La Pension du Sphinx/5

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 116-165).

V

LE ROMAN

Le repas du soir, le même jour, était silencieux et consterné. « La Rieuse » trônait cependant de nouveau là-bas, et une intimité toute fraîche éclosait mystérieusement entre les jeunes filles que cette journée avait décidément liées ; mais la terrible épreuve avait été un échec pour Ogoth. De son travail épuisant, de ses nuits brûlées dans l’étude, de son effort cérébral soutenu des mois, il ne revenait rien. Le titre convoité lui était refusé, et elle était rentrée pourtant immuablement placide ; peut-être un peu plus pâle que de coutume, à cause de la fatigue des jours précédents, mais l’esprit libre. Mme de Bronchelles était profondément attristée. Vittoria, Maria et Giuseppa rongeaient leur frein dans l’impuissance, et si l’un de ces messieurs de la Faculté avait bien voulu dans l’instant mettre sa tête sous le talon de l’une d’elles, il aurait vraisemblablement subi un triste sort. Les Anglaises mangeaient sans rien dire ; Gertrude avait tout d’un coup perdu son appétit, et de grosses larmes discrètes roulaient dans les yeux d’Annette.

Le carillon menu de la sonnette retentit dans le jardin sans qu’on le remarquât ; des préliminaires de visite eurent même lieu, sans que la distraction, générale ce soir-là, laissât y prendre garde. Aussi fut-ce une vraie surprise, quand une bonne annonça que M. Nouvel était là.

« Qu’il entre, dit Mme de Bronchelles, nous n’avons pas faim ce soir, il nous mettra en train. »

Et il entra, dans toute sa séduction princière qui pénétra l’âme d’Annette comme un coup de la grâce divine, et qui l’anéantit une seconde fois devant celui qu’elle aimait. Ses cheveux bistrés luisaient d’un éclat exotique, la lumière brutale de l’électricité accentuait l’intelligence de chacun de ses traits et sa pâleur spéciale aux hommes de travail ; il était vêtu d’amples vêtements noirs flottants, cette coupe large que portent bien les gens de talent ; et il s’avança ainsi, souverainement aimable, son premier regard jeté en hommage à la créole.

« Je viens bien mal à propos, dit-il ; mais tant de raisons m’amènent qu’elles vont pourtant m’excuser. D’abord, voulez-vous remettre notre jeudi à vendredi ? J’ai, pour l’heure de notre habituelle réunion, une corvée qui me la fera amèrement regretter : une première à laquelle je suis forcé d’assister. »

Tout le monde comprit, et sourit d’un air complice, sauf Vittoria.

« Dites-moi, André, interrompit Mme de Bronchelles, vous amènerez votre bonne mère, n’est-ce pas ? votre triomphe lui sera une telle joie !

— Mon triomphe ! oh ! ma cousine, je vous en prie, pas ce mot-là à l’avance, il me porterait malheur. Mais comment ! vous avez donc pénétré mon secret ?

— On n’avait pas besoin d’être psychologue pour cela, monsieur ; et puis quand même, votre admirateur, votre dévot, M. Henri, n’était-il pas là pour vendre la mèche ?

— Ah ! ce pauvre Maréchal ! la réclame abasourdissante qu’il cherche à faire autour de ma pièce me mettrait en gaieté, si le malheureux garçon n’était si attristant dans le moment. Vous savez que le petit frère va tout à fait mal ; il y a eu une consultation, je crois que c’est la fin. »

Il y eut autour de la table une exclamation douloureuse. Cet enfant malade, et son frère vivant à ses genoux, avec leur deuil récent, leur touchant amour fraternel, la réserve un peu timide dans laquelle ils se tenaient, étaient profondément sympathiques à la jeunesse de la villa du Sphinx ; on s’intéressait au mieux du petit Étienne comme à la carrière de l’aîné, d’apparences si brillantes et qui restait suspendue à la santé de l’enfant. L’idée de la mort du petit frère était épouvantable.

« Qu’a-t-il donc, ce petit ? demanda Annette la voix toute altérée.

— Mon Dieu, mademoiselle, je ne sais trop, dit Nouvel ; Mlle Bjoertz vous expliquerait cela mieux que moi ; c’est une mauvaise maladie des os ; imaginez ce petit corps disloqué, déformé, et si atrophié, que le petit cercueil qu’il lui faudra n’aura pas besoin d’être plus grand que cela. »

Et il mesurait sur la table, entre ses deux mains, un étroit espace.

« Ce ne sera plus maintenant qu’une affaire de temps, poursuivit-il, traduisant dans sa pitié la compassion des autres, par l’habitude qu’ont les écrivains d’éprouver jusqu’au fond les émotions, et de les rendre. C’est affreux, n’est-ce pas ? de penser cela, cette malheureuse petite vie qu’on dispute depuis neuf ans à la maladie, et qui va s’éteindre, qui va passer entre les mains de mon pauvre ami, juste au moment où il avait le plus d’espoir !

