne songeait plus à la violer. Boudant pour la forme, presque gai intérieurement, il se décidait à garder tout le décorum permis. C’était bien une aventure unique. Sa simple vie d’étudiant ne lui en fournirait pas beaucoup de ce genre, et le pire qui pût lui arriver fût qu’elle se mît à brûler elle-même pour le bon motif. Il se trouvait dans le délicieux état de l’homme qui ne cherche plus à boire parce qu’il est déjà un peu gris, mais pas assez pour ne plus oser boire. Il attendrait l’occasion. Cet esprit de femme, pimenté comme une liqueur de ses îles chaudes dont elle rêvait tout haut, l’amusait énormément. Il avait franchi une barrière, laissait derrière lui l’attirail du convenu amoureux, cette galanterie banale qui force le Monsieur à prendre un aspect pantelant, un brin ridicule quand on lui résiste au nom d’une vertu également de convention. Elle lui déclarait tous les droits… sauf celui de les exercer. Il restait le maître, l’attendu, le dominateur. Elle s’agenouillait devant lui, proférait des paroles magiques, répandant le parfum puissant et troublant d’une incantation, et, malgré son attitude servile, elle demeurait bien, en effet, la maîtresse, celle qui enseigne l’amour.

Ils se dirigèrent du côté opposé au salon vieux-rose, où trônait, mystérieusement fantômal, ce vase blanc dont le souvenir humiliait encore Léon. Éliante ouvrit une porte sous une autre draperie vert d’eau.

— Depuis la mort de mon mari, dit-elle d’une voix contenue, aucun homme n’est entré ici, pas même mon beau-frère.

Il n’en crut pas un mot et railla :

— Flatteuse !… D’ailleurs, puisque vous ne me prenez pas pour un homme.

Cette chambre, vaste et sombre, avait un air de temple. Les fenêtres donnant sur le jardin, étaient au nombre de trois, jaunes et ovales comme des pierres précieuses, des topazes taillées en miroir d’Archimède, à facettes larges comme des vitres ; elles ne donnaient point de jour, mais du soleil, qu’il y en eût ou qu’il n’y en eût pas dehors, une espèce de soleil trouble mêlé d’une fumée d’incendie. Sur les murs de longues peaux de bête pendaient, encadrées par des bandes claires de drap d’or, une étoffe épaisse moitié soie, moitié métal, qui lançait des rayons aigus dans les fourrures et les lustrait d’un reflet flambant. Lions et panthères, ours bruns et ours noirs, alternaient, présentant chacun leur tête au centre du panneau, des têtes bien mortes, aux yeux clos, aux gueules fermées, ne perdant pas leur expression naturelle à montrer les horribles crocs artificiels des descentes de lit pour rastaquouères.

Il y avait un lion dormant sur ses deux pattes croisées, ses paupières noires baissées qui devrait être terrible, vu au crépuscule, car il ne paraissait vraiment qu’endormi. Des armes se croisaient au-dessus ou au-dessous de ces têtes mortes, des armes sauvages, curieuses.

Par terre un tapis de Smyrne rouge, d’un rouge groseille, vineux, aux dessins violâtres, presque noirs, étalait une mare de sang ou de vendange qu’on foulait avec une certaine appréhension des rejaillissements possibles. Et des meubles noirs, tout étincelants de ferrures ouvragées, d’incrustations d’or ou de nacre, rutilaient dans l’ombre des angles ou des draperies. Des colonnes d’ébène cerclées de bronze, d’argent, de bracelets de marbre, portaient des idoles bizarres, depuis le traditionnel bouddha, levant deux inflexibles doigts, jusqu’au dieu-serpent des Océaniens, branchu et touffu comme un arbre. Sous un dais de mousseline indienne, une soie de Brousse aux nuances irisées, changeantes, tantôt d’un bleu d’azur très fin, un bleu de ciel français tirant sur le vert, tantôt d’un bleu sombre constellé d’astres roux, un amas de coussins bariolés et des satins pâles formaient le lit. Cela ressemblait davantage à un grand œuf coupé, un œuf de laque blanche tout plein de friandises joyeusement colorées et papillotées de dentelles. En face du lit se dressait. sortant d’un pouf de cygne, un divan circulaire entièrement revêtu de ce miraculeux duvet, un Éros noir, une antique statue de marbre, verdie aux contours, sans doute restée fort longtemps exposée aux morsures du vent et aux larmes de la pluie. Cet Éros avait dû, jadis, tenir un arc de métal, mais son bras droit, replié à la hauteur des yeux, n’exhibait plus qu’un moignon ; la main était partie avec la corde tendue, et le bras gauche manquait totalement. L’enfant, à la fois lamentable et farouche, faisait resplendir des prunelles d’émeraudes serties en deux camées blancs et il ouvrait, grands, au milieu de sa face nègre régulièrement féroce, des yeux d’une réelle existence divine.

