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La Pension du Sphinx/3

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 43-87).

III

GENDELETTRES

Ogoth Bjoertz était remontée dès le dîner, car il ne lui restait plus que quelques jours avant la dernière épreuve de son concours, et elle s’acharnait dans un labeur exagéré, mais toutes les autres s’étaient dispersées dans le cabinet de Mme de Bronchelles, çà et là, au hasard des sièges, pour passer la soirée. Frida et Nelly, toujours un peu gênées par leurs longs bras minces, inoccupés, s’en étaient débarrassées en les croisant masculinement, et, adossées aux deux angles de la cheminée, très semblables toutes deux, également jolies de la même suave fraîcheur, elles avaient la régularité comme la patience de deux aimables cariatides moins classiques que charmantes. Les petites Ormicelli s’affairaient à broder en soie rouge des bourses de mauvais goût. Gertrude Laerk, somnolente quand venait le soir, faisait aller mélancoliquement son crochet, et « Café au lait un peu mal élevée, infatigable malgré le voyage brisant du transatlantique, furetait sans se poser dans le dédale artistique qu’était cette pièce, retournant une photographie, déplaçant une potiche, soulevant une gravure.

« Nous allons passer au troisième chapitre du Moine Herménégilde, dit Mme de Bronchelles, qui s’installa pour la lecture de chaque soir.

Annette tressaillit et s’arrêta court. Elle se rappelait que c’était le titre du dernier ouvrage d’André Nouvel, et vers cet écrivain plein de talent et de gloire qu’elle allait bientôt voir de près elle se sentait une brûlante curiosité, un peu d’intérêt aussi, et une sympathie très spéciale, qu’elle n’aurait pas su démêler, l’eût-elle voulu. Elle cessa dès lors sa petite inquisition, et demeura debout, les paupières levées fixement sur le livre.

Mme de Bronchelles se mit à lire.

« Herménégilde, qui, depuis qu’il avait quitté le siècle et le palais du roi, s’appliquait à une grande perfection, fuyait de plus en plus le commerce des autres religieux pour s’enfermer dans la solitude de sa chambre. Il parcourait les Écritures et les livres des Sages, pour trouver des pensées sur lesquelles il pût méditer, et il en recueillait de si grandes, et de si pleines d’attraits, qu’il ne se lassait pas de les redire, d’en pénétrer les sens divers, ouverts ou cachés, durant quelquefois des nuits entières. Telle était notamment cette parole : « Je ne suis jamais allé parmi les hommes, que je n’en sois revenu moins homme », qu’il répéta toute une journée, en y découvrant à chaque fois une vérité différente, et qu’il ne put s’empêcher de graver avec transport sur le pan de son armoire qui était de chêne sculpté. Ce que voyant, la prochaine fois qu’il entra dans la chambre, le père prieur se trouva fort offensé ; il réprimanda Herménégilde, en lui remontrant que toute belle parole est suffisamment bien gravée dès lors qu’elle l’est dans le cœur de l’homme ; que, cette armoire étant le bien meuble de la confrérie, il avait fait tort à chaque religieux en particulier par cette témérité singulière, et qu’il devait effacer cette inscription.

« Le vieil homme qui n’était pas encore tout à fait mort en Herménégilde conçut de l’orgueil et de la révolte à cette réprimande qu’il pensait injuste. Il représenta aigrement au prieur qu’il ne pouvait redonner au bois ce qui lui avait été enlevé par la pointe du couteau, et que mieux vaut une armoire ornée de la parole d’un sage qu’une autre faite d’un grossier bois sculpté.

« — Mon fils, lui repartit le prieur, sont-ce là le ton et les paroles d’un bon religieux ? »

« À cet avis donné avec mansuétude, Herménégilde rentra en lui-même, il comprit sa faute et pleura amèrement. Ce fut alors que les mots du Sage lui revinrent en mémoire avec plus de force et de lumière.

« — Si je n’eusse été parmi les hommes se dit-il, « me fussé-je emporté au point de sortir de moi-même comme un homme charnel, et d’oublier l’humble soumission ? »

Et, poussé par une inspiration secrète, n’emportant que sa bure et le livre d’un moine, qui, par ce temps-là, avait une réputation singulière, à cause de ce qu’il avait écrit sous le nom d’Imitation de Jésus-Christ, il sortit secrètement du couvent et s’en fut à travers la campagne jusqu’à ce qu’il eût trouvé une forêt.

« Dans ce lieu, comme aucun obstacle ne nuisait à son avancement, il fit bientôt d’admirables progrès. Il ne se nourrissait que de racines et d’herbes sauvages, et encore jeûnait-il de ces misérables aliments quatre, ou même cinq jours chaque semaine. Il passait ses nuits à gémir sur l’iniquité dont est remplie la terre, et souvent l’endroit où il avait prié était arrosé de ses larmes. Néanmoins sa solitude n’était pas si complète qu’elle le paraissait, car c’est une étrange erreur que de croire que les hommes et les femmes soient les seules créatures de Dieu capables d’adoucir pour l’homme l’exil de la terre ; c’est encore pour le solitaire une noble société que celle des bêtes, des plantes et de toutes choses de la nature, créées par Dieu mêmement que nous. Herménégilde le connut bientôt.

« Il conçut pour les arbrisseaux qu’il étayait et pour les troncs qu’il élaguait de ses mains un vif amour ; et s’il ne priait pas, c’était pour regarder s’ouvrir les fleurs de la forêt. Mais ce fut surtout pour les bêtes, êtres bien supérieurs aux inoffensifs végétaux, que s’accrut son attrait. Il y eut des merles et des rossignols qui vinrent siffler sur son épaule ; les brebis et les cerfs accoururent à lui, et les cruels sangliers s’adoucirent sous sa main ; et il n’en était pas de ce commerce comme de celui des hommes, dont l’unique livre qu’il eût emporté dans ce désert, l’Imitation, disait : « Ne vous mettez pas´en peine de la familiarité de beaucoup de monde, ou de l’amitié particulière de chacun, car ces choses sont une source de distractions et de grands obscurcissements de cœur. » L’amitié de ces humbles créatures et la familiarité surprenante qu’il avait avec elles élevaient au contraire son âme vers le Créateur, et devant elles il s’attendrissait quelquefois jusqu’aux larmes.

« La grande sainteté à laquelle il fut bientôt parvenu lui valut la faveur merveilleuse d’entendre le langage des animaux.

« Un jour, poussé par cette curiosité qui réside encore même dans les personnes les plus parfaites, il s’était aventuré hors de la lisière de son bois, et vit une vache lasse, couchée sur l’herbe, qui se leva lentement à son approche.

« — Je te salue, mon frère », dit l’animal dans un mugissement dont le religieux s’étonna grandement d’entendre la signification.

« Cependant, quand le plus vif de sa surprise se fut apaisé, Herménégilde conçut un sensible dépit d’avoir été nommé « mon frère » par une bête, et il l’interrogea à ce sujet dans un langage dont ses historiens n’ont pas su nous transmettre la clef, mais qui fut admirablement entendu.

« — Tu rougis d’être appelé mon frère par moi, « ô homme », répondit la vache ingénieuse qui demeurait immobile devant le moine, battant seulement de sa queue ses pattes encrassées d’un répugnant fumier ; « tu ne rougirais pourtant pas, si l’on te servait ma chair sous la forme d’un mets délicieux, de t’en repaître ; ni tu ne dédaignerais pas de t’abreuver de mon sang, si l’on en faisait de ces sauces et de ces coulis dont tes semblables nourrissent leur gourmandise. Il est vrai que je suis encore vivante, et que j’ai tant peiné à tirer la charrue parmi ces plaines que tu vois, que ma viande, toute racornie, ne sera plus jugée bonne à rien pour vos tables ; mais les petits que j’ai eus, et les petits de mes petits dont le troupeau rassemblé remplirait ce champ, que sont-ils devenus ? Avez-vous attendu seulement que leur chair fût affermie pour la pendre à vos boucheries, et la dévorer ? Et pour les génisses que vous avez épargnées un moment afin de leur dérober un jour le doux lait de leurs mamelles, combien de temps leur avez-vous laissé la vie ? Va, ô homme ! le sang qui coule dans tes veines, que t’ont transmis tes pères et que tu as refait en te nourrissant du lait de mes filles, de la chair de mes fils, c’est le nôtre. Considère ces choses, mon frère, et ne t’enorgueillis plus de ta race que la gourmandise humaine a mêlée à celle des animaux. »

« Herménégilde sentit son âme s’émouvoir à cet étrange discours ; il se repentit de n’avoir pas jusqu’à ce jour attaché assez de prix à ces humbles êtres dédaignés que sont les bêtes, principalement celles dont l’homme mange, et il considéra longtemps, les yeux pleins de larmes, cette vache caduque et misérable, comme une débonnaire nourrice. »

Le bruit léger d’un livre broché qu’on ferme fit lever les jeunes têtes qui, durant la lecture, s’étaient penchées dans le geste du recueillement, toutes sauf celle de Gertrude Laerk, dont l’étroite nuque rejetée en arrière posait sur le dossier de son petit fauteuil, pendant que les ailes diaphanes de son nez palpitaient régulièrement dans un sommeil lourd de petite fille.

« Oh ! c’est vraiment extraordinaire cet ouvrage », articulèrent les Anglaises, sans desserrer leurs bras qui étaient maintenant enchevêtrés pour toute la soirée.

Maria et Giuseppa n’énoncèrent pas de critique, n’ayant écouté le récit que d’une oreille inattentive, Vittoria se tut aussi, mais seulement par taciturnité, car étant d’une intelligence fort précoce, et très curieuse de toute idée nouvelle, elle n’avait pas perdu un mot de la lecture. Mais Annette se précipita sans réflexion sur le livre qu’elle était avide de posséder dans ses mains, et elle le retourna d’abord dans tous les sens, plongeant son regard dans le safran uni, profond et doux de la couverture ; elle relut dix fois le nom d’André Nouvel écrit en petits caractères discrets au coin du livre ; elle regarda le nombre de pages du volume, puis elle le feuilleta, happant au hasard des yeux des phrases dont les plus piquantes devaient lui rester dans la mémoire, et quand ce petit manège eut duré peut-être cinq minutes, elle rendit le livre à Mme de Bronchelles qui l’observait en silence, pleine d’intérêt pour cette nature riche de vie, si capable de faire honte à la mollesse des vieilles races apathiques.

« C’est très bien, décida la créole, très bien. »

Et un sourire glissait avec mystère sur ses lèvres grisâtres, un sourire confiant dans le pressentiment d’un heureux lendemain. Elle pensait certainement à ce thé du jeudi, chez l’auteur de ces lignes suggestives à qui son talent, son incognito et surtout le charme sentimental de ses œuvres donnaient un attrait souverain, et elle avait le sens d’attendre dans l’avenir quelque chose d’exquis, à la fois sûr et vague.

Et ce fut cette même joie indécise qu’elle retrouva, le lendemain, au réveil, en ouvrant les yeux dans sa chambre presque inconnue encore, mais où les odeurs grisantes du pays se condensaient comme dans un flacon somptueux. Elle sourit aux choses qui l’entouraient ; d’un ardent geste juvénile, elle jeta, d’un air tendre, un baiser à la Vierge dont le profil blanc se voyait de son lit, puis elle songea béatement à toutes sortes d’images décousues : le livre jaune intrigant, qui fleurait si savoureusement pour elle le vieux temps de la mère patrie ; le Paris gigantesque qu’elle allait voir ; le type magique d’écrivain qu’elle avait conçu autrefois d’André Nouvel, en lisant Blés mûrs sous le climat excitant de la Martinique ; puis les trois figures équivoques des demoiselles Ormicelli, qui avaient passé devant elle la veille, indéchiffrables et déplaisantes, et la singulière Ogoth Bjoertz, si imposante dans sa robe noire, tranchée au cou et aux poignets du col et des manchettes calamistrés qui lui donnaient l’air d’un pasteur scandinave, et la sympathique petite Gertrude, et Mme de Bronchelles, dont la surveillance allait jouer un tel rôle sur sa destinée.

Tout cela — sauf quelques petites désobligeances des Anglaises, d’Ogoth et de Giuseppa — lui revenait en mémoire agréablement, et elle jouissait de son inconnu plein de promesses avec la ferveur, qu’elle apportait à tout, qui lui était venue dans les veines avec son sang mitigé, et qui faisait sa séduction. Tout le jour, cette verve intense, ce jaillissement d’entrain pour l’existence se soutint ; on s’étonna de la voir rire, ou croquer ses pastèques, ou chanter les airs de là-bas, ou coudre des agréments de mode à sa robe du soir, ou conter des histoires, ou questionner, ou répondre, avec ce perpétuel intérêt que rien ne lassait, et si vif, qu’on avait le doute de sa durée. Mais ce fut surtout le soir que cette vitalité exubérante s’exagéra jusqu’à une sorte de folie puérile. Lorsque Gertrude, qui était maintenant à jamais son amie de cœur, l’eut habillée pour le thé des Nouvel d’une robe de bengaline bleue, d’où sortait sa fine tête, légèrement teintée de beige pâle, et coiffée de ses cheveux laineux, — ce signe persistant et capricieux de la race, qui reparait quelquefois après de si nombreuses générations — elle se mira et tout à coup se mit à danser. Elle avait pour la danse le goût excessif de ses pères noirs, mais aussi leurs facultés prodigieuses de souplesse et d’esthétique chorégraphique. Elle innova pendant deux ou trois minutes, devant la Belge stupéfaite, des pas vertigineux, de son pied délicat et nerveux mal soutenu dans sa pantoufle.

« Annette, murmura Gertrude qui commençait à concevoir des doutes sur la bonne éducation de son amie, quand vous allez être chez Mme Nouvel, il ne faudra pas… »

Annette éclata de rire.

« Me prenez-vous pour une sauvagesse, ma petite ? Je sais bien que j’ai des indices extérieurs qui montrent que je ne suis pas tout à fait blanche, mais cela n’empêche que je connais ma civilité. Il est vrai que j’ai quelquefois dansé dans le monde, mais ce n’était point de ce pas-là, tranquillisez-vous ; monsieur le gouverneur, chez qui cela se passait, m’aurait arrêtée à temps. »

Puis tout à coup, trahissant son idée persistante :

« Est-ce qu’André Nouvel est bien collet-monté, que vous surveillez comme cela la distinction de mes manières ?

— Oui et non, dit Gertrude, il a de l’indulgence pour les petites filles mal élevées, mais je crois qu’il en a encore plus pour celles qui ne le sont pas. Tenez, dernièrement, nous avons su qu’il venait de faire une pièce ; dans cette pièce, où Mme de Bronchelles ne veut pas nous mener, par parenthèse, il y a, paraît-il, une jeune fille très écervelée ; il a l’air de lui pardonner, et puis, dans le fond, il la maltraite dur. Et à ce propos, je vais vous confier quelque chose ; savez-vous où je crois qu’il a pris le type d’un de ses personnages, pour cette pièce ?

— Là, je pense, répondit Annette, le doigt entre les deux tempes.

— Pas du tout, répliqua la Belge, qui, sans en avoir l’air, par le seul fait de son esprit tranquille et observateur de Flamande, notait les particularités du milieu provisoire qu’elle traversait, pas du tout ; les auteurs n’inventent jamais, ils jettent simplement les yeux autour d’eux, ils choisissent une personne de leur connaissance, puis ils la décrivent avec ses qualités et ses défauts, tout son caractère enfin ; il me semble que cela doit leur donner bien moins de peine.

— Alors, s’écria la créole les yeux enflammés, Martiale, de Blés mûrs, elle a existé ?

— Peut-être, en tout cas je vous garantis que ce n’est pas moi, dit Gertrude qui, avec une simplicité de colombe, avait l’orgueil de sa jeunesse et le souci de ne pas vieillir. Donc, vous ne savez pas qui il a étudié parmi nous pour sa dernière pièce ; eh bien, je vais vous le dire : c’est Vittoria Ormicelli. Il ne le lui a pas avoué, je vous prie de croire, mais c’était facile de voir que chaque jeudi il la faisait causer, causer, causer. Au début cela ne réussissait pas, car vous savez qu’elle est rêche et muette comme un poisson ; mais il s’est aperçu que le thé la mettait en train, alors il était aux petits soins pour lui en faire prendre deux, trois, quatre tasses, et après, cela marchait comme sur des roulettes, Vittoria aurait bavardé jusqu’à six heures du matin. Seulement, ce qu’il y a de plaisant, c’est que la pauvre fille ne soupçonne pas que ces attentions étaient intéressées, et qu’elle ne comprendra jamais la vraie raison pour laquelle André Nouvel lui a fait absorber tant de thé ; si elle savait !

— Ça n’est pas déjà si désagréable d’avoir inspiré un homme de ce talent-là, riposta Annette, et de lui avoir servi de modèle. »

On entendit sur le sable du jardin le bruit du petit omnibus élégant qui jouait le rôle de calèche à la pension du Sphinx, et qui transportait chaque jeudi le jeune bataillon féminin de la villa au petit hôtel du boulevard qu’habitaient André Nouvel et sa mère. Du haut au bas de la maison alors, les portes battirent, les jeunes filles en toilettes claires se précipitèrent dans l’escalier, baignées dans la lumière des lampes électriques ; Frida et Nelly dans d’étroites robes blanches fraîches, les Italiennes dans des costumes rouges qui rehaussaient la belle pâleur de leur teint, mais qui donnaient franchement l’air à Giuseppa d’un enfant de chœur mauvais sujet, Ogoth, tout de noir habillée comme toujours, orgueilleuse jusque dans la soie rigide de sa robe. On s’entassa dans l’omnibus ; il fallait ce jour-là se faire un peu plus petites que de coutume à cause de la nouvelle à laquelle on gardait une place et qui avait disparu tout à coup. Par les vitres, tous les yeux plongèrent dans le jardin sombre sans l’apercevoir.

« Où est-elle ? » demanda Frida de sa lèvre vraiment britannique un peu rentrée et toujours dédaigneuse par l’habitude des labiales anglaises.

Mme de Bronchelles, dont la responsabilité sans cesse en éveil s’inquiéta de suite, se mit à crier : « Annette ! Annette ! »

Et, descendant sur le marchepied au même instant, elle aperçut sa petite silhouette de femme bien faite déjà, dressée face au sphinx, et minaudant nez à nez devant le mystérieux visage.

« Que faites-vous donc, mon enfant ? » s’écria-t-elle avec une légère impatience.

Annette se retourna brusquement, étonnée et fâchée d’avoir été surprise, et elle courut à la voiture.

« Oh ! pardon, madame, je ne savais pas que vous m’attendiez. »

Puis se penchant câlinement et montrant le sphinx du doigt :

« J’avais quelque chose à lui demander.

— Vous a-t-il répondu, mon pauvre grand bébé ?

— Il m’a répondu « oui », je crois bien… »

Maintenant, on allait au grand galop ; malgré le grondement des roues, les chuchotements avaient commencé à courir dans l’omnibus et Annette glissait à l’oreille de son inséparable :

« Êtes-vous bien sûre qu’André Nouvel n’aime pas sincèrement cette jolie pimbêche de Vittoria ? elle est très jeune, mais elle a un beau type, et puis c’est sérieux, ça a déjà l’air assez raisonnable pour se marier.

— Nous l’avons toutes cru d’abord, répondit Gertrude de la même voix étouffée, et peut-être le croirions-nous encore, si l’ami indiscret de l’auteur qui nous a révélé la pièce en question ne nous avait dit que l’un des principaux rôles serait une jeune Italienne du nom de Vittoria ; après ce que nous avions observé depuis des semaines, il était clair que ses amabilités n’avaient eu d’autre but qu’une étude d’après nature. La preuve, c’est que, depuis que la pièce est achevée et qu’on la répète au Théâtre Parisien, M. Nouvel se refroidit sensiblement pour la jolie pimbêche, comme vous l’appelez si bien ; il ne lui adresse plus la parole qu’en passant, et ne s’y intéresse plus que comme à un souvenir lié à son œuvre. Je parie que ce soir si elle boit une tasse de thé ce sera tout. »

Alors l’espièglerie de « Café au lait » s’arrêta soudainement ; elle se recueillit ; elle se sentait venir une admiration tendre, presque aimante à l’avance pour cette âme poétique et sentimentale qu’elle avait cru deviner dans le jeune écrivain ; et c’était toujours à son héroïne, Martiale, qu’elle revenait naturellement. Il avait si divinement décrit l’état de son cœur blessé, et les riens insaisissables de son chagrin résigné, que, même l’ayant copiée d’après nature, il ne se pouvait pas qu’il n’y eût mis un peu de lui-même, et que les sentiments délicieux qu’il avait exprimés là ne fussent les siens. Et alors, quel rêve, se disait la créole, quel rêve d’être vue, peut-être remarquée, peut-être aimée par cet homme qui l’aimerait avec le cœur de Martiale virilisé !

Lorsqu’on lui dit qu’elle était rendue, il lui sembla que son cœur s’arrêtait net ; elle sauta silencieusement de voiture ; elle monta l’escalier devant un beau laquais luxueux, et, sur la laine épaisse du tapis, son petit pied si ferme tout à l’heure en dansant sa fantasia tremblait dans son soulier comme un oiseau pris.

Pendant ce temps, dans les deux pièces byzantines, dont l’une était le salon de sa mère, l’autre son cabinet de travail, et où ils se réunissaient pour recevoir, André Nouvel se promenait à petits pas, une menue cigarette d’amusette aux doigts. C’était un élégant garçon qui avait beaucoup plus que trente ans, mais qui n’en paraissait pas avoir quarante, avec l’air riche que donne non seulement un veston bien coupé, mais encore le bien-être moral qui s’installe dans la physionomie d’un homme arrivé. Il n’y avait pas de longues années que, modeste employé au Ministère, il se rendait chaque matin au bureau, de la lointaine banlieue où les loyers sont moins chers, sur une petite bicyclette maigre qui sonnait la ferraille sur le pavé ; son agréable physique avait alors sans doute plus de juvénilité qu’aujourd’hui, mais il lui manquait l’indéfinissable changement que le succès opère dans un homme, et, malgré quelques assombrissantes approches de l’âge mûr, on pouvait dire de lui l’expression vulgaire : « il avait gagné », la peau mate, les cheveux noirs opulents, l’extérieur souverainement artiste, l’apparence frappante d’un intellectuel, il avait de quoi plaire, d’autant qu’il en avait le souci et qu’on le voyait perpétuellement aimable.

Sous la lumière voilée d’une lampe, enfouie dans un grand fauteuil levantin, une petite vieille dame paraissait dormir ; à la table de travail de l’écrivain, la place du maître de céans était prise par un autre jeune homme, beaucoup moins somptueux que ce dernier, qui, quoique n’étant pas son secrétaire, avait la bonté de lui corriger ses épreuves ; et dans le fond, un meuble étrange, comme une voiture d’enfant démesurément longue, dans laquelle s’agitait une petite tête éveillée, au milieu de grandes images peintes étalées. De temps en temps, une voix maladive, une voix efféminée de petit garçon partait de ce coin à l’adresse du correcteur de la table :

« Dis, qu’est-ce que c’est que cela, Henri ? dis, dis ? »

À chaque fois, le jeune homme à l’air pauvre se levait pour expliquer l’image intrigante, puis il revenait reprendre son travail, fait de brusques traits de plume au plein de la marge. Mais alors c’était André Nouvel qui l’interrompait pour des badineries, de petites anecdotes de boulevard, des mots d’esprit qui lui éclosaient à propos de rien, et pour lesquels il dérangeait volontiers son ami avec cette bonhomie cordiale qu’on a, entre gens bien nés, pour un camarade moins heureux que vous.

« Et puis cela, Henri, qu’est-ce que c’est, dis ? » reprenait là-bas l’enfant malade.

Des trottinements dans l’escalier, des bruissements, inconnus dans la maison, de jeunes robes froissées et des voix fraîches réveillèrent la vieille dame qui se mit à dire :

« André, André, va vite, mon enfant, c’est notre jeunesse qui arrive. »

Elle se leva elle-même avec peine, car, bien que sans nulle infirmité, ses vieilles jambes raidissaient aisément pour un moment de repos, et elle vint la première recevoir ses petites amies. Toutes défilèrent devant elle sans cérémonie Ogoth exceptée qui faisait tout royalement, fût-ce un salut ; l’écrivain leur donna tour à tour, à la bonne franquette, des poignées de main de vieil ami, disant presque à chacune un mot de bienvenue dans sa langue natale ; mais quand vint « Café au lait », qu’il s’attendait si peu à voir, il eut un mouvement de surprise, une surprise qui n’était pas sans agrément, paraissait-il.

Il s’inclina pendant qu’elle passait, et elle le regarda avec une religion profonde de ses grandes prunelles humides et troublées. C’était presque ainsi qu’elle l’avait rêvé, à l’immatérialité près que donnent les jeunes filles à leurs conceptions. À la dernière minute, pourtant, avant d’entrer, elle s’était demandé si elle n’allait pas le trouver vieux et laid, et maintenant cette pensée-là la faisait sourire

« Mlle Maviel, dit Mme de Bronchelles en la présentant à la vieille dame, la fille d’un de mes amis d’enfance. »

André Nouvel alors se rapprocha, visiblement intéressé.

« Son père me la confie pour quelque temps, poursuivit Mme de Bronchelles, vous jugez si je suis heureuse de l’avoir sous mon toit. »

Le jeune homme aux épreuves avait modestement quitté sa place trop en vue pour aller se mettre près de la grande voiture ; les Italiennes, qui semblaient avoir pour ami le petit garçon, l’eurent bientôt rejoint ; très en verve ce soir-là, Vittoria en tête, elles dissertaient sur les images avec une animation méridionale qui distrayait autant l’ami de Nouvel que l’enfant. Nelly et Frida rôdaient autour de Mme de Bronchelles, d’Annette et de l’écrivain, secrètement curieuses de la manière dont celui-ci allait traiter celle-là, et se doutant qu’il allait tout à fait oublier avec elle sa dignité d’Européen. Ces petites Anglaises, éminemment paresseuses, avaient l’esprit très fin ; elles pressentaient que l’originalité du type nouveau séduirait le Parisien blasé, et en cela elles s’étaient montrées fort avisées, car, depuis qu’Annette Maviel avait posé le pied dans ce salon, André Nouvel n’avait guère regardé qu’elle, si bien que Gertrude Laerk, prompte à tirer toujours des généralités d’un fait, se disait à part elle :

« Sûrement, dans son nouveau roman, il y aura une mulâtresse. »

Mais la voix de la Norvégienne, harmonieuse et posée, détourna bientôt le cours des diverses pensées de tout le monde ; elle s’était approchée du petit malade qu’elle avait cru devoir examiner.

« Monsieur Nouvel, disait-elle sans aucune pédanterie, mais avec cette sincérité transparente dans sa personne qui lui ôtait toute apparence désobligeante d’étudiante de mauvais ton, Monsieur Nouvel, si vous avez plus d’autorité que moi sur votre ami, vous devriez bien lui conseiller de ne pas amener ce petit bonhomme en soirée ; il est en très bonne voie, il se fortifie, c’est évident, seulement la fatigue c’est terrible pour lui, et ici, ce soir, il se fatigue.

— Que voulez-vous ! répondit, non point André Nouvel, mais le grand jeune homme inconnu, c’est une telle fête pour lui de venir, et il s’ennuie tant à la maison !

— Qu’est-ce que c’est donc ce monsieur et ce petit infirme ? demanda Annette à l’oreille de sa confidente.

— Le jeune homme, c’est l’intime ami de M. Nouvel, répondit la Belge à mi-voix ; il s’appelle Maréchal, mais ici, on le nomme toujours M. Henri ; il sort de l’École Normale, et il a obtenu un congé de quelques mois avant d’aller prendre un poste de professeur en province, parce qu’il vient de perdre sa mère et qu’il a je ne sais quelles affaires à régler ; puis il s’occupe de son petit frère. Il a beaucoup de mérite. »

Annette n’écoutait plus. Le mérite du jeune normalien l’inquiétait évidemment fort peu dans le moment, d’autant moins qu’André Nouvel, à qui sa brune petite tête inattendue semblait plaire infiniment, se rapprochait d’elle à cette même minute, modeste et respectueux comme un courtisan qui demande l’audience d’une jeune reine. Or, la jeune reine, qui venait de faire inconsciemment une si honorable conquête, n’avait garde de refuser l’audience demandée. Elle brûlait d’envie d’entendre le son de cette voix sacrée qui, dans le mystère du travail, avait dû murmurer tout bas, ici, la désolation de la douloureuse Martiale, elle aspirait à sonder cette âme talentueuse, dont, pour un peu de génie et un joli style, elle s’exagérait la profondeur jusqu’à l’enthousiasme ; l’écrivain était pour elle le triomphateur intellectuel de l’époque dont la gloire l’avait exaltée, doublé du grand cœur tendre qu’il avait volontiers écoulé dans ses livres. La pauvre petite ignorante ne pouvait savoir la frivolité de ce triomphe d’auteur léger, sur lequel une plus solide gloire le lendemain était capable de passer l’éponge de l’oubli, ni le factice de cette sensibilité cérébrale, fruit d’une impressionnabilité artistique, de celles qui conçoivent les plus précieux sentiments sans les sentir.

« Monsieur Nouvel, demanda-t-elle avec une émotion délicieuse, est-ce à cette table-là que vous avez écrit Blés mûrs ?

L’auteur sourit.

« Ah ! vous avez lu cela, mademoiselle ?

— Oui, répondit la créole, qui parlait avec une sorte de culte ou d’étrange dévotion ; je l’ai lu l’été dernier à la Martinique. Mon père est planteur là-bas ; j’allais m’asseoir au milieu des cannes, près d’un ruisseau où il ne coulait plus qu’un petit filet d’eau, et j’emportais votre livre ; oh ! ce que j’ai aimé votre Martiale ! ce que je l’aime encore ! Vous l’avez si bien faite !

— Ah ! fit-il sans nul étonnement, mon type de jeune fille vous a plu. Votre critique me fait plus d’honneur que votre modestie ne le suppose sûrement, mademoiselle ; je ne vous connais qu’à peine, je sais seulement de vous que vous avez un nom à ravir, et que vous forcez toutes les sympathies, mais mon métier de psychologue me permet de deviner en vous bien d’autres choses, et, d’apprendre qu’une jeune fille comme vous a admiré ma bonne Martiale, l’a comprise surtout, et l’a aimée puisque vous m’avouez cette amitié, cela me cause une inexprimable vanité d’auteur. »

Annette écoutait, recueillie ; elle se sentait doucement anéantir par la proximité de cette célébrité voisine ; Ogoth Bjoertz avait hasardé la veille avec Vittoria cet aphorisme un peu hardi :

« On a beau affranchir la race noire, ses enfants naissent toujours esclaves, sinon socialement, du moins dans leur vie morale. » L’aphorisme semblait se réaliser en partie dans cette curieuse nature si complexe de la quarteronne, chez laquelle c’était un trait principal que de se plier devant tout ce qui était impérieux avec une grâce humble de chien couchant. Ce n’était pas la servilité dont la Norvégienne avait dit le mot, mais une docilité naturelle, faite d’humilité et de douceur, capable seulement de révoltes accidentelles, et toujours prompte à se reprendre, comme un pli indélébile imprimé à la descendance par une habitude héréditaire. Assise sur une chaise basse, sa main aux ongles blêmes cachée dans l’épaisseur laineuse de ses cheveux châtains, elle s’abaissait avec une sorte de délire sous la souveraineté séduisante de celui qui lui parlait, et qui se doutait si peu que chacune de ses paroles lui enchaînait de plus près cette petite esclave aimante.

« Vous lisez donc dans les âmes ? demanda-t-elle tout à coup, en levant timidement son regard dévoué.

— Quelquefois…

— Toujours, interrompit Ogoth Bjoertz, qui cultivait autant la philosophie que les sciences, et qui intervenait toujours quand on allait parler sérieusement de la logique du corps ou de la logique de l’âme. M. Nouvel est cartomancien comme pas un, et il est capable, en cinq minutes de conversation, de vous dire votre bonne aventure mieux qu’à la foire.

— Mieux qu’à la foire ? grand merci ! dit l’écrivain en riant ; j’accepte le compliment ; mais il me faut plus que cinq minutes d’examen, par exemple ; et tenez, vous, mademoiselle Bjoertz, savez-vous qu’il n’y a pas longtemps que je vous ai comprise ? »

L’aveu n’avait rien d’étonnant quand on contemplait cette sévère personne d’Ogoth, dont la beauté sibylline était si mystérieuse, et le ferme regard si indéchiffrable. Elle rappelait aussi bien, par son air, une vestale sacro-sainte, qu’une pastoure de son pays par son costume. On devinait seulement en elle que le foyer véritable de son être était son front lumineux, et encore, sur ce sanctuaire de sa personne, le trait extérieur de ses bandeaux noirs mettait-il un voile.

« Et qu’est-ce que vous avez compris d’extraordinaire ? demanda-t-elle alors, instinctivement désireuse d’accaparer la conversation à son profit au préjudice de cette quantité négligeable qui s’appelait Annette Maviel, et qu’elle ne jugeait pas digne d’occuper l’attention d’un homme de talent.

— J’ai compris pourquoi vous étiez aujourd’hui étudiante en médecine, pourquoi vous assujettissez votre esprit de jeune femme, si impropre à cela, à des études qui ont rendu fous des hommes mûrs. Vous nous avez dit que vous étiez noble par votre mère, n’est-ce pas ? vous êtes d’un pays où l’on naît grave, où l’on prend la vie au sérieux ; voilà les seuls éléments que j’avais pour comprendre. Eh bien ! j’ai deviné l’importance que vous attachez à votre naissance, le prix que l’aristocratie a pour vous. Chez vous, comme chez nous, comme partout, l’aristocratie est maintenant déchue ; en France, c’est un précieux débris que l’on regarde curieusement, auquel on attache malgré soi une espèce de prestige, mais dont nous nous sommes facilement consolés de voir la ruine, et que nous traitons avec la noble indifférence dont on considère un monument historique. Pour vous, c’est tout autre chose. Vous avez senti devant cette ruine se réveiller en vous un instinct héraldique endormi dans votre famille avec les grands preux norvégiens, et vous avez repris, pardonnez-moi de vous dire durement la vérité, l’insupportable esprit de caste, vital en vous comme dans bien des femmes de votre pays. Seulement, vous avez une grande intelligence, et vous avez tenu ce raisonnement que l’aristocratie ne ressuscitera plus, que la préséance sociale a viré vers une autre supériorité, le monde scientifique, et que c’était là qu’il fallait aller chercher le premier rang désormais. Alors, votre instinct aristocrate vous a conduite à ce labeur passionné ou vous vous surmenez, mais qui vous donnera place un jour, dans votre Christiania, au rang de l’aristocratie de la science.

— Vous n’êtes pas un psychologue, monsieur Nouvel, répondit Ogoth en souriant, vous êtes un photographe, un photographe moral ; vos analyses sont des posés psychologiques qui ont la précision d’une petite mécanique vivante, d’une machine humaine ; cela vous fâche-t-il ? tant mieux, c’est pour mon esprit de caste ; et puis, remarquez, je vous rends encore cette justice que vous êtes un remarquable devin. »

Annette frissonna ; toujours tranquillement assise près des causeurs, dans son humilité de petite âme timide qu’écrasait pour le moment l’omnipotence intellectuelle d’Ogoth, elle se demandait naïvement ce qui allait arriver si ce divin magicien de Nouvel jetait par hasard les yeux sur elle et découvrait ce qui se passait dans son cœur. Elle avait beau étudier sa contenance, se faire un petit air dégagé et indifférent, il lui semblait que son admiration transparaissait au dehors, et que d’un seul regard Il allait découvrir son cher secret, lire comme elle s’était enthousiasmée de lui. Elle n’osait plus lever les yeux ni dire un mot qui aurait pu la trahir, ni faire un mouvement qui aurait attiré l’attention sur elle ; elle n’épiait plus que l’occasion de s’enfuir vers un autre coin, pour échapper à l’inquisition de ce liseur de pensée dont le pouvoir devenait si terrible pour elle. Mais elle avait compté sans ce qu’elle ignorait, la curiosité qu’éprouvait l’écrivain à l’endroit de sa personne, et, juste comme elle allait se lever, il se tourna vers elle et engagea la causerie, sans souci de la soudaine timidité qui avait saisi la créole devant lui.

Si dans l’âme fraîche et sereine d’Annette éclosait en sourdine ce premier roman délicieux, dans le salon voisin, un drame tout autant silencieux, mais autrement remuant, s’élaborait en secret dans le cœur ténébreux de la Florentine Vittoria.

Placée à une table où les Anglaises s’étaient assises avec ses sœurs pour voir des illustrations, mais placée de façon à suivre du regard les moindres mouvements d’André Nouvel, qui était demeuré avec le reste de la société dans son cabinet de travail, la plus légère ligne de ses traits n’avait pas bougé. Son fragile visage, toujours sérieux mais impassible, était demeuré ce qu’il était des semaines auparavant, quand, depuis l’heure de son arrivée jusqu’à son départ, elle avait la gloriole de voir le jeune Maître occupé d’elle ; et personne ne pouvait soupçonner quelle énergie de fer il lui fallait, pour se raidir toute contre la colère jalouse et amère qui l’emplissait et qui demandait des larmes. Mais, plus l’orage était extérieurement maîtrisé, plus il dévastait profondément l’âme de la jeune fille.

Précoce par son esprit réfléchi, et inexpérimentée comme une enfant de seize ans, Vittoria avait eu une époque d’éblouissement quand elle s’était aperçue de la grande place qu’elle tenait dans l’attention d’André Nouvel. Elle venait d’arriver en France, elle traversait l’enchantement d’un être jeune transporté dans un beau pays nouveau — cet enchantement par lequel la créole passait présentement, et qui, moins violent, avait été chez Vittoria plus conscient et plus délibéré, — elle était sous le coup de l’exaltation forcée d’un voyage, lorsque, le premier soir où il l’avait vue, le jeune et glorieux écrivain s’était frappé de l’idée de mettre ce type italien farouche, muet, d’aspect sournois, sur la scène. Elle avait alors connu la griserie vaniteuse d’être, aux yeux de toutes les autres, fêtée particulièrement par un homme célèbre ; puis, la persistance de cette sorte de cour qu’il lui faisait avait fini par vaincre les réticences de son esprit positif qui répugnait tour jours à préjuger ; elle avait cru, après de longues réflexions, qu’il l’aimait de bonne foi, et ce fut une illusion pleine de délices qui se poursuivit longtemps, soutenue par les apparences les plus trompeuses, bien que l’auteur n’eût pas dit un mot qui pût l’appuyer. Elle rêva de devenir reine dans cette maison, qui exerçait sur la société intellectuelle de Paris une espèce de royauté ; elle rêva de partager ce nom qui évoquait une des gloires les plus sympathiques de la littérature, et elle rêva avec la certitude de la réalité.

Pendant ce temps, dans ce même cabinet où son étrange beauté rayonnait chaque jeudi soir, la pièce se construisait lentement ; sa curieuse figure féline, sombre et fuyante de Florentine, que Nouvel avait si nettement conçue, était magistralement dessinée ; mais, à mesure que l’exécution s’achevait et que la conception absorbait davantage l’esprit de l’auteur, le modèle perdait son intérêt ; des deux Vittoria, la vivante et l’irréelle, une seule maintenant passionnait André Nouvel, c’était celle qu’il avait créée ; l’autre, le simple accessoire dont il avait eu besoin, mais qui l’avait fatigué, avait usé son charme. Il continua d’être aimable pour la signorina, parce qu’il avait un fond d’honnêteté, et que, se rendant compte d’avoir été très empressé, il ne voulait pas lui causer la peine d’un oubli subit. Mais, peu à peu, il se sépara d’elle au cours des soirées, la replaçant ainsi au rang des autres, le rang ordinaire d’où son seul dilettantisme l’avait quelque temps fait sortir. Et, comme la psychologie, d’une si grande utilité dans l’examen de la conduite des autres, ne sert ordinairement à rien dans la direction de notre propre conscience, il ne s’aperçut pas qu’il avait mal agi, et qu’il avait empoisonné pour jamais l’âme blessée de l’Italienne.

Vittoria comprit lentement qu’elle lui était devenue indifférente. Elle se demanda d’abord s’il l’avait aimée vraiment ; il ne le lui avait jamais dit ni fait entendre, mais il lui était encore agréable de penser que oui, elle crut à un dégoût spontané qui l’aurait pris pour elle. Elle souffrit virilement sous son masque d’impassibilité ; souffrance d’orgueil d’abord, de déception, et aussi de cœur, car elle était capable d’une certaine dose d’affection froide et retenue, et ce fut comme le vent de cinq ou six années d’expérience qui passa sur elle en quelques semaines. Mais le sang italien qui bouillait en elle, et que démentait sa froideur extérieure, lui fournit une compensation ; cette nature florentine, qui sait, du jour au lendemain, d’aimante devenir haineuse, et qui se délecte dans les représailles morales d’un revirement de sentiment. Elle se mit à abhorrer l’écrivain sourdement, silencieusement, avec les mêmes rares sourires qu’elle lui accordait dans le temps où elle le prisait si fort. Personne ne pouvait penser que, chaque fois qu’elle entrait, elle maudissait le seuil de sa porte, et qu’elle épuisait toutes les incantations de sa superstition native sur le chêne de sa table de travail, où pouvait au besoin se tarir son génie, les mauvais esprits aidant.

C’était dans cet état d’âme qu’elle était venue ce soir-là à l’intime réunion ; c’était avec cette haine dissimulée qu’elle avait tendu la main à Nouvel, qu’elle avait causé, souri, déployé sa grâce involontaire d’adolescente Toscane. Elle notait avec d’amères émotions tous les oublis que le maître de maison avait pour elle ; le temps qu’elle avait parlé au petit malade, elle avait remarqué que Nouvel s’éloignait d’elle ; elle avait inutilement attendu le moindre regard du jeune écrivain, et puis, tout d’un coup, dans cette surveillance clandestine qu’elle exerçait sans cesse sur lui, elle avait saisi, à d’imperceptibles riens, ce nouvel aliment à sa vengeance et à sa jalousie, que la quarteronne lui avait plu.

Sa longue main fine posée sur la Revue de la table avait à peine frémi ; sa bouche s’était un peu serrée, puis elle s’était remise à feuilleter les illustrations sans que rien ait paru davantage du nouveau déchirement qui se faisait en elle, à voir sa place d’autrefois prise dans l’intérêt et l’attention de Nouvel par cette jeune fille de sang noir pour laquelle sa naturelle fierté avait distillé tant de mépris jusqu’ici. À demi brisée par l’effort de se contenir, elle s’épuisait encore à fournir la réplique aux Anglaises assises à ses côtés, tout en écoutant, par une tension d’esprit surhumaine, la causerie de l’écrivain et d’Annette ; leurs paroles lui étaient presque inintelligibles, mais comme ils étaient juste devant ses yeux, rien ne lui échappait de leurs gestes, de leurs regards, de leurs attitudes. Annette était toujours assise sur la chaise basse, la tête penchée, les mains croisées dans un geste de religion ardente. André Nouvel la dominait de sa haute taille et de son siège plus élevé, semblant parler seul, tantôt sur le ton protecteur d’un homme qui s’adresse à une petite fille, tantôt avec la vénération d’un artiste pour une statuette précieuse. On le voyait à la fois intrigué par cette juvénilité excessive de la créole, qu’un accès de sauvagerie repliait sur elle-même, et admiratif de ce spécimen nouveau de jeune fille, qui était un modèle exquis.

La pénétrante Italienne observait ces nuances avec le cruel délice de la jalousie. Désormais, ce n’était plus entre Nouvel et elle que se jouerait son drame muet ; la quarteronne, cette intruse de « Café au lait », y entrait pour une large part, et la pauvre petite Annette, toute à l’étonnement de son premier amour, ne soupçonnait pas ce qu’avait de dangereux le rôle qu’elle prenait là.

Une odeur forte de thé inonda tout à coup le premier salon, et l’on s’aperçut que le laquais avait sans bruit soulevé une portière, et qu’il se tenait près de la porte, chargé du plateau et de la théière fumante. Les Anglaises se levèrent les premières, et Nelly, humant l’air, relevant les ailes de son petit nez gourmand, déclara :

« Oh ! excellent ! »

Vittoria sourit de ses minces lèvres volontaires, si incompréhensiblement maîtresses de leur expression.

« Cela sent le thé », dit dans le salon d’à côté la voix un peu lassée de Mme Nouvel qui causait depuis le commencement avec Mme de Bronchelles.

Bientôt, tout le monde s’était réuni dans cette seconde pièce autour du plateau. On n’entendit plus que le glouglou de la tisane versée dans les tasses, et les petits chocs des pierres de sucre contre la porcelaine. Nelly et Frida s’étaient abattues sur une assiette de pâtisserie, de sorte que ces deux-là, les plus bavardes, avaient de bonnes raisons pour ne point causer. Frida surtout faisait de la bonne besogne, l’œil mélancolique ainsi qu’il arrivait chaque fois qu’elle rencontrait sous sa dent de ces choses friandes, et qu’elle leur associait sans doute dans son esprit l’image quittée de Mister Solomon. Ce fut Nouvel qui rompit le silence :

« Vous ne mangez rien ? dit-il à Annette en lui offrant de petites brioches ; prenez donc ; nous allons boire du thé à la santé de Mlle le docteur Bjoertz de Christiania.

— J’accepte, murmura « Café au lait », parce que c’est pour Ogoth d’abord, et puis ensuite parce que ce n’est pas de la viande ; depuis que j’ai entendu l’histoire d’Herménégilde et de sa rencontre, je ne veux pas entrer dans la famille dont je suis menacée en mangeant du beefsteak ou de l’aloyau.

— Oui, répondit Nouvel, qui paraissait jouir avec un plaisir infini de ce petit esprit créole, enfantin et réfléchi, mais vous buvez volontiers du thé qui vous fait participer de la nature végétale, encore inférieure à celle des bêtes.

— Allons, Nouvel, interrompit en riant Mme de Bronchelles, avez-vous fini de fatiguer de vos théories le cerveau de ce Chiffon-là ? Parlez-lui de poupées, ce sera mieux.

— Il y en a de négresses au bazar », fredonna Nelly dont la férocité ne désarmait pas de voir le cas qu’un grand homme pouvait faire d’une quarteronne.

Les trois Italiennes s’étaient glissées sans bruit près de la longue voiture du petit malade ; juste à ce moment, comme pour couper tout commentaire, la voix scandée d’accents de Vittoria s’écria :

« Ogoth ! peut-il manger des gâteaux, le petit Étienne ? »

Ogoth s’avança magistralement vers l’enfant :

« Rien que des gâteaux secs, avec le quart d’une tasse de thé. »

Le grand jeune homme dévoué, qui ne parlait qu’à peine, servit son frère, et tout le monde s’assembla près de la voiture, les Anglaises Gertrude et Annette. Mme Nouvel, son fils et Mme de Bronchelles s’assirent seuls à la table de thé.

« Ma cousine, fit alors confidentiellement André qui, au nom d’une vieille amitié, se servait de cette appellation, sans que nulle parenté la justifiât, dites-moi donc au juste ce que c’est que ce Chiffon-là. »

Et ses yeux désignaient dans la ronde des jeunes filles, là-bas, la petite robe bleue et la tête crépue, qu’il ne pouvait voir sans que son regard s’adoucît.

« Ne me parlez pas de cette enfant, répondit Mme de Bronchelles soucieusement ; hier je maudissais sa venue, aujourd’hui c’est ma brebis préférée, demain ce sera plus qu’une fille pour moi. Imaginez, vous, le grand imaginatif, l’idéal le plus charmant de jeune fille qu’on puisse rêver, et vous aurez créé Annette Maviel, ce qui pourra passer pour votre chef-d’œuvre, par parenthèse ; et imaginez encore que ce trésor, à moi confié par le père, un vieux compagnon d’enfance, j’ai le mandat de m’en dessaisir au profit du mari le mieux assorti que je lui trouverai. Vous comprenez bien, n’est-ce pas, cette enfant adorable contre laquelle j’aurais troqué ma propre fille, si Dieu m’en avait donné une, il me faudra la donner un jour à un représentant de votre sexe disgracieux et disgracié, ignorant de la vertu et des beautés, et qui est bien ce qui a été créé de plus vilain sous le soleil.

— Je vous suis bien obligé, ma cousine, reprit André Nouvel en s’inclinant ; mais dites-moi, votre trésor est-il riche ?

— Dans les quatre ou six millions en cannes à sucre. On m’a fait la politesse de me dire que, dans les colonies, ce petit accessoire-là serait un épouvantail pour l’amoureux d’une quarteronne qui craindrait de faire croire à un mariage d’argent, mais qu’en France ce serait différent…

— Que voulez-vous, les temps sont si mauvais ! Enfin, le chiffre est joli et le parti l’est plus encore. Je vous promets de rêver cette nuit de votre petite négrillonne ; j’ai rangé dans mon intellect ou ma mémoire, comme dans un musée, les différentes figures de jeunes filles que j’ai rencontrées et étudiées, et ma collection est une chose curieuse, je vous assure : j’y ai mis votre insaisissable Vittoria, j’y ai classé la prestigieuse Ogoth Bjoertz avec l’étiquette de « Sémiramis », Annette y sera demain, et point du tout vassale de la Norvégienne, je vous prie de croire ; elle mérite aussi la royauté, ce sera la petite reine de Saba.

— Pauvre Annette ! reprit Mme de Bronchelles, si je pouvais plutôt lui trouver quelque bon et jeune bourgeois bien honnête ! Je me soucie fort peu de votre musée, mon cher Nouvel, vous feriez bien mieux de m’aider dans ma tâche.

— La marier ? s’écria l’écrivain en riant ; soit, ma cousine, j’y penserai. »

Et comme « sa cousine » paraissait incrédule :

Pourquoi pas ? je vous promets d’y réfléchir très sérieusement. »

Dans l’autre coin, le grand jeune homme qui se nommait Maréchal, mais qu’on n’appelait jamais que M. Henri, coupait des biscuits en mouillettes que le petit infirme pût tremper dans le thé ; à sa droite et à sa gauche, le poing aux hanches, les Anglaises le regardaient faire.

« Dites donc, M. Henri, quand jouera-t-on la pièce de M. Nouvel ?

— Dans huit jours, Miss Nelly : elle doit être affichée après-demain. »

Annette leva les yeux sur le normalien à cette assurance de voir bientôt le nom magique sur les murs de Paris ; et elle se dit que ce grand jeune homme silencieux pourrait bien être moins timide qu’il n’en avait l’air, et que, s’il ne causait pas, c’était peut-être qu’il ne trouvait personne à qui parler. Il avait le nez droit et énergique, le crâne large, l’œil ferme, et rien de gauche dans sa taciturnité. Seulement, il avait le malheur d’être le satellite obéissant et dévoué d’un astre trop brillant, et son attachement à son ami Nouvel mettait dans l’ombre sa valeur. Annette n’eut pour le satellite qu’un regard distrait, elle n’avait vu que l’astre.

« Moi, quand je serai grande, Étienne, je serai médecin comme Ogoth, disait Giuseppa, et je te guérirai.

— Donne-moi une brioche en attendant », soupirait l’enfant.

Et Annette, pour être aimable :

« Quel âge a-t-il, monsieur, votre petit frère ?

— Neuf ans, mademoiselle.

— Comme les miens », murmura Gertrude qui, chaque fois qu’elle venait, embrassait à deux reprises le front pâle du petit infirme en songeant aux jumeaux.

Alors, la conversation devint très active dans ce coin-là ; Giuseppa pérorait, dans cet ineffable accent toscan qui donnait un tel piquant à ses discours enfantins, sur la noble profession de médecin, sur la célébrité à laquelle était appelée Ogoth sa divinité à elle aussi — et sur ses projets d’avenir. La Norvégienne et le jeune homme s’efforçaient d’arrêter son élan vers une carrière aussi épineuse, avec tout le tact pédagogique dont ils étaient capables. Les Anglaises riaient, Gertrude faisait des cocottes en papier qu’elle disposait sur la voiture, et « Café au lait », l’esprit tranquille et heureux, très distraite de ce qu’on disait là, la tête pleine d’un charme nouveau, rêvait.

Minuit rassembla comme une cloche d’alarme le bataillon auprès de son chef. C’était l’heure irrémissible du départ chaque jeudi, que ces douze coups frappés sur le timbre d’argent d’une vieille pendule, perdue sur quelque crédence. Annette songeait à l’histoire d’une certaine Cendrillon qui avait été menée inopinément au milieu d’une fête princière, et qui, à minuit, s’enfuyait vite, comme elle, mais qui, laissant sa pantoufle, emportait dans ses mains le cœur du fils du roi. Et elle pensa qu’elle laisserait bien là, elle aussi, non seulement sa pantoufle, mais sa richesse, sa jeunesse, son bonheur et sa vie, pour garder une seule parcelle du cœur de ce prince de la plume, dont un fils de roi n’aurait pas été digne de dénouer la chaussure.

Dans l’omnibus, pour le retour, le hasard la plaça près de Vittoria, pour laquelle un instinct délicat lui disait d’être tendre ; il lui sembla qu’elle avait le frisson ; elle l’enveloppa de son châle et elle glissa la bouillotte sous son soulier ; elle lui dit que sa robe était jolie et qu’elle avait de beaux cheveux. Vittoria, sans répondre, eut de nouveau pour elle son immuable sourire, et Annette ne se douta pas que, si ce sourire-là avait pu la changer en statue de sel, Vittoria aurait souri dix fois pour une.

Après cela, elle s’enferma dans ses délicieuses pensées, le visage tourné vers l’avenue, déserte maintenant, qu’on poursuivait. Tout à coup, l’espace s’élargit en une immense place plantée de réverbères impuissants qui pâlissaient sous le clair de lune, puis, aux yeux extasiés de la créole, surgit une masse monumentale dont elle n’aperçut pas le sommet perdu dans les ténèbres, mais dont la lune blanchissait une face, et que la voiture contourna.

« Oh ! qu’est-ce que c’est que cela ? » demanda-t-elle avec une émotion sacrée devant cette première apparition du Paris-rêve, du Paris ancestral où dormaient ses pères, et qui faisait vibrer en elle tout un mystère d’affection.

On lui répondit que c’était l’Arc de triomphe.

Et elle s’endormit ce soir-là dans l’enthousiasme, parce qu’elle avait atteint le féerique pays de ses rêves, où brûle la flamme de l’esprit, et où s’élèvent des merveilles.