La Pension du Sphinx/2

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 16-42).

II

ANNETTE

Alors, on se mit à préparer une chambre au second étage.

Les quatre servantes de la maison étaient des personnes en quelque sorte théoriques ; coquettes et correctes comme des bonnes d’illustration, elles ménageaient du matin au soir, sans offenser d’une tache le splendide éclat de leur tablier ; elles n’écuraient, ne frottaient et ne nettoyaient que sur les lois de manuels spéciaux ; il n’était pas de poudre, pas de pommade dont la réclame signalât l’apparition, sans qu’elles en fissent usage. Tous les onguents, les préparations chimiques, les tripolis merveilleux, les eaux magiques, les encaustiques nouvelles dont les esprits inventifs, amoureux des beaux cuivres et des bois reluisants, ont doté la propreté humaine, trouvaient à la villa du Sphinx un petit musée prêt à les recevoir. Cet orgueil ménager des quatre servantes grevait lourdement, à la longue, le budget de la maison, mais aussi l’on pouvait dire que nul palais n’était comparable pour l’éclat des métaux, le poli des marbres, la pureté des glaces, le glissant des parquets, à l’institution de Mme de Bronchelles. L’impression qu’on avait en sortant était qu’on venait de se mirer.

La théorie est coûteuse, elle est exigeante et tyrannique, mais elle a son bon côté ; en une heure, la petite chambre coquette destinée à Annette Maviel était transformée en miroir. La grande fenêtre ouverte en plein midi dominait les quadruples rangées d’arbres du boulevard ; si de là le regard tombait directement en bas, il rencontrait le sphinx fidèle dans son air éternel de bon chien de garde. S’il plongeait au contraire dans l’intérieur de la chambre, il trouvait le lit de cuivre drapé de rose, une profusion de peluches blanches aux tentures, aux petits fauteuils de structure légère, aux rideaux, aux portières. Sur la cheminée, dans de menus vases de cristal, des roses rares se reflétaient dans le marbre ; sur une commode, une frêle statue de la Vierge les bras tendus ; une plante verte haute et gracile sur un minime bureau. C’était un demi-luxe délicieux. Avec cela, de vagues parfums flottants, le silence, une attente de toutes ces choses : la chambre était prête, mais vide ; l’âme et la vie allaient bientôt lui venir…

Le soleil s’était couché. Les promeneuses étaient rentrées ; les trois Italiennes faisaient des gammes, simultanément, sur les trois pianos d’en bas qui, sous leurs sèches petites mains de fillettes, vibraient jusqu’au grenier. Ogoth Bjoertz travaillait déjà dans sa chambre ; les deux jeunes misses Allen, qui avaient reçu leurs revues d’Angleterre, les feuilletaient dans le corridor avant de s’être encore débarrassées de leurs fourrures, et Gertrude écrivait toujours aux petits frères d’interminables lettres en gros caractères, entre-mêlées de contes de fée, quand le bruit d’une voiture s’arrêtant devant la grille, et un coup de sonnette, éveillèrent tout à coup la maison. Frida et Nelly vinrent au perron. Les gammes cessèrent net, et Maria, Vittoria, Giuseppa, glissant sur le tapis, s’en furent se poster sournoisement derrière le rideau des fenêtres qui donnaient sur le jardin. Gertrude, dont la moindre émotion blanchissait encore le teint de cire, arriva à son tour toute pâlissante ; enfin, Mme de Bronchelles ouvrit dans le fond du corridor la porte de son cabinet, et s’avança vers le jardin, les traits légèrement altérés.