Léon Reille recula en présence du gamin nu qui semblait le menacer de son affreux moignon.

— Oh ! fit-il, c’est horrible ! Je préfère la potiche. Au moins elle est aveugle. Celui-là doit vous voir telle que vous êtes.

Éliante se mit à lire.

— Il me voit certainement, mais ne peut guère me toucher.

Léon serra contre lui le bras de sa compagne.

— Pourquoi m’amener ici ? Toutes ces belles choses me sont hostiles. Nous sortons d’un petit jardin couleur d’espérance pour entrer dans une caverne où j’étouffe.

— Je te veux ici chez toi ! dit-elle tranquillement.

C’était la première fois qu’elle le tutoyait. Il eut un nouveau frisson. Un douloureux vertige l’enveloppait, et il avait envie de rire.

Rien n’est fictif comme un décor, mais si ce décor ne possédait pas d’envers, il ne serait pas prudent de s’y promener en simple curieux, et, à errer dans ce faux temple des tropiques, Léon s’enivrait de sa chaleur étrange, tout artificielle, y perdait sa personnalité, devenait un héros de légende.

Il aspira fortement l’air saturé d’un parfum tour à tour fruit et fleur comme cette femme tour à tour vieille et jeune.

— Tu es folle, Éliante ! Ou tu es terriblement vicieuse, murmura-t-il. Pourtant… oui… je suis heureux de la comédie que tu me joues. Je ne redoute plus que le réveil. J’essaierai donc de me compliquer. Qu’exiges-tu de moi en ce moment, dis ?

Câlin, il se baissa, s’empara de la traîne blanche de sa robe, et se roula dessus, un peu honteux de se trouver à la merci des flèches. Elle essaya de lui retirer le bas de sa jupe, souriant toujours.

— Je veux que vous m’écoutiez… Quand les enfants ne sont pas sages, on leur raconte des histoires.

— À dormir debout, hein ? Moi, je me couche, j’en ai assez de faire le monsieur correct. Si je ronfle, tu me tireras par la manche… Éliante, le tapis sent le fauve ? Dieu, que c’est drôle ! Ça sent le fauve et, en l’air, ça sentait la poudre de riz. Je perds la tête ou nous sommes dans le rêve des îles lointaines !

Étendu à ses pieds, tout noir dans ses vêtements de jeune homme sérieux, il formait bien le pendant de l’Éros nu, et chaste, à cause de la noirceur du marbre.

Il ne dormait point, l’œil en arrêt sur le blanc gibier d’amour, prêt à bondir pour l’étrangler si elle essayait de se dérober trop lâchement. Se déroberait-elle encore ? Où était-ce réellement lui, le gibier que guettait l’arc invisible du cruel chasseur ?

Elle voulait jouer ? On jouerait… aussi cruellement qu’elle voudrait, mais il n’avait point les mains coupées, lui ! Cela finirait mal.

Éliante s’assit sur le pouf de cygne, redevint grave :