— C’est bien curieux, fit Ogoth sans attendrissement visible ; je l’avais vu beaucoup mieux jeudi.

— Une traîtrise de la maladie, répondit Nouvel, une crise qui l’a saisi le lendemain ; c’est affreux, je vous dis, c’est affreux… »

Il faisait un singulier contraste, dans son souci d’être ouvertement impressionné — cet art inconscient qu’il mettait à exprimer ses sentiments — avec Ogoth, l’infrangible Ogoth, qui le dissimulait au contraire, dans une sorte de pudeur orgueilleuse. Elle avait une maxime : « Être au-dessus. » Celle de l’autre aurait pu se transcrire : « Être vrai », tant sa continuelle préoccupation était de rechercher l’exactitude des choses, et de les faire voir.

« Regardez donc, dit-il en se redressant, je suis venu jeter un sort de tristesse sur votre fin de jour ; vous allez me maudire, mesdemoiselles. J’avais pourtant un autre but ; ce n’était pas seulement un avertissement pour jeudi que je vous apportais, mais une curiosité, une curiosité bien permise… »

Son aisance habituelle s’en allait devant la question délicate qu’il n’osait pas poser. En réalité, sa visite n’avait pas d’autre but que de savoir le résultat de l’épreuve d’Ogoth ; mais le sujet était si épineux à aborder qu’il hésitait, comme s’il n’eût pas été l’homme souverainement mondain, l’auteur choyé des salons, le causeur parisien le plus adroit.

Par chance pour lui, Ogoth, qui était d’une très fine intelligence, et qui surprit son regard, le comprit.

« Je parie, lui dit-elle, que vous m’avez fait l’amitié de venir savoir si j’étais reçue à l’internat. »

Et à cette phrase si rondement dite, presque joviale, le jeune maître se méprit tellement, qu’il s’écria franchement joyeux :

« Mais tout juste, mademoiselle Ogoth, je suis venu vous féliciter.

— Eh ! non, vous vous trompez, lui dit-elle dans son impassibilité fatigante, ce sont des condoléances qu’il faut me faire, je suis refusée. »

Il croyait à une plaisanterie, il fallut que Mme de Bronchelles joignît son affirmation à celle de la Norvégienne.

« C’est une injustice alors ! s’écria-t-il, il n’est pas permis de ne pas vous admettre, vous qui surpassez tant en valeur, en intelligence, en savoir, vos gamins de concurrents ; il y a une méprise, un passe-droit, mais ce n’est pas possible.

— Ni injustice, ni passe-droit, monsieur, repartit Ogoth, insuffisance de points, c’est sans appel. J’en savais moins long que mes gamins de concurrents, comme vous les appelez ; peut-être l’événement vous donne-t-il raison, quand vous soutenez l’incapacité du cerveau féminin. »

Dans la circonstance, il eût été cruel de toucher à cette théorie. Nouvel détourna la conversation.

« Au moins, dit-il, je vois que ce n’est pas pour vous une grande peine.

— Oh ! si, fit Ogoth, avec cette sincérité simple qui était peut-être toute sa grâce. Ne croyez pas que cela me soit indifférent. Quand j’ai su que je n’étais pas dans les admis, j’ai intimement éprouvé que ma carrière était brisée ; non point ma carrière telle que les étrangers la conçoivent, et qui s’accomplira désormais banalement d’après leurs vues, mais la carrière que j’avais rêvée. Vous savez bien que je suis ardemment ambitieuse. Vous m’avez montré la première place que je désirais « dans l’aristocratie de la science à Christiania ». Or, si j’avais été interne des hôpitaux de Paris, cette place m’était assurée ; maintenant, c’est fini. Ma position équivoque de femme médecin n’a plus la sanction du titre ; c’est la plèbe qui m’attend dans le monde des savants ; c’est pour cela que je redoutais tant cette épreuve, que je l’ai travaillée avec un acharnement que je ne puis vous dire, et c’est pour cela aussi que l’échec me fait souffrir. »

On avait les yeux tournés vers elle, dans la stupéfaction de la voir dire ces choses-là le sourire aux lèvres. Un sanglot étouffé, au bout de la table, appela toutes les attentions de ce côté-là ; c’était Annette qui pleurait.

C’était une sensitive. Le chagrin des autres la martyrisait ; elle n’avait pu voir avec indifférence cette royale fille qu’était Ogoth abaissée dans l’humiliation de l’insuccès, comme la première venue. Mais à l’entendre révéler sa peine, développer la blessure que ce coup lui avait faite, et s’avouer malheureuse malgré tout l’ascendant de science, de noblesse, de prestige, qu’elle avait sur les autres, son cœur s’était fondu.

« Si nous quittions cette salle à manger où il flotte des idées noires, mes enfants ! s’écria Mme de Bronchelles, venez donc. »

Elles s’acheminaient toutes vers le cabinet de travail où se passaient les soirées. Annette venait derrière. André Nouvel se trouva à ses côtés.