Elle ne se souvenait pas d’avoir jamais été à ce point remuée par l’arrivée d’aucune élève. Les choses se passaient d’ordinaire administrativement, l’affaire s’élaborait tranquillement à l’avance par lettres ; on échangeait des références, voire même des photographies ; la jeune fille apparaissait au jour marqué ; on lui faisait une aimable réception, et on lui promettait de la cordialité pour tout son séjour, sachant qu’il s’agissait simplement de lui faire agréer la France, tout en cultivant son esprit. Cette fois, c’était bien autre chose. La nouvelle venue demandait un refuge contre la malignité de son propre pays ; malgré sa grosse fortune, c’était une déshéritée, et on lui ouvrait la porte, comme on ouvre une cage à un pauvre petit oiseau maltraité par les siens. Quant à la tâche confiée, elle ne se bornait pas à inoculer les mœurs parisiennes à la créole, Mme de Bronchelles avait trop bien compris l’intention paternelle, il fallait marier Annette. Et cet insupportable devoir, pour lequel dans toute autre occasion elle se fût récusée, lui était demandé par un homme singulièrement loyal, au nom d’une lointaine mais sincère amitié ; il lui était demandé pour une enfant innocente de sa malheureuse origine et plutôt sympathique pour cela, mais dont elle ne connaissait ni une vertu ni un charme.

Et juste comme elle appréhendait le plus cette entrevue première avec l’inconnue à laquelle un si étrange et si puissant lien allait l’attacher, une mince forme de jeune fille bondit à travers le jardin, et courut à elle les bras tendus.

Elle était de petite taille et d’une souplesse infinie, elle était sérieusement habillée d’une robe de drap beige que ceignait à la taille une petite ceinture de cuir toute ronde ; mais à ses épais cheveux noirs crêpés où courait un ruban bleu, à ses prunelles d’un brun vif, ondoyantes dans le bleuté de l’œil, à ses bonnes lèvres franches, tendres et larges, à son teint de couleur, on devinait très proche la génération noire, on découvrait bien plus le portrait de quelque aïeule négresse que nulle parenté avec la « bonne bourgeoisie française » dont avait parlé Joseph Maviel, et dont elle aussi était issue. Le pittoresque type de la quarteronne était ostensible en elle, presque outré ; il souleva un léger murmure dans la bouche de Frida, de Nelly et des Italiennes.

Pour Mme de Bronchelles, elle avait avancé la main, selon la coutume du shake-hand ordinaire à toute arrivée d’élève ; mais la petite créole, dédaigneuse de cet accueil cérémonieux, lui jeta les bras autour du cou et l’embrassa de toutes ses forces dans un geste d’enfantine câlinerie.

Alors, d’un seul coup et pour jamais, toutes ses préventions s’évanouirent ; elle se rappela soudain ses jeunes années, le petit garçon d’autrefois qui avait été son meilleur camarade et dont elle retrouvait maintenant la fille sous cette curieuse figure de mulâtresse agréable et singulière ; elle sentit ce jeune cœur ardent, souverainement affectueux, elle s’attendrit de ses propres souvenirs, de cette condition équivoque de l’enfant, surtout de son mouvement spontané, et, saisissant de ses deux mains sa petite tête souriante, elle l’embrassa en retenant ses larmes.

Frida et Nelly, toujours vêtues de leurs fourrures blondes, se tenaient stupéfaites à quelques pas derrière.

« My goodness ! les entendait-on s’exclamer à mi-voix ; oh ! my goodness ! »

Pendant ce temps, les quatre bonnes pimpantes entouraient le fiacre et le cocher qui déchargeait les malles d’Annette ; elles commencèrent à faire la navette entre la porte et la chambre de la jeune fille, les bras encombrés de cartons à chapeaux, de petites caisses, puis des châles et des couvertures dont la frileuse voyageuse s’était enveloppée tout le long du trajet ; les doublures de soie bruissaient ; des parfums de fruits exotiques s’échappaient des caisses ; le cocher marchait à petits pas, l’échine ployée sous la grosse malle lourde ; ce n’était pas là le campement habituel des jeunes hôtesses — britanniques ou autres — qui venaient en passant, munies d’une légère et portative malle de nomade ; on sentait ici, dans ce réel déménagement, la Française qui s’installe, qui ne sait pas ce que c’est que de faire hôtel quelque part, mais qui tend toujours à se reformer partout un intérieur pareil à la maison quittée.

Maintenant, le vieil ami de Maviel qui avait accompagné la jeune fille pénétrait avec elle dans le cabinet de Mme de Bronchelles, et Annette insouciante, le cœur gros de la séparation mais avide quand même de tout le nouveau que demain lui préparait, s’approcha d’une fenêtre et souleva le rideau.

« Est-ce Paris, cela ? » dit-elle les prunelles allumées, en montrant un coin de l’horizon.

Mme de Bronchelles sourit et répondit :

« Vous le verrez demain, ce Paris. »

Et le vieil ami se penchant :

« C’est une petite flamme qui brûle sans cesse, c’est une plante des tropiques plus vivace qu’aucune, horriblement gâtée par le pauvre père qui ne se consolera peut-être jamais de l’avoir vue partir, et de la savoir mariée loin de lui…

— Comment ! interrompit tout bas Mme de Bronchelles, est-ce bien sérieux l’avis de M. Maviel ? Est-ce que je suis vraiment chargée de son mariage ?

— Vous devez bien le comprendre, madame, répondit le vieillard ; là-bas ce serait presque une infamie pour un blanc d’épouser cette quarteronne trop riche. La société permet à un jeune homme de bonne famille de se marier par amour à une femme de couleur ; mais si cette femme est riche à millions, comme Annette, et que cela ait l’air d’un mariage d’argent, la famille de l’amoureux met de suite le holà ; d’ailleurs, ne le mettrait-elle pas, que l’opinion publique, souveraine, se chargerait de la tâche.

— Savez-vous bien pourtant, monsieur, que c’est assez délicat de donner à ma maison ce cachet d’agence matrimoniale qui me séduit très peu, et qui déplaira peut-être bien davantage aux mères de mes élèves.

— Vous refusez l’enfant, alors, madame ? Dans ce cas, je l’emmène. Son père n’entend pas qu’elle reste fille ; pour ma part j’estime qu’une petite personne de sa grâce, de son esprit, de sa fortune, serait bien mal venue de ne pas faire le bonheur d’un galant homme. J’avais pensé, madame, que vous seule seriez capable de vouloir et de savoir trouver cet honnête homme… Du moment où vous vous récusez, je vais chercher fortune ailleurs. »

L’œil fixé vers l’endroit du ciel sous lequel on lui avait dit qu’était Paris, la petite Annette, hypnotisée, rêvait. La ville magique avait pour elle un attrait inexprimable ; elle se ressentait de l’ambiguïté de sa naissance jusque dans ce désir capricieux et passionné de voir Paris. Paris qu’elle aimait pour les souvenirs dont son père Parisien sentimental — lui avait pétri l’imagination ; mais aussi, dont son esprit ardent de mulâtresse avait conçu par avance les plus grisantes perspectives. Élevée parmi les petits bâtiments mesquins des villes coloniales, elle se faisait, d’après les photographies qui couvrent aux Antilles les pianos des officiers de marine, une idée de monstrueux grandiose sur le monument parisien ; et vers cette architecture démesurée, comme vers le foyer intellectuel qu’elle savait brûler à Paris, elle éprouvait le sentiment que ses aïeules noires avaient eu jadis pour un bijou d’or, un diamant, ou une robe rose.

Je vais chercher fortune ailleurs, madame, poursuivit le vieillard. Comment voulez-vous que cette créature charmante soit vouée à la tristesse de la solitude ? Le vrai Français est plus large, plus intelligent que le Français colon ; il y en aura un qui saura, apprécier ma petite amie, en méprisant les préjugés, j’en ai confiance. Si les femmes ne veulent pas se charger du délicat devoir qui leur revient de droit, c’est moi, moi vieux bonhomme maladroit, qui ferai le marieur, peut-être à tort et à travers, et ce sera votre faute. »

Mme de Bronchelles se rappelait le petit camarade qui avait été le compagnon de sa vie de fillette ; et sa pensée allait de cet autre visage d’enfant à celui-ci. Des réminiscences touchantes lui venaient des jeux qu’ils avaient joués ensemble, des petits mots d’amitié qu’ils s’étaient dits, de petites scènes passées entre eux, et tout cela s’imprégnait de mélancolie, tout cela devenait poignant d’impression, par le seul fait que, dans l’embrasure de cette fenêtre, se tenait une jeune fille dont la jeunesse triomphale rejetait si loin en arrière ces souvenirs ! Maintenant, il lui semblait odieux de repousser cette enfant, de la confier même à d’autres, et surtout d’écarter, par intérêt, le mandat difficile et périlleux du mariage. Tout d’un coup elle se leva, sans répondre, et s’en fut droit à Annette.

« Voulez-vous qu’on vous montre votre chambre, ma chérie ? » lui dit-elle en ôtant doucement son chapeau.

À peine Giuseppa, Maria et Vittoria, l’oreille collée contre la serrure, avaient-elles perçu le bruit de la porte refermée sur les étrangers dans le cabinet de Mme de Bronchelles, qu’elles se répandaient dans la maison, pareilles à de petites araignées sorties d’une boîte. Giuseppa treize ans, les cheveux broussailleux, l’air garçonnier d’un pifferaro — vint s’accrocher en sautillant au cou de Gertrude Laerk qu’elle rencontra dans l’escalier.

« Qu’est-ce que c’est que celle-là ? demanda-t-elle.

— Qui donc, mon petit gamin ? fit la Belge.

Mais cette visite que reçoit Madame dans le moment, ça a l’air d’une négresse.

— Ça, répondit Gertrude en riant, c’est Mlle Maviel, la nouvelle pensionnaire qui nous arrive des Antilles. Madame a reçu seulement tantôt la nouvelle de son arrivée… »

Il semblait que les trois sœurs, Giuseppa, Maria et Vittoria, fussent à travers la maison toujours mises en communication par quelque fil invisible, car, sans cesse aux aguets des nouvelles, si l’une d’elles pouvait saisir au vol un léger renseignement, ce renseignement se trouvait transmis à l’instant aux deux autres moins promptes ; à elles trois, de cette façon, elles exerçaient clandestinement sur la pension un insaisissable et puissant espionnage, et leurs petites langues toscanes, dans le pur dialecte national, potinaient du matin au soir plus que dix portières légendaires dans le moins correct français faubourien.

Le temps qu’il fallait à Giuseppa pour dégringoler un escalier, et aussitôt Maria et Vittoria apprirent derrière une porte qu’une « nouvelle » était venue, que son arrivée avait été fort brusque, et que Gertrude paraissait avoir sur elle des connaissances précises. Alors, sans qu’aucun commentaire révélât rien sur l’état d’esprit où cette communication mettait les Italiennes, l’aînée, Vittoria, une belle sylphide d’entre seize et dix-sept ans, sortit du conciliabule et gravit les deux étages qui menaient chez l’étudiante norvégienne. Celle-là était déjà souverainement femme, et d’une grâce corporelle infinie, seulement longue, toute longue ; long buste mince, longue tresse noire caressant la taille, longs pieds au marcher doux et silencieux, visage étroit aux lignes droites et longues, et surtout longs yeux bruns, d’un regard ferme, dur, on ne peut plus « malcommode ».

« Vous pouvez entrer, Vittoria », lui répondit Ogoth Bjoertz qui avait reconnu sur la porte le petit coup sec de la main maigrelette.

Aussitôt elle enferma dans un sous-main diverses pages qu’elle venait d’écrire, éparses sur sa table ; puis lissa majestueusement ses bandeaux de soie noire et se tourna vers la visiteuse.

« Ogoth, dit l’Italienne, je viens vous apprendre l’arrivée d’une compagne parmi nous ; je vous demande pardon de vous déranger pour cela, mais je voulais savoir ce que vous alliez en penser.

— Quelle est cette jeune fille ? demanda l’étudiante.

— Vous ne le devineriez pas, Ogoth, je vais vous le dire ; on ne m’a pas avertie par avance de sa venue ni de sa race, mais ni l’une ni l’autre chose ne peut être un secret maintenant, et je les ai surprises toutes deux par la fenêtre ; elle est bien et dûment installée, et de plus, c’est une… mulâtresse. »

Le visage de Mlle Bjoertz, qu’elle portait par parenthèse très noblement et d’un air indiciblement aristocrate, s’anima par extraordinaire à ce mot, et s’emplit de surprise.

« Que dites-vous ? une mulâtresse ! Mme de Bronchelles aurait pris chez elle une mulâtresse ? »

Vittoria ne répondit pas, mais son geste disait clairement : « Vous comprenez bien que je n’y suis pour rien, et qu’on ne m’a pas consultée. »

Ogoth ajouta :

« Êtes-vous bien sûre ? »

Cette fois l’Italienne riposta.

« J’ai des yeux pour voir, dit-elle avec un imperceptible tremblement d’humeur à la lèvre. Mlle Maviel a tous les signes extérieurs du sang noir : aux cheveux, qu’elle a courts et frisés, au nez épaté, au fond de l’œil bleuâtre.

— La sclérotique, ne put s’empêcher d’interrompre l’étudiante.

— À la peau couleur de café au lait, à la bouche lippue ; cela saute aux yeux ; maintenant, je vous demande ce que vous pensez de la venue de cette demi-blanche chez nous.

— C’est fort contrariant, ma petite amie, fit Ogoth après réflexion. Je ne dis pas que nous devions lui faire mauvais accueil, mais l’intimité de la vie sous le même toit avec une fille de sang noir me choque sensiblement. »

Vittoria tenait avec religion les yeux sur l’étudiante, elle comprit à ce moment qu’Ogoth allait discourir, alors elle s’assit près d’elle, dans l’attitude d’un disciple près de son maître. L’intelligence supérieure de la Norvégienne avait depuis longtemps asservi l’esprit déjà fort avisé de la petite Florentine ; l’une orientait l’autre. C’était entre elles un commerce intellectuel et froid ; rien des chatteries, des mièvreries, qui accompagnent les vives amitiés de jeunes filles. Vittoria y trouvait son intérêt, Ogoth son goût, c’était tout.

« Il est évident, continua l’étudiante, que la race noire est inférieure ; on a reconnu qu’elle était vile, obtuse, bestiale ; son long esclavage l’a encore dégradée peu à peu de génération en génération, et, par une loi incontestable d’hérédité, il se fait que maintenant chaque individu de cette race naît avec les défauts et les déchéances morales que la vie de serfs a insinués lentement dans la collectivité de ses ancêtres. De sorte qu’on a beau affranchir les noirs, abolir l’esclavage, libérer la race, les nègres viennent encore au monde esclaves comme leurs pères, sinon effectivement et socialement, du moins dans leur vie morale. Je veux dire qu’ils ont la bassesse, la servilité, les ruses, les jalousies des esclaves. On appelle cela l’atavisme, Vittoria. Cette nouvelle venue, Mlle Maviel, dites-vous, dont l’un des parents appartient sans doute à une classe élevée de la société européenne, nous apporte ici un spécimen de ce phénomène. On n’est pas absolument soi-même ici-bas ; on est avant tout le fils de ses ancêtres ; on emprunte un peu, à chacun, de ce qu’ils ont été, et le caractère est le résultat de ce singulier héritage. Quelquefois, c’est d’un seul aïeul que l’on descend ; l’hérédité saute deux ou trois générations pour former notre nature, et alors elle reproduit l’ancêtre trait pour trait. Regardez-moi, j’ai la conviction d’avoir hérité mon goût violent pour la médecine de mon grand-père, le docteur Hans Egelmar, qui était fort célèbre dans Christiania, et depuis lequel personne n’a été médecin dans ma famille. »

Les sombres yeux de Vittoria s’illuminaient ; elle ne pouvait s’empêcher d’admirer cette sapience de jeune doctoresse, si copieuse, si éloquente. À la fin cependant, très raisonneuse par nature, elle hasarda une objection.

« Mais, Ogoth, dit-elle, si la nouvelle venue a des ancêtres noirs, elle en a aussi de blancs ; qu’est-ce qui l’empêcherait d’avoir hérité des uns aussi bien que des autres ?

— Quand on a deux castes dans ses origines, reprit Ogoth, c’est toujours de la plus basse qu’on se ressent ; c’est pour cela que ces mélanges sont mauvais, qu’il faut des mariages socialement assortis, et que dans un pays, la plus belle part appartient toujours à l’aristocratie, parce que l’aristocratie ne se mésallie pas. La descendance de la noblesse reste toujours noble. Je ne connais pas Mlle Maviel, mais je vous déclare par avance qu’à moins d’être une exception, elle se rapproche bien plus de la race qui lui a donné ses cheveux crépus et ses ongles pâles que de celle qui lui a conféré son nom d’Européenne.

Ogoth Bjoertz aurait continué longtemps encore avec complaisance, si deux pas dans l’escalier n’eussent fait dévier le cours de ses idées ; il leur vint en même temps le bruit d’une voix inconnue qui parlait à Gertrude Laerk, sur un ton juvénile d’une fraîcheur extrême. Puis la porte d’à côté s’ouvrit, et le bavardage continua dans la chambre voisine.

« Adieu, Ogoth, dit brusquement Vittoria, je m’en vais. »

Et, pendant qu’Ogoth, souriant faiblement, reprenait sa plume et son anatomie, l’Italienne se glissa de son pas moelleux hors de sa chambre, dont elle referma la porte sans bruit, et l’on n’entendit plus rien ; de sorte qu’on pouvait ignorer si elle était redescendue silencieusement vers ses sœurs, ou bien si elle était demeurée dans la pénombre du palier, postée près de la chambre d’Annette.

Ce fut bientôt, dans ce petit logis coquet de la nouvelle arrivée, un effroyable désordre ; les malles, les caisses, les colis, s’ouvraient les uns après les autres, débordant de robes clinquantes, de dentelles, de rubans satinés qu’on sentait gaspillés à plaisir sur ces costumes multiples ; puis ce fut le tour des fruits coloniaux ; les oranges roulèrent ; les ananas et les bananes répandirent dans l’air leur capiteux fumet ; sur le marbre de cheminée, qui avait fait quelques heures auparavant l’orgueil des servantes, un tas de dattes sirupeuses commença d’exprimer sa liqueur ; en un clin d’œil, la Vierge de la commode fut entourée, comme ornements, d’une ronde de pots blancs de confitures, d’où s’exhalait l’odeur de goyave. Vinrent ensuite les amandes, les noix de coco, qui inondèrent le parquet ; puis de lourdes pastèques qui avaient calé le fond des boîtes. Et dans ce fouillis odorant, qui apportait dans la chambre d’exil une bouffée de l’air enivrant des Antilles, Annette, toute ouatée d’un immense châle de laine blanche, allait, venait, sautillait, jacassait, passant de la fenêtre à son lit où les robes s’entassaient par les soins de Gertrude, et elle rappelait ces fleurs des pays chauds qu’on transplante en leur mettant autour de la corolle un calice de coton.

« Alors vous croyez que nous irons demain à Paris ? disait-elle, les narines toutes frémissantes à cette idée.

— Mais oui, dit Gertrude, nous devons toutes aller passer la soirée chez Mme Nouvel, la mère d’André Nouvel, l’un de nos grands écrivains.

— Attendez ! s’écria la petite Annette en passant la main sur son front bistré, vous dites André Nouvel ? J’ai lu à la Martinique un livre qui se nommait Blés mûrs, un livre qui m’a fait pleurer à chaudes larmes jusqu’à la dernière page, et qui était, il me semble, signé de ce nom.

— Vous ne vous trompez pas ; il a écrit en effet Blés mûrs, un bel ouvrage horriblement triste. »

Annette s’avança plus près de Gertrude, et familièrement, dans un geste irréfléchi, la prit aux épaules.

« Vous l’avez vu quelquefois, alors, l’auteur de Blés mûrs, vous le connaissez, vous ?

— Mais oui, fit la Belge en souriant, nous le trouvons tous les jeudis soirs chez sa mère où nous allons prendre le thé.

— Et demain ?

— Vous pourrez faire sa connaissance à votre tour ; c’est un très simple et très bon garçon, qui sait oublier en société ses succès littéraires pour s’occuper seulement de ses invités. Il vient pourtant de faire parler joliment de lui avec son dernier livre qui est extrêmement original : La vie du moine Herménégilde. Mme de Bronchelles nous en lit chaque soir des passages.

— Oh ! murmura la créole en secouant la tête, cela peut être très bien, mais jamais, jamais cela ne sera plus joli ni plus touchant que Blés mûrs. C’est une bien simple histoire, cette fille aînée, Martiale, qui élève ses petites sœurs tout en aimant son beau cousin Henri, et qui lui répond, chaque fois qu’il la demande en mariage : « Plus tard, plus tard ». À la fin, cela devient poignant, ces deux mots qu’elle dit toujours de son air placide. Mais c’est le dénoûment surtout qui est navrant ; vous rappelez-vous le dénoûment, Gertrude ? quand les petites sœurs sont mariées, que cousin Henri revient de voyage, mais que la pauvre Martiale est devenue une vieille fille, plus jolie du tout, et que son amoureux cesse d’aimer chaque fois qu’il la revoit ! Tout le temps que je lisais cela, à la Martinique, je me disais : « Faut-il que l’auteur ait du cœur, du sentiment, de la délicatesse ! quel homme ce doit être, cet André Nouvel ! »

— Il a fait bien des livres qui ne sont pas pour les jeunes filles, insinua Gertrude.

— Que voulez-vous ! il en faut pour tout le monde, » riposta Annette qui ne souffrait pas une ombre sur ses enthousiasmes.

Sur les trois pianos d’en bas, à la lueur des bougies, les gammes avaient recommencé de rouler leur flot musical ; dans la pièce contiguë, Ogoth Bjoertz, penchée près de sa lampe, travaillait sans relâche. Au premier étage, les deux miss Allen, toujours désœuvrées, s’étaient enfermées dans leur chambre ; Frida, la nuque enfouie dans son grand col de fourrure, s’était mise à la fenêtre et rêvait à la lune, malgré la gelée qui prenait au dehors. Nelly allait et venait sans rien faire, fredonnant « Mother Hubbard ». Tout d’un coup, Frida déploya sans bruit un petit papier qu’elle tenait à la main, et qui paraissait être une lettre — si cela venait de mister Solomon, ou d’une autre personne, la lune complice qui prêtait sa lumière aurait peut-être su le dire — et elle se mit à lire dévotement. Alors, la chanson rengaine de sa malicieuse sœur s’accentua.

    Old Mother Hubbard
    Went to the cupboard
    To get her poor dog a bone
    But when she came there
    The cupboard was bare.

La vieille mère Hubbard s’en fut à son buffet pour donner un os à son chien ; mais quand elle fut arrivée là, le buffet était vide.

« Nelly, taisez-vous ! » supplia langoureusement Frida.

    And so, the poor dog had none

De sorte que le pauvre chien n’eut rien,

articula nettement Nelly en éclatant de rire.

La petite lettre s’agitait furieusement dans les mains de la jeune fille, qui contenait son impatience, pendant que sa cadette poursuivait en mimant la chanson :


    She went to the baker’s
    To buy him some bread
    But when she came back
    The poor dog was dead

Elle s’en fut chez le boulanger pour lui acheter du pain ; mais quand elle revint, le pauvre chien était mort.

« Nelly ! » ne put s’empêcher de crier Frida en se levant.

Puis elle mit la lettre dans sa poche en murmurant :

« Bother !

— Les nouvelles sont bonnes ? demanda Nelly en un français qu’elle savait d’ailleurs fort mal.

— Vous êtes une insupportable petite chose », se contenta de répondre sa sœur, en songeant sans doute que mister Solomon ne l’eût jamais taquinée à ce point.

Du bout de son pied, Nelly esquissa un pas de danse irlandaise, nerveux et vif.

But when she came back
The poor dog danced the jig

Mais quand elle revint, le pauvre chien dansait la gigue.

Puis elle ajouta câlinement :

« Ne vous fâchez pas, my dear, j’avais à vous parler, et cela m’agaçait de vous voir lire. « Mother Hubbard » m’a débarrassée de votre lettre, je vous promets que c’est fini maintenant ; seulement, dites-moi, quelle mine faut-il faire à cette mulatto qui nous arrive du pays noir ?

— Ne prenez pas souci d’elle, mon petit chat ; les Français ont sur ces gens-là des idées terriblement saugrenues. Ils les considèrent comme des égaux, et les traitent en camarades : c’est ce qui vous explique l’extraordinaire conduite de Mme de Bronchelles. Mais, pour vous, je vous recommande de veiller à n’être pas trop familière avec cette fille ; vous êtes jeune et naïve, comme ceux de son espèce elle doit être intrigante, vous seriez capable de vous lier avec elle ; n’oubliez pas ce que nous répétait notre oncle de Tobago : « Peau de mulâtre, cœur de serpent ».

Nelly se préparait à protester de son dédain, quand une petite cloche au son fin, sur le faîte de la maison, se mit à chanter le dîner. Une à une, sur les deux paliers, les portes s’ouvrirent précipitamment, laissant passer les jeunes filles. L’escalier ruisselait de lumière, illuminé çà et là par des bouquets de trois poires électriques. Frida, Nelly, Ogoth, Gertrude et Annette se mirent à descendre dans un petit galop léger, assourdi par l’épaisseur du tapis ; puis elles se rencontrèrent avec les Italiennes, et tout ce monde, avec des froufrous coquets, s’engouffra dans la salle à manger.

Annette n’avait rien dit encore, jetant seulement de ses yeux vifs de furtifs regards à droite et à gauche.

« Mesdemoiselles, fit tout à coup la voix de Mme de Bronchelles qui venait derrière et qu’on n’avait pas entendue ; je vous présente votre nouvelle compagne, mademoiselle Annette Maviel. »

Il y eut un silence.

Sauf Gertrude, qui avait depuis deux heures été la compagne d’Annette, toutes les jeunes filles étaient saisies d’un inexprimable embarras. Les Anglaises ne voulaient pas faire d’avances les premières, elles attendaient que les plus jeunes, Giuseppa et Maria, eussent un mouvement vers la nouvelle ; mais celles-ci n’osaient pas bouger avant que leur sœur n’eût donné le signal, et Vittoria ne voulait rien dire avant d’y avoir été autorisée par l’exemple d’Ogoth Bjoertz qui restait impassible.

Les grands yeux humides d’Annette, remplis tout à l’heure de bonheur confiant, s’effrayèrent alors ; ils se tournèrent vers Mme de Bronchelles d’un air de détresse suppliante. Était-ce là l’accueil promis dans cette France où on lui avait dit qu’elle trouverait avec ceux de son monde la confraternité inconnue jusqu’alors ?

« Le père d’Annette a été le plus intime de mes amis d’enfance, dit Mme de Bronchelles qui sentait son cœur se fondre devant cette délicate souffrance de la créole ; je l’aimais comme un frère ; l’amitié que vous témoignerez à sa fille sera la meilleure preuve de sympathie que vous pourrez me donner. »

Ogoth Bjoertz, qui était bien parfois une incompréhensible fille, par trop savante, mais qui cultivait la politesse comme une fleur précieuse jusque dans ses raffinements, se hâta à ces mots de s’avancer vers Annette.

« Mademoiselle, soyez la bienvenue parmi nous », dit-elle avec une élégante courtoisie.

Aussitôt, sans qu’elle ait eu le temps de se soustraire à cette effusion qui devait particulièrement contrarier les habitudes rigides de sa naturelle majesté, elle se sentit prendre dans les bras et serrer contre le cœur ému de la petite Annette qui l’embrassait de toutes ses forces. Malgré ses principes bien tranchés sur la délimitation des rangs et de la naissance, elle se laissa faire indulgemment, comme on se prête quelquefois à de petits dérogements affectueux envers les inférieurs. Ce fut le signal alors pour les Italiennes ; elles vinrent toutes trois tendre la joue, du même geste copié, aux lèvres aimantes de la quarteronne qu’elles dédaignaient déjà si cordialement. Mais les deux misses Allen, sur lesquelles la Norvégienne n’avait pas un si grand pouvoir d’entraînement, se contentèrent d’adresser de loin à l’arrivante quelques petits saluts pincés.

On s’attabla. Des chuchotements coururent autour des couverts ; c’était Giuseppa, le gavroche farouche, qui avait soufflé un bon mot de son air grincheux qu’accentuaient ses frisons noirs :

« Café au lait ! Café au lait ! » Le murmure imperceptible glissait de bouche en bouche, laissant à chacune une ombre de sourire.

Et à ce moment-là Mme de Bronchelles, rencontrant le regard d’Annette, vit ses deux yeux brillants comme deux perles de jais.