— Ma chambre, dit-elle, est telle qu’elle existait il y a cinq ans, à bord du Saint-Maurice, le grand navire que commandait mon mari. Imaginez-vous tout cela, chéri, amoncelé dans une cabine relativement trop étroite, éclairée par un hublot, une cabine ovale comme l’œuf de mon lit, et chaque fois qu’on descendait à terre on revenait chargé d’un butin fantastique : des idoles, des peaux de bêtes, des meubles rares, des verroteries ou des pierres très précieuses, des armes empoisonnées, des fruits fabuleux, des fleurs sauvages. On entassait cela chez moi sans ordre, sans soin d’aucune sorte. Ce n’était pas toujours propre, ce que l’on me rapportait, cela sentait l’huile rance, beaucoup plus l’huile rance que le vétiver. Lue affreuse odeur d’huile de coco dont tout est imprégné dans les pays des tropiques et tout ce que l’on touche vous enduit d’une graisse particulière. (Elle flaira ses mains.) J’ai beau vivre à Paris, quand je me souviens, mon cœur se soulève ! et puis c’étaient des cargaisons d’épices, des outres de vins, des jarres de liqueurs spéciales que l’on faisait voyager avec nous pour leur donner ce que les marins appellent le goût de la mer. Jamais mon mari ne trouvait ma chambre assez remplie, assez riche. Il dépensait des sommet folles pour collectionner des choses qui s’abîmaient, se gâtaient, et qu’il fallait jeter à l’eau avant de rentrer en France. Il aimait surtout les idoles… tous les bouddhas que vous voyez ici ne sont pas les plus… originaux ? (Elle hésita.) Et il y a mes fameuses robes, une collection unique de costumes orientaux faits pour moi, sur mesure. Et la collection des ivoires… il faut que je montre tout, n’est-ce pas ? (Sa voix s’éteignit brusquement. Léon la contemplait d’en bas, étendu sur les flots blancs de sa jupe, il avait posé son menton sur ses paumes, et il ne la quittait plus des yeux. En désirant connaître un autre homme… que mon mari, reprit-elle, je dois à cet homme tous les aveux… il sait déjà qui je suis, je veux qu’il connaisse également celui dont le seul souvenir pourrait me défendre l’amour…

— Éliante, interrompit Léon, un peu inquiet, vous parlez… chinois ! Vous embrouillez là des sentiments n’ayant rien de commun. Avez-vous aimé votre mari, oui ou non ? Est-ce à son souvenir que vous désirez rester fidèle ? Quel homme voulez-vous connaître en moi ? Je vous ai dit ce que j’étais : pas grand’chose ! Vous, vous êtes une adorable créature, très perverse probablement, cela me ravit aujourd’hui : si demain je m’en mords les doigts, sous n’importe quel rapport, soyez assurée que ce ne sera pas à vous que je m’en plaindrai ! J’ai pénétré dans le temple, je ne tiens pas à en sortir. Êtes-vous donc plus petite fille que Missie ? Et que diable, madame Éliante Donalger, ne sauriez-vous pas, au point de vue de la pratique, ce que votre nièce déclare savoir très bien en théorie ? Monsieur Donalger vous aimait passionnément, je m’en doute. Vous ne lui rendiez guère son amour, ce n’était pas un crime parce que vous étiez trop… jeune pour lui. À présent, la coupe déborde… cela vous lasse d’être veuve… tendez-la-moi, cette coupe, soyez tranquille, je me charge de l’épuiser ! J’ai une soif capable de mettre un océan d’amour à sec. Alors l’histoire de la potiche n’était donc pas une comédie ? Vous auriez voulu réaliser ce joli rêve de demeurer chaste… en demeurant amoureuse ? Cela donne des attaques de nerfs, madame ? Il était très bon, très généreux, ce mari, vous comblant de cadeaux, satisfaisait tous vos caprices, et, vous, fillette pauvre, sortie d’un couvent triste, vous aviez le remords de ne pas satisfaire entièrement cet homme-là ? Est-ce que je devine ? Vous lui devez tout, et vous pensez lui devoir aussi l’éternelle fidélité. Je crois, ma belle Éliante, que vous exagérez. On n’aime pas sur mesure, la vraie passion ne s’endosse pas comme une de vos robes orientales. Cet homme pourrait être le meilleur des mortels, vous n’étiez pas forcée de l’adorer pour sa seule générosité. Montrez-moi donc son portrait avant les autres choses, voulez-vous, mon… amie ?

Éliante se leva. Il s’aperçut qu’elle souriait, maintenant, d’un sourire étrange, et les petites rides qui mettaient sa bouche fine entre deux parenthèses se creusaient singulièrement.

— Oui, dit-elle d’un ton sourd, je vais vous le montrer. J’aurais dû commencer par là.

Elle se dirigea vers un grand cabinet incrusté de nacre et d’or, un meuble de laque sombre aux reflets d’étoiles, séparé en deux corps par une étagère bistournée imitant un escalier de pagode tout encombré de bibelots. Le vantail gauche représentait des monts de glace illuminés par une aurore boréale. Éliante fit grincer une clé, les monts de glace disparurent, s’abîmèrent, et du feu sembla jaillir de l’intérieur du meuble, qui était doublé de cuivre rouge. De ce sanctuaire fulgurant, elle relira un porte-feuille de maroquin mauve, l’ouvrit, et l’étudiant en médecine ne put s’empêcher de remarquer que le portrait du défunt se trouvait à l’abri des indiscrétions comme une pièce anatomique.

Léon se dressa sur les genoux, s’accoudant aux genoux d’Éliante. On allait enfin lui présenter ce mari dont le souvenir enchantait toujours sa veuve ; l’autre homme, l’ennemi mort de l’amour naissant.

Mme Donalger posa devant lui une grande photographie, une tête d’officier, coiffée du képi bas et galonné des marins, les joues ornées des traditionnels favoris, le col raide, une tête de quarante-cinq ans, dont les yeux paraissaient doux, des yeux d’amant de l’eau très contemplateurs, mais, malgré les précautions du photographe, qui avait placé son personnage sous un velum de colonnade antique, le défaut de ce visage s’apercevait tout de suite et retenait le regard de telle façon qu’on ne s’occupait guère du reste.

Le commandant Donalger avait eu la moitié du nez emporté, soit par un coup de fusil ou de sabre, soit par un accident de machine, une chaudière ayant éclaté près de lui.

Léon fit un geste de pitié.

— Le malheureux ! murmura-t-il.

— Cela ne se voit pas beaucoup sur ce portrait-là, dit-elle de son ton sourd, les mains un peu tremblantes. Il y en a un premier que l’un de ses camarades avait dessiné à bord, lors de l’accident… celui-ci.

Et elle lui passa une feuille de papier jaunie où se reproduisait la même tête, seulement, cette fois, tout à fait horrible. Cela ressemblait à une charge, à quelque macabre plaisanterie. La face, imberbe, exhibait un sanglant tronçon où les cartilages se distinguaient formant l’entrée des narines, qui n’existaient plus qu’à l’état de bouillie. Stoïquement, les lèvres souriaient, intactes et railleuses, essayant de porter beau ce masque épouvantable, se moquant de sa hideur, n’ayant même pas l’air d’en souffrir. Ce marin-là était plus blond, plus pâle, que le personnage officiel de la photographie, mais, ses yeux, copiés, sans les trucs de la retouche, conservaient une effrayante expression de ruse féline. Si ce Donalger plus jeune était réellement un homme brave, il devait dissimuler certaines cruautés de caractère, au fond de son courage, lui interdisant d’être un brave homme.

Léon Reille conclut simplement : — Pauvre Éliante !

Par pudeur ou par dégoût, elle referma l’écrin sur les deux têtes.

— Pourquoi garder… le premier ? questionna Léon n’osant pas s’attendrir davantage.

— C’est lui qui me l’a donné. Il me disait souvent : « Quand je serai loin, tu me verras ainsi, et quand je reviendrai tu me trouveras moins laid. » Il n’avait jamais voulu se faire mettre aucun appareil sur sa cicatrice : « Puisqu’on doit fatalement enlever un faux nez, j’aime mieux demeurer effrayant qu’être ridicule, ne fût-ce qu’une minute. Un homme effrayant n’est pas ridicule », me répétait-il, et je crois qu’il avait raison.

— C’est, en effet, d’une profonde psychologie, cependant vous auriez sans doute préféré… le faux nez, vous, si bonne comédienne ?

— Je ne suis pas une comédienne ; j’ai peur de l’amour, comme j’avais peur de mon mari, voilà tout.

— Fichtre ! monsieur Donalger n’a rien d’un amoureux… ordinaire.

Et Léon Reille se retint pour ne pas ajouter :

— En quoi peut-il m’être comparé, chère Madame ?

Elle souriait, mélancolique, un peu mystérieuse dans sa mélancolie, et, allant reporter l’écrin, elle prit un petit plateau sur l’escalier de la pagode.

— Je vais vous faire boire un café très spécial, que je prépare moi-même, dit-elle d’un ton tout naturel.

Il eut une moue ;

— Le philtre ? Oui, j’ai bien besoin d’oublier.

Elle approcha de lui une table naine en mosaïque, et elle y déposa le petit plateau, qui contenait deux lasses imperceptibles, des dés à coudre, à peine remplis d’une essence brune, en boulettes comme un mastic, dans laquelle essence elle fit tomber, de haut, quelques gouttes d’eau bouillante. L’arome du café se répandit très violemment autour d’eux.

— Buvez, Monsieur mon ami, et rêvez… je vous montrerai à présent la collection des ivoires et celle des cires, peut-être mes robes, mais nous n’aurons pas le temps, je les garderai pour une autre fois.

— Ah ! Vous pensez que nous n’aurons pas le temps ? Nous en perdons déjà beaucoup, fit-il, en s’asseyant sur le pouf de cygne.

Il but sa très petite gorgée, gronda :

— C’est furieusement amer, votre philtre.

Et il eut envie de lui envoyer sa tasse à la figure.

Éliante rangeait des objets blancs sur le tapis rouge, des statuettes qu’elle descendait de leurs étagères ou qu’elle sortait de l’intérieur du meuble. Léon étudiait anxieusement ses gestes, ne pouvant se résigner à sa situation de simple spectateur.

Comme elle était gracieuse et souple, cette femme artificielle, en robe montante, tellement habillée qu’on la voyait nue sous le velours blanc tendu sans un pli, sans une apparente coulure ! Comme son corps avait bien l’aspect d’une statue d’ivoire, d’un ivoire un peu velouté couvert de duvet ou de neige ! Et son casque noir, serré à couper ses oreilles délicates, ses traits sévères, s’éclairaient des lueurs de ses yeux. Elle célébrait une espèce de cérémonie religieuse, là, au milieu de ce temple, où elle était véritablement chez elle, idole elle-même, s’exaltant à toucher des idoles.

— Écoutez-moi, Léon, soupira-t-elle d’un ton de prière, et ne vous fâchez pas, l’amour me fait peur quand il est vrai, et l’amour est toujours sincère quand il jaillit de tous nos instincts. Nous aimons uniquement de tant de manières différentes ! Peu importe les spirituelles phrases qu’on prononce, il y a toutes les gammes dans la raillerie, et cela se termine par les accords les plus parfaits. Lorsque le dieu passe sur nous, à feindre l’amour on aime, et à aimer on s’exaspère de ne pas aimer davantage. On arrive au crime facilement, logiquement. C’est un chemin de roses qui se dépouille, en montant vers les sommets, de toutes ses fleurs. Les pieds saignent bientôt sur les cailloux, se déchirent aux ronces enchevêtrées. Il n’est plus de limite à qui veut monter vers la passion, et qui ne s’arrête pas en route devient fou. J’ignore si je suis encore une femme qu’on puisse respecter ; cependant j’espère, j’ose espérer, que vous m’aimerez mieux que mon mari a su, ou voulu m’aimer. Ce sera la même chose, meilleure, plus pure, plus près du dieu. Henri Donalger était par excellence l’homme, je vous désire le héros. Non, je n’ai pas aimé mon mari, c’est seulement aujourd’hui que je le redoute pour vous, car il n’est plus que ce qu’il a laissé en moi. Je suis, je resterai peut-être toujours son humble servante, ou la vôtre. Comment m’y prendrai-je pour être votre maîtresse ? Que vous offrirai-je qui ne lui aura point appartenu ? (Éliante s’agenouillant présenta au jeune homme une statuette d’ivoire, une petite idole nue et droite de lignes, les coudes en angle, les deux mains jointes réunies à l’endroit précis du sexe.) Voici une psyché de la race jaune, Tchun-meï, celle qui attend le monstre pour en être torturée, et ce monstre est un dragon merveilleux aux ailes d’escarboucles, possédant trois têtes. Elle mourra la nuit de ses noces. Regardez comme la pauvre petite est pure, maigre, enfant, comme elle entr’ouvre naïvement ses mains sur le seuil de son sanctuaire d’amour, imitant, malgré sa naïveté de vierge, la forme du cher objet qu’elle veut dérober au monstre ! Et ses doigts, longs fuselés, armés pourtant de griffes, d’ongles aussi longs fuselés que ses doigts, ne lui servent à rien qu’à se trahir le plus pitoyablement du monde ! (Léon Reille se pencha, intéressé. L’idole était, en effet, ravissante, pas très exotique parce que très nue, et sa coiffure compliquée, son seul vêtement de cérémonie, une série d’épingles et de fleurs de jasmin, l’ornait d’un nimbe de sainte chrétienne.) Mais, continua Éliante, faisant tourner la statuette sur le bout de son index, ce n’est pas une déesse, hélas ! c’est bien une femme, une petite fille, une petite pensionnaire arrachée de son couvent, reconnue mûre pour le monstre ; elle est triste et jolie, si mince que l’on dirait un cierge, de la cire à peine vivante de la vie que lui prête la flamme mystique de ses yeux… et on peut, n’est-ce pas, lui mettre une auréole ? (Le jeune homme, de plus en plus intéressé, se penchait vers la statue. Il venait de s’apercevoir qu’elle se prêtait réellement à une singulière hallucination. Était-ce le puissant arome de ce café, ou, pire, ressemblait-elle vraiment à Éliante ? La petite idole lui parut changer de couleur, sinon de forme, elle devenait de la cire, en tournant sur elle-même, d’une substance plus colorée que l’ivoire. D’un côté la divinité, de l’autre le corps, la chair d’une mortelle. Et les petites mains, également entr’ouvertes en forme de conques roses sur le sexe, le défendant ou en imitant les lignes mystérieuses, paraissaient moins longues, possédaient des ongles moins griffus, des ongles de… française.) Je vais vous montrer, à présent, les sœurs jumelles de la droite du dieu Hi-djin. Ce sont ses favorites, mais il en a beaucoup d’autres.

Léon Reille essaya de saisir la statuette. Éliante la retira.

— Donnez-moi donc Mademoiselle Tchun-meï, s’écria-t-il impatienté. Je veux savoir pourquoi elle est double et pourquoi je m’imagine qu’elle vous ressemble ?

— Je vous l’expliquerai tout à l’heure, mon ami chéri. Mademoiselle Tchun-meï n’est pas seule de son espèce. Tenez, voici les sœurs jumelles.

Éliante lui offrit une mignonne femme couchée, qu’on eût dit en train de préparer un exercice acrobatique. Le corps n’adhérait à ce qui lui servait de lit de repos que par la nuque et les talons. Cette petite femme, parée des insignes du dragon, c’est-à-dire ornée d’une tiare gemmée en bleu et en vert de turquoises minuscules, ne cachait plus rien avec ses mains longues, franchement écartées, au contraire, et très indicatrices. Éliante fit tourner la statue et, de nouveau Léon en retrouva une autre, n’adhérant à son lit de repos que par sa nuque et ses talons. Seulement la même tiare gemmée servait pour les deux, l’une était en ivoire, l’autre en cire, et la tiare de l’idole recouvrait les cheveux de la femme, s’étageant au-dessus de son front en coiffure bouclée suivant toutes les sinuosités des insignes du dragon victorieux.

— Regardez maintenant entre les deux sœurs ? dit Éliante.

Le contour des deux formes vues dos à dos, ne se tenant que par la nuque et les talons, donnait un dessin d’un effroyable obscénité.

Le dragon était certainement victorieux… mais à quel prix !

Léon éclata de rire.

— Elle est jolie votre collection, madame Éliante. Est-ce qu’il y en a encore… de plus raides ?

— Oui, murmura-t-elle d’une voix grave, il y en a qui ne se tournent pas le dos. Voyez !

Elle lui tendit une idole assise sur un trône de jade, supportant le dragon accroupi sur ses épaules et caressant un atroce petit bonhomme ayant bien plus la physionomie d’un singe que d’un humain.

— Celle-ci est une prêtresse en train d’officier. Vous pouvez la regarder dans tous les sens que vous voudrez, elle… est occupée partout.

Léon ahuri contemplait la prêtresse :

— Mon Éliante, c’est infâme ! Dire qu’on a massacré de pauvres diables d’éléphants pour en torturer les défenses de la sorte ! (Il ajouta, les sourcils froncés.) Pourquoi donc Mademoiselle Tchun-meï vous ressemble-t-elle ? Et aussi l’une des sœurs jumelles ?

Éliante, sans lui répondre directement, lui tendit une statuette roulée en large anneau, une petite femme de cire non doublée d’ivoire. L’allongement de tous les membres était si chaste et si naturel, les petits yeux d’émail si vivants qu’on s’attendait à la voir bondir comme un animal, se détendre comme un ressort, et. rapidement, Éliante présenta la même petite femme détendue, assise, les bras croisés autour de ses genoux, les mains jointes, toute ramassée en un cercle nouveau, montrant avec simplicité tout ce qu’elle pouvait montrer.

Trois autres statuettes de cire varièrent la posture, présentant sous les mains agiles de

Donalger cette même petite idole aux yeux d’émail lumineux, aux beaux petits yeux à la fois si noirs et si brillants. Elles semblaient se multiplier, fleurir du tapis rouge, toutes blanches, toutes pâles de voluptés, petites folles impassibles, figées dans leurs travaux d’amour au moment précis où elles auraient pu s’amuser elles-mêmes de ce qui leur arrivait. Et ces nombreuses petites poupées de cire étaient modelées avec un art charmant, retouchées au pinceau, délicatement avivées de carmin, comme caressées par une plume trempée dans du sang. Elles étaient si jolies que celui qui les contemplait avait suivi leurs évolutions libertines, d’un œil un peu scandalisé, souriait, maintenant, tout ému de les trouver si pures de forme.

— Mais enfin, pourquoi vous ressemblent-elles, balbutia Léon, arrêtant son index sur le mignon visage de la dernière, une qui, les deux bras arrondis au-dessus de sa tête s’auréolait d’un éventail, laissant un dragon bleu l’enlacer par le milieu du corps. Je rêve peut-être… qu’elles vous ressemblent ?

— Vous ne comprenez pas, murmura doucement Éliante ? C’est gentil à vous ne pas oser deviner, il faut donc que je vous le dise : elles me ressemblent parce que c’est moi qu’elles représentent. Celle qui est double est doublée de mon propre corps. La première fois que mon mari vit cette idole dans une pagode, en Chine, il m’écrivit, car je n’avais pas encore voulu l’accompagner, qu’il venait de découvrir ma sœur, et, enthousiasmé de sa découverte, il acheta une réduction en ivoire de la grande statue et fit modeler derrière elle une cire. Il faut vous expliquer qu’en Chine l’art de la sculpture sur ivoire ou sur toute autre substance qui peut se peindre selon les tons de la chair est au moins aussi répandu que l’est ici l’art de photographier… en supposant que ce soit un art de reproduire exactement la nature en grand deuil ! Eux, les Chinois, cherchent à donner la sensation nerveuse. Ou ils font horrible ou ils font délicieux. Grâce aux indications enthousiastes de mon mari, pour moi, ils firent délicieux. Je ne suis plus aussi jolie que cela ! Les jumelles de la droite furent cruellement séparées, et je remplaçai celle qui n’a pas la tiare de déesse. Les autres… elles vinrent au monde successivement, selon les caprices d’Henri, aux cours des longues traversées. Il modelait lui-même la cire comme un véritable artiste, et, durant mon absence, ses doigts pétrissaient toutes ces petites femmes à mon image. Quand je voyageais avec lui, il passait des heures à soigner les têtes, à leur donner mes physionomies, surtout mes yeux. Je ne voulais pas toujours me prêter à ses fantaisies, parce que j’étais bien trop jeune pour en saisir le sens divin. À présent, je vois que son amour allait jusqu’à…

— L’érotisme, cria Léon Reille, se dressant révolté. Votre mari était un monomane, un fou dangereux, bon à doucher !

Cette fois le jeune homme s’indignait sincèrement. Pour jouer aux petites déesses obscènes, il avait conservé de la patience, mais une jalouse fureur s’emparait de lui devant les emblèmes de la prostitution conjugale.

— Quoi ? Tout ça, toutes ces petites ordures, madame Éliante ! Et vous avez eu l’audace de me les montrer ? Enlevez tout cela… vite… ôtez tout, vous m’entendez, ou je brise d’un seul coup de pied tout ce petit monde infernal. Ah ! il était propre, votre Henri Donalger. Cache cela, tu m’entends, ou c’est toi-même que je brise. J’en ai assez de toutes ces saletés.

Éliante, d’un geste vif, jeta la traîne de sa robe sur les petites déesses innocentes, puis elle murmura :

— Là, dit-elle, les pauvres enfants, ce n’est pas leur faute ! Vous eussiez préféré le mensonge du silence, Léon ?

Il réfléchit un instant, le front dans ses mains.

— Est-ce que je sais ? Vous me trahissez encore, devant moi, et… avec qui ? avec le souvenir d’un mort dont le masque hideux ferait reculer n’importe quelle femme ?

— Je ne suis peut-être pas une femme, puisque je n’ai jamais connu que ce masque d’homme.

Soudain très grave, Éliante le regardait les yeux pleins de lueurs. Elle avait bien les yeux noirs et nacrés, d’une fixité lumineuse, des petites figurines de cire.

Léon se renversa en arrière, sur la fourrure blanche du divan.

— Vous ne m’aimez pas, Éliante ! Vous ne m’aimerez pas ! Vous essayez de me martyriser pour me faire crier des bêtises. À présent, voyez-vous, je crèverai plutôt que d’avouer que je vous aime. Je suis honteux de vous connaître.

Imperceptiblement, Éliante haussa les épaules, puis elle reprit, fort calme, se dirigeant vers le cabinet chinois :

— Et vous n’avez pas tout vu, mon cher petit amant, il y a encore des tas de choses extraordinaires, venues d’encore plus loin que le possible. Voici des bêtes, l’araignée monstre, la mygale, qui mange le cœur de la petite Tong-choui, la déesse de l’obscurité, Calme d’hiver, je prononce cœur pour ne pas vous offenser : voici le singe rouge, qui enlace la même petite déesse aux paupières closes, car elle est déjà morte, ce n’est plus ni moi ni personne, elle appartient à l’éternité, et enfin voici Hoan-hi Koan-mien, la couronne du plaisir. Il faut regarder cela, je vous en prie, c’est le bouquet ! S’agenouillant de nouveau devant le jeune homme, elle lui présenta, sur un grand plateau d’un métal bleuâtre qui semblait très lourd, une espèce de couronne tressée de fleurs pâles au feuillage multicolore, tantôt vert, tantôt violet, tantôt rouge et rose, couleur de l’épingle de corail qui ornait la tête d’Éliante.) Vous voyez ! Ce sont des hommes et des femmes tordus ensemble avec le dragon, l’éternel dragon qui représente tout, dans ce pays si vieux et si spirituel. C’est à la fois la chimère, ce dieu, le démon, le soleil et la lune, c’est surtout la passion ! Il a une gueule de flammes, des yeux sanglants, des griffes d’or et des ailes d’escarboucles. Quant à sa queue immense, préhensile et s’annelant, elle accomplit toutes les fonctions naturelles, surnaturelles ou sociales. L’homme et la femme sont constellés de ses gemmes précieuses. Les temples sont éclairés par sa transparence, et, devant les magasins, on y accroche modestement des lanternes !… On ne trouve pas facilement ce travail d’ivoire et de jade sur les marchés ouverts aux européens. Il a fallu voler celui-là dans une pagode, si on peut appeler voler offrir une somme énorme à un prêtre pour le corrompre ? Mais, mon mari tenait à sa couronne de plaisir !

Léon Reille examinait, horrifié. Les petits hommes et les petites femmes tordus ensemble ne pouvant plus s’échapper et reliés entre eux, tantôt par la gueule du dragon, une gueule rouge, tantôt par les extrémités crochues de ses ailes, des griffes vertes, tantôt par sa longue queue violette ou rose, conservaient d’intraduisibles expressions de joie diabolique. Ce petit monde en ivoire peint et en jade translucide vivait, palpitait, clamait l’abandon complet de toute pudeur. Ils n’étaient point trop odieux, ceux-là, car ils avaient l’air d’appartenir tous à la même plante humaine, quelque branche monstrueuse fleurissant des bouches, des sexes, aussi des yeux de pierreries.

— Quel est le roi anthropophage qui pourrait ceindre cette ignoble couronne-là ? s’écria Léon.

— Mais le seul Amour ! Mon mari ! Vous ! Tous ceux qui aiment… lui répondit Éliante tranquillement.

Et comme elle allait replacer le plateau de métal dans le bahut chinois, quelqu’un vint frapper à la porte du temple.

— C’est ma nièce, chuchota-t-elle. Missie vient de rentrer. Léon, je vous supplie de ne pas bouger, de ne rien dire. Elle s’en ira, croyant que je suis sortie.

Le jeune homme se tut avec un geste de découragement.

Il ne manquait plus que cette intrusion de la vie familiale dans une pareille atmosphère !

Il regarda au plafond, se détachant du reste de l’aventure.

Au plafond tout était sombre. Une nuit épaisse tombait de là-haut, produite soit par des nuages d’étoffes légères et noires, soit par une voûte. Les rayons des énormes topazes taillées des fenêtres ne brillaient pas jusque-là.

Oui, c’était bien la nuit qui descendait peu à peu dans le cerveau de l’initie ! Que croire ? Que conclure ? Cela sentait le fauve, la poudre de riz, et, le soir, les ténèbres prenaient des aspects redoutables.

Le lion endormi allait-il lever enfin ses paupières ?

Ou l’ours grogner ?

Ou rugir les panthères, bondir les tigres ?

Trop d’exotisme !

Éliante Donalger ne lui apparaissait plus qu’en beau fantôme, un vampire au ventre argenté glissant, ondulant…

… Alors elle fut près de lui, l’entoura de ses bras souples, et, penchant son visage sur le sien, elle le baisa aux lèvres, et durant que Missie, impérieusement, frappait une seconde fois, il tint, serrée contre sa poitrine, cette femme toute pâmée d’amour.