« Qu’avez-vous donc, pauvre enfant ? lui dit-il ; c’est le malheur de Mlle Bjoertz ? Mais voyez, elle vous donne l’exemple du stoïcisme.

— Que voulez-vous, murmura la créole, le visage enfoui dans son petit mouchoir, je suis faite comme cela ; je ne peux pas, je ne peux pas voir souffrir. Et Ogoth souffre, il faut qu’elle souffre bien cruellement pour avoir parlé comme elle l’a fait. Et puis aussi, je me reproche d’être heureuse quand les autres ne le sont pas.

— Vous ne serez jamais heureuse, vous, avec votre cœur. »

Elle l’écoutait parler dans une religion délicieuse, recueillant chacune de ses paroles comme des diamants ; mais c’était surtout cet ineffable sujet du cœur, qu’il mettait une sorte de coquetterie de littérateur à aborder près d’elle, qui faisait vibrer sa petite âme amoureuse. Elle sentait plus que jamais dans Nouvel l’auteur de Martiale, ce féministe délicat et profond, le plus subtil qu’il y eût. Ils s’assirent l’un près de l’autre.

« Vous croyez que je ne serai pas heureuse ? demanda-t-elle.

— Pourquoi me forcez-vous à vous prédire des choses que je donnerais si cher pour vous épargner ? Oh ! oui, vous souffrirez ; vous aurez à chaque instant de petites souffrances insensibles aux autres, et qui seront déchirantes pour vous, parce que vous avez le malheur d’être une raffinée. Est-ce qu’un coup de fouet, cinglé dans la rue sur un pauvre cheval maladif, ne vous blesse pas autant que la bête ? Est-ce que le regard d’un chien mourant ne vous noiera pas de tristesse ? Est-ce que votre impuissance à soulager les pauvres hommes ne vous a pas quelquefois navrée ? Est-ce qu’une petite amie que vous aimez tendrement, et qui ne s’en aperçoit pas, ne vous fait pas de mal ? Et plus tard, tout cela s’aggravera encore, quand votre cœur d’enfant sera devenu un cœur de femme. »

Ogoth se pencha là-bas à l’oreille de Mme de Bronchelles, et lui dit un mot en lui indiquant discrètement le groupe qu’ils formaient, puis voyant le regard encore humide et triste d’Annette levé sur elle, elle s’approcha et enlaça de ses deux mains les tempes délicates de la créole qu’elle embrassa.

« Ma petite amie, lui dit-elle, merci de votre sympathie, vous êtes bonne.

Dear me ! s’exclama à mi-voix Frida, regardez donc, Nelly, elle a pleuré ! »

Effectivement, dans les yeux éternellement limpides de la belle Norvégienne, que n’avaient émus ni l’effondrement de son ambition, ni les condoléances de ses amies, ni l’amer retour sur soi-même quand elle avait pesé après coup, dans la réflexion, le prix d’une espérance perdue, dans ses yeux de glace, le regard indiciblement compatissant et tendre de la petite « Café au lait » avait mis des larmes.

« Mademoiselle Ogoth, dit l’écrivain, si j’osais me citer moi-même, je vous rappellerais la phrase du pieux auteur de l’Imitation qui avait si bien consolé mon vénérable Herménégilde quand, au début de sa vie religieuse, il s’était vu refuser la dignité d’économe qu’il briguait.

— Dites toujours, monsieur Nouvel, dit Ogoth redevenue de suite sereine.

« — Souvent, reprit-il, un homme s’embarrasse beaucoup pour quelque chose qu’il souhaite, lequel, dès qu’il en est venu à bout, commence à en juger d’une autre façon, parce que ses désirs ne sont pas constants sur une même chose, et qu’il passe turbulemment d’un objet à un autre. » Vous me faites singulièrement l’effet de cet homme-là, mademoiselle. Croyez-moi, si vous aviez atteint votre but, il vous aurait paru bien vite de moins en moins désirable, jusqu’à ce que vous en soyez venue à regretter d’avoir tant peiné pour y arriver. C’est l’histoire du jeune artiste qui rêve du succès, et auquel le succès paraît insipide quand il l’a goûté pendant un tout petit nombre d’années. Vous qui êtes une si grande philosophe…

— Je surmonte ma déception, mais cela ne m’empêche pas de la sentir, monsieur. Vous même, qui ressemblez tant au jeune artiste en question, vous seriez bien malheureux si le succès insipide vous faussait compagnie tout à coup.

— Moi ? Oh ! je vous jure que si j’avais su le néant de cette gloriole qu’on appelle la célébrité, je ne me serais pas donné tant de peine pour l’obtenir. Étant jeune, je m’imaginais que c’était une tout autre chose. »

Ogoth restait sceptique ; elle eut un geste de doute et s’en revint trouver Mme de Bronchelles près de laquelle elle choisit une place, oublieuse de son propre souci, et s’attachant, avec toute la passion dont elle était capable, à résoudre l’affaire que Vittoria lui avait remise entre les mains.

« Observez-les, dit-elle, observez-les ; vous avez remarqué que d’un commun accord ils ont pris deux chaises voisines comme leurs places naturelles tout indiquées. Voyez maintenant s’il n’a pas l’air près d’elle d’un prétendant qui fait sa cour ? Si vous ne saviez pas, comme moi, que c’est tout simplement un psychologue en analyse, vous vous diriez qu’il est épris de la petite Maviel. Et elle, Annette, ne vous paraît-elle pas dans une sorte d’extase ?… Comment voulez-vous qu’il en soit autrement ? cette petite exilée qui tombe dans un pays inconnu et qui voit tout d’un coup une éminence du talent s’incliner devant elle… il y a là quelque chose de fatal ; je vous dis qu’elle va l’aimer.

— Vous avez raison, Ogoth, disait à son tour Mme de Bronchelles, il faut que je voie André seul ; il le faut dès ce soir ; mais le moyen ? »

Le moyen ne se présenta pas ce soir-là ; André et Annette continuèrent à causer dans un colloque exquis d’où ils ne sortaient qu’à intervalles, par politesse pour les autres. La créole ne fuyait plus maintenant l’inquisition du tout-puissant liseur de pensées ; au contraire, elle se révélait elle-même avec autant d’aisance que près d’une sœur ; elle se confessait doucement, dans le ravissement de se sentir connue déjà de ce nouveau venu dans sa vie, qui lui disait : « Vous pensez ceci, vous aimez cela, voilà vos goûts, voici vos antipathies. » À la fin, Mme de Bronchelles s’approcha d’eux ; alors, la causerie dévia insensiblement vers un sujet moins intime ; ils parlèrent de M. Maréchal et du petit malade, mais ce fut pour s’unir encore dans une pitié qui, à être ainsi partagée, prenait un charme de délicieuse tristesse.

Il partit tard, s’excusant d’avoir changé l’heure régulière du coucher. Annette monta de suite, dans un recueillement mystique, et s’enferma dans sa chambre. Vittoria put trouver, dans l’escalier, l’occasion d’un rapide dialogue avec Ogoth.

« Êtes-vous convaincue de ce que je vous ai appris ?

— Soyez en paix, Mme de Bronchelles est prévenue. »

La signorina eut le sentiment qu’elle avait un peu éteint sa dette de reconnaissance envers la quarteronne, en donnant autour d’elle l’éveil du danger. Elle n’était cependant pas encore quitte à ses propres yeux. Une idée jaillit sous son front illisible ; comme elle allait rejoindre ses jeunes sœurs, elle fit volte-face, gravit encore un étage, et se trouva devant la porte d’Annette. Ce qu’elle avait confié à l’étudiante, elle pouvait venir le dire ici, dans le mystère de cette petite chambre, et ruiner d’un mot, dans le cœur de la créole, celui qu’elle haïssait maintenant avec passion. Elle hésita cependant une minute, son naturel artificieux n’étant pas de force à supporter la brutalité d’un tel tête-à-tête ; et après l’hésitation, elle remit à plus tard ce double accomplissement de sa gratitude et de sa vengeance, et elle redescendit, comme ces oiseaux nocturnes que la lumière vive effraie.

Dans la semaine qui suivit, Annette connut le supplice enchanteur de l’attente ; elle compta les nuits et les jours, jusqu’au vendredi bienheureux qui devait la ramener auprès du seigneur de ses pensées. Elle accompagnait ses amies dans de rêveuses promenades ; un jour, au Bois, elles eurent l’étonnement de se trouver, à un détour d’allées, face à face avec la voiture du petit Étienne que conduisait une vieille bonne. Un mieux brusque s’était déclaré ; il fallait à toutes forces faire entrer un peu d’air dans les pauvres poumons étiolés, et, malgré le froid, on sortait l’enfant que la terrible secousse avait écrasé dans ses oreillers comme un petit moribond. Il était inerte dans le creux du matelas ; et il eut cependant un sourire faible de malade, en apercevant ses grandes amies qui s’empressaient autour de lui.

« Que veux-tu que je t’achète, disait Giuseppa, un gâteau ? »

Il était devenu presque aphone ; il répondit d’une voix sourde :

« Je ne peux pas, j’ai promis à Henri de ne pas manger. »

Gertrude, le cœur plein de ses petits frères, avait pris dans ses mains celle de l’enfant qu’elle caressait rêveusement, comme on lisse l’aile d’un oiseau blessé ; toutes les jeunes filles, avec des voix adoucies, des mouvements silencieux, s’efforçaient de le distraire ; seule, Annette s’était écartée. Ce pauvre petit visage, ravagé par l’assaut récent de la mort, la bouleversait ; puis, elle avait peur d’effaroucher l’enfant qui l’avait à peine vue, et qui ne la reconnaîtrait peut-être pas : elles s’adressa à la servante.

« Il a été bien mal, n’est-ce pas ? Comment en est-il revenu ?

— Ah ! Mademoiselle, dit la vieille femme qu’on sentait remplie d’une émotion débordante, une émotion arriérée qui cherchait à se confier ; pour savoir cela, il faut avoir été comme moi dans cette maison. Tout le monde vous dira que ce sont les médecins qui ont guéri le petit, moi, je sais bien que ce n’est pas eux, que ce ne sont pas leurs consultations, ni leurs remèdes, ni leurs grands tralalas, mais M. Henri tout seul. Ce n’est pas qu’il ait dit grand’chose, le malheureux Monsieur, ni qu’il lui ait donné grand remède, puisqu’il n’a pas bougé, et qu’il est resté un jour et une nuit, sans boire ni manger, assis près du lit de son frère ; mais vous savez, il y a des choses qui ne se comprennent pas. À un moment — vous n’allez peut-être pas me croire, mais je vous jure bien qu’il y avait passé — c’était fini, plus un mouvement, plus un souffle, plus rien ; alors M. Henri s’est baissé, il l’a regardé d’une telle manière, mademoiselle, que c’est comme je vous le dis, l’enfant a remué ; et à partir de cet instant-là il s’est remis peu à peu. Ah ! ce n’est pas par ce que c’est mon maître, et que j’ai été sa nourrice, mais vous pouvez me croire, mademoiselle, il n’y a pas aujourd’hui deux jeunes gens comme celui-là dans tout le monde. »

Les jeunes filles, de peur de fatiguer l’enfant, s’écartaient maintenant ; la vieille bonne s’en fut reprendre sa voiture qu’elle recommença de faire rouler sur le sable de l’allée, amolli par l’humidité, et Annette, plus songeuse que jamais, se mit à suivre ses amies, pensant à ce miraculeux amour fraternel, dont le mystère avait vaincu l’autre mystère horrible de la mort.

« À force d’aimer, se disait-elle, on peut donc ce qu’on veut. »

Elle était aussi plus librement heureuse, n’étant pas gênée comme autrefois dans ses béatifiques songeries par le souvenir affligeant de l’enfant qui se mourait.

Croyez-vous qu’il pourra guérir ? demandait-elle à Ogoth, pour se débarrasser du scrupule qui l’empêchait de jouir de sa jeune vie souriante. On peut bien rarement affirmer qu’un malade ne se guérira jamais, ma petite amie, répondait la Norvégienne ; il se pourrait en effet qu’Étienne se remette. »

Alors, dans sa casuistique naïve, elle décidait qu’elle pouvait écarter de son esprit cette tristesse d’autrui, puisque cette tristesse était encore douteuse, et qu’elle se fondrait peut-être un jour dans la joie.

Ce fut dans cette allégresse, dépouillée de toute arrière-pensée troublante, qu’elle se rendit, le vendredi venu, chez Mme Nouvel. Cette visite s’annonçait exactement semblable à la première ; le même omnibus les mena, à l’heure ordinaire, au petit hôtel élégant du jeune maître, et si la première entrevue de l’écrivain avait donné à l’autre un piquant savoureux, cette soirée, placée au lendemain de la « première » de sa pièce, était tout aussi intéressante. Il vint avec sa mère au-devant des visiteuses, aimable comme la dernière fois, mais l’œil soucieux d’Annette eut vite fait d’apercevoir une altération dans cette figure heureuse, quelque chose d’amer, comme le choc d’une douleur inattendue, qui aurait bouleversé ses traits flegmatiques et sa physionomie nonchalante. Ignorante de la vie littéraire, de ses revers et de ses déceptions, elle n’aurait pas soupçonné, une heure auparavant, qu’une ombre pût passer dans le ciel glorieux de l’écrivain, et il lui semblait que chacune de ses productions dût être infailliblement un foyer d’enthousiasme dans la foule ; mais là, tout à coup, devant son regard changé, elle eut la perception douloureuse — incompréhensible intuition de femme — qu’il venait d’avoir un déboire, et sa pièce un insuccès. Et elle aurait donné toute la joie promise par cette soirée pour s’en aller, entraîner ses compagnes et leur dire : « Il ne faut pas que nous sachions son humiliation, il ne faut pas que son amour-propre blessé souffre à cause de nous ; partons, ignorons tout. » Mais ce fut surtout quand Mme de Bronchelles, mal mise au courant par un journal ami de l’auteur, prononça cette phrase inévitable : « Eh bien ! parlez-nous d’hier », qu’elle éprouva le déchirement intime d’une dérision.

« Ah ! ma pauvre cousine, vous n’avez donc pas vu la presse ? Fiasco, fiasco complet ; j’ai été mal soutenu par mes interprètes, puis la pièce était d’un genre particulier que le public routinier n’a pas compris. On n’a eu d’abord qu’un étonnement déconcertant, puis la salle a bâillé, et moi qui me flattais d’un peu de sympathie dans le monde, moi qui suis déjà une vieille connaissance de ce public parisien qui a dû me lire, et sur lequel j’avais eu la bêtise de compter, je l’ai vu s’écouler bruyamment au vestiaire avant le rideau final. Vous entendez bien, ma cousine, avant que le rideau soit tombé, je les ai vus tous partir, ces goujats ! Il en restait peut-être soixante, et parmi ceux-là tous mes amis. »

Et en disant cela, les mains aux poches relevant les basques de son veston, il tournait autour de sa grande table de travail, peu à peu repris par l’émotion et la rage premières qu’il avait domptées d’abord par habitude mondaine. Les jeunes invitées se tenaient stupéfaites, encore près de la porte. La vieille Mme Nouvel vint prendre le bras de Mme de Bronchelles.

« Ah ! si j’avais pu vous voir seule, je vous aurais avertie de ne pas lui parler de cela ; je voulais vous télégraphier de ne pas venir, il s’y est opposé : « Je serais tout à fait ridicule, m’a-t-il dit ; je le suis assez comme cela. » Maintenant, il est calmé ; mais si vous l’aviez vu cette nuit ! oh ! cette nuit, il était terrible, le pauvre enfant ; vous auriez cru voir un lion blessé. »

Et l’on entendit la voix fiévreuse de Nouvel qui reprenait :

« À la quatrième scène du deuxième pourtant, il y a eu un peu de mouvement dans la salle ; j’ai cru que la partie était gagnée ; les têtes se relevaient, les chapeaux des femmes ont eu un frisson ; ç’a été tout. Mes meilleures scènes du dernier acte ont été gâchées par une artiste que j’avais crue intelligente ; le public n’a rien senti ; il se tenait comme à Guignol ! »

Profondément gênées de leur propre importunité, les jeunes filles, effarouchées par cette colère d’homme, s’étaient avancées sans bruit jusqu’aux sièges, où elles s’étaient alignées en silence ; Annette, abreuvée par la délicate souffrance de voir la peine de celui qu’elle aimait, baissait sa petite tête affligée dans l’effort inouï de retenir ses larmes. À une nouvelle pause de l’écrivain, elle leva les yeux vers lui dans une suprême expression de tendresse humble qu’il comprit. Il s’adoucit spontanément et fit un pas vers elle.

« Vous auriez été là, mademoiselle Annette, je suis sûre que vous auriez applaudi de confiance, n’est-ce pas, rien que pour épargner à un pauvre auteur la sottise de ma situation. »

Elle s’enhardit à ce ton particulier que le grand surcroît d’âge qu’il avait sur elle lui donnait.

« Mais ce n’est pas fini, dit-elle, on la rejouera votre pièce, c’est peut-être une malechance qui vous a amené pour la première fois ce méchant public ; les autres fois… »

Il sourit, apaisé par cette douce voix de fillette, comme le vieux Saül courroucé sous l’angélique harpe de David.

« Il n’y aura pas d’autres fois, dit-il, j’ai retiré ma pièce. »

La pauvre Annette avait les lèvres closes par cette conclusion. Elle se sentait incapable de donner des consolations à ce demi-dieu vaincu, et le silence tragique allait recommencer, quand Vittoria, pâle et les lèvres blêmes, avec une étincelle diabolique dans ses longs yeux d’Italienne, prit la parole.

« Monsieur Nouvel, dit-elle d’une voix frémissante et qui fit lever toutes les têtes, car c’était sa première infidélité au silence sombre dans lequel elle s’enfermait toujours en société, Monsieur Nouvel, cela ne doit rien vous faire ce contre-temps ; rappelez-vous donc cette phrase, qui avait si bien consolé, disiez-vous l’autre jour, le moine Herménégilde ; vous savez, ce fameux conseil : « Souvent un homme s’embarrasse pour quelque chose qu’il souhaite, lequel, dès qu’il en est venu à bout, commence à en juger autrement, parce qu’il passe turbulemment d’un objet à un autre. »

Et ayant dit cela lentement, avec une perfidie incomparable, elle ajouta :

« Vous ne devez pas oublier non plus ce que vous nous avez avoué, que le succès est insipide et que votre célébrité vous était devenue indifférente. Donc votre échec doit vous être au contraire quelque chose de neuf et d’agréable. »

André Nouvel se retourna vers Vittoria avec une sorte de stupeur ; cette sauvage fille, timide et taciturne, qui tout d’un coup, sans qu’on l’eût interrogée, osait briser le silence dévotement fait autour de sa douleur auguste, et qui ne le brisait que pour être sarcastique, presque injurieuse, cela devait le mettre hors de lui ; il eut l’impression confuse que c’était sa propre pièce — sa pièce si pleine d’elle — qui revenait s’incarner dans la signorina, pour lui jeter cette suprême ironie ; puis, son naturel d’auteur l’emporta ; il ne pouvait savoir quelle liqueur de vengeance se condensait dans cette méchanceté, il se défit de tout ressentiment pour noter en amateur ce nouveau trait de la Florentine.

« Bon cerveau pour son âge, pensa-t-il, et mauvais cœur. »

Puis il répondit en riant :

« Je suis pris dans mes propres rets, mademoiselle ; il faut dire que vous retournez la flèche comme un Scythe. Enfin, je reçois la leçon de bon cœur ; elle m’apprend qu’il y a quelque chose de très sot à prêcher la résignation aux autres, dans l’heure où l’on n’en a pas besoin pour soi-même. Profitons-en tous, mesdames. »

Ogoth Bjoertz seule avait compris dans sa profondeur le sens caché de ce petit incident. Elle en voulait à Nouvel pour sa façon d’agir ; elle trouva la leçon dure, mais méritée, car son aménité philosophique ne proscrivait pas absolument les justes représailles.

Seulement, le but de l’Italienne était en somme manqué. Elle avait voulu retourner son petit ongle empoisonné dans la plaie de l’écrivain, et sa boutade n’avait réussi qu’à faire une diversion à la contrainte latente dans le salon. Après elle, on causa moins aigrement et sans amertume. Le sujet changea, ce fut du petit Maréchal qu’on s’occupa. Puis Mme Nouvel s’en fut trouver les Anglaises.

« Miss Frida, dit-elle, chantez donc un peu ; ça le distrairait. »

Et Frida gagna nonchalamment le coin du piano, elle s’assit avec grâce, laissa tomber sa longue main aux doigts fuselés sur le clavier, et l’on entendit quelque chose de très mélancolique et de suave, les sons filés combinés de sa voix d’église et de l’instrument. Toutes ses amies se groupèrent autour d’elle avec la mère de Nouvel ; celui-ci s’en allait à son tour l’entendre, quand Mme de Bronchelles, trop heureuse de l’occasion d’un tête-à-tête, l’arrêta brusquement.

« Halte ! mon cher ami ; restons ici tous deux et causons.

— Je suis à vos ordres, ma cousine.

— Pardonnez-moi, ajouta-t-elle, je suis fâchée de vous tracasser ce soir, et j’aurais voulu vous laisser aujourd’hui un peu de paix ; mais la chose presse. J’ai à vous donner un avis très ennuyeux, pour lequel il serait peut-être trop tard demain.

— Oh ! oh ! dit-il, moitié riant, moitié inquiet, un mélodrame ne serait pas plus poignant, ma cousine ; miss Allen y joint un orchestre-sourdine d’un grand effet.

— C’est d’Annette Maviel, ma petite mulâtresse, que j’ai à vous parler, débuta-t-elle crânement, pendant qu’il répondait par une exclamation de surprise.

— C’est d’elle ! et vous appelez cela me tracasser ! Mais vous n’avez donc pas vu que c’est elle, la pauvre petite, qui a guéri de son sourire ma mauvaise colère de tout à l’heure ; que, si elle n’avait pas apporté ici ce soir son rayonnement de petite fée, je serais encore, et pour longtemps, le vilain homme que je suis si honteux de vous avoir montré il y a un instant ?

— Oh ! je sais parfaitement qu’elle vous charme, reprit sévèrement Mme de Bronchelles ; vous n’avez pas besoin, pour me l’apprendre, de me le dire ; j’ai vu que son jeune esprit vous plaisait, son cœur aussi, qui vous apporte la vitalité des tropiques inconnue chez nous, et enfin sa brune figure singulière, n’est-ce pas ? Dites-moi franchement ; c’est un sujet intéressant, hein ? Cela fera dans votre musée un échantillon bien curieux, un document sans prix pour vos œuvres, il me semble. Vous écrirez un ouvrage, qui aurait un succès fou, sur les croisements de races, après que, pendant deux ou trois mois, vous aurez auprès d’elle singé l’amitié, joué l’amoureux, trompé son pauvre petit cœur tendre par votre indigne comédie, et mortellement déçu sa belle jeunesse : car c’est cela la jolie besogne que vous faites, écrivain sans pitié, beau cerveau riche, machine à penser et à écrire, dont on ne peut trouver le cœur. Que vous importe que l’enfant se soit crue aimée, que sa puérile imagination de dix-huit ans ait bâti elle aussi son roman, vous qui tenez le vôtre et qui allez l’écrire, sans souci que le sien soit brisé !

— Votre jugement sur moi est cruel, ma cousine, il ne montre pas beaucoup d’indulgence pour un vieil ami, et j’en serais fort chagriné, si je n’avais la ressource de le croire précipité.

— Mon jugement est juste, riposta Mme de Bronchelles d’un ton qui portait encore plus qu’auparavant, Parmi mes jeunes filles, l’une des plus sagaces, et que vous devez connaître, car vous m’avez avoué l’avoir étudiée pour votre musée cérébral, l’a conçu avant moi ce jugement ; et elle vous l’a fait vertement sentir tout à l’heure, quand, en revanche du rôle que vous lui avez assigné si longtemps, elle vous a lancé sa mordante raillerie de pince-sans-rire ; c’est Vittoria Ormicelli que je veux dire.

— La Florentine ! fit l’auteur qui prit encore le parti de rire ; vous croyez qu’elle me garde rancune, qu’elle s’est même aperçue que je la crayonnais mentalement au cours de nos jeudis ? Au fond, cela lui ressemble ; vindicative, en dessous, perspicace, un peu traître, sans pitié, c’est bien cela que j’avais vu dans ce petit être féminin d’une si amusante spécialité. Mais, ma cousine, n’allez pas, je vous prie, comparer ces deux jeunes filles ni le cas que je fais de chacune d’elles. Annette et Vittoria ! deux types si différents qu’ils forment le contraste le plus violent que j’aie vu. Vittoria, le spécimen si complet de la chatoyante race italienne ; Annette, une invraisemblable réalisation du rêve que nous autres hommes, malgré les épreuves décevantes, nous nous faisons, en dépit de nous-mêmes, de la jeune fille. Si c’est une curiosité professionnelle qui m’a attiré vers la première, c’est du respect, de la joie religieuse qui m’a appelé à l’autre. Non, ma cousine, elle ne sera pas un vulgaire numéro de ma collection, votre mulâtresse ; ce n’est pas un froid calcul d’auteur qui m’enchaîne à son incomparable petite âme fraîche ; c’est une sympathie délicieuse, un intérêt nullement littéraire. Si je l’observe, je vous jure que c’est pour le seul plaisir de rencontrer enfin une vraie jeune fille, naïve, sincère, étonnée, profonde et mystérieuse. D’ailleurs, je vais vous faire voir que mon intérêt est plus qu’intellectuel, il est pratique, et agissant ; je lui veux du bien à cette enfant ; je lui veux tout le bonheur qu’on peut avoir en ce monde, pour l’attendrissement inconnu qu’elle m’a procuré. Vous m’avez chargé de la marier, je lui ai trouvé un mari, ma cousine ; un mari qui n’est peut-être pas ce que vous aviez rêvé pour elle, mais qui lui apporterait une adoration émue, un culte tendre, un rajeunissement miraculeux…

— André !… balbutia Mme de Bronchelles, c’est… c’est vous qui l’aimez…

— Pourquoi pas ? les cœurs les plus secs sont quelquefois touchés, et si l’on cherche bien, on trouve quelquefois de ces cœurs-là sous les machines à penser et à écrire dans la catégorie desquelles vous avez bien voulu me classer. Eh bien ! oui, c’est vrai, j’ai rêvé de faire ma femme de votre Annette ; si le rêve n’est pas trop haut pour un vieux désabusé comme moi, qui m’étonne de toucher du doigt un bonheur tellement inattendu, un bonheur dont j’ai toujours nié l’existence. Vous remplacez son père, m’accordez-vous ?…

— Mon bon André, murmura-t-elle, des larmes plein la voix, mon pauvre ami, pardonnez-moi de vous avoir mal jugé, de vous avoir durement traité ; c’est que, voyez-vous, j’aime tant cette enfant, j’ai un tel souci de son bonheur, sa gaîté de petite fille heureuse est pour moi quelque chose de si sacré, que lorsque j’ai cru que vous alliez la décevoir par votre empressement de dilettante, je l’ai défendue méchamment, cruellement, comme un avare son trésor. Il est vrai que vous n’êtes pas l’époux rêvé pour elle ; votre célébrité, votre talent, votre personnalité, c’était trop pour ma petite perle, je n’aurais pas osé…

— Mais c’est moi qui n’ose qu’à peine vous dire mon vœu ; pensez donc ! elle est très jeune, moi je ne le suis plus ; c’est un petit ange de candeur, je n’ose pas prétendre au même titre…

— Faites donc le modeste, repartit Mme de Bronchelles, comme si vous ne saviez pas que vous êtes un joli parti, un gendre très souhaité, un mari de conte de fée. Soyez tranquille, allez, plus d’une jeune Parisienne, et peut-être plus encore de provinciales, se seraient appelées Mme Nouvel sans faire de façons ; et Joseph Maviel, mon ami d’autrefois, concevra un fameux orgueil quand je lui transmettrai votre demande. Comptez deux jours pour la réponse télégraphique ; jusque-là, je vous prie, soyez discret, qu’Annette ne soupçonne même pas votre sentiment.

— Tenez… vous voyez donc que vous craignez un refus.

— Mon cher ami, figurez-vous bien que depuis vingt-cinq ans je n’ai pas revu Maviel, que, depuis ce temps-là, le brillant marin d’autrefois, inévitablement mis au rancart par son mariage, a pu contracter des idées très particulières de solitaire, qu’enfin, votre propre valeur fait de vous un homme tout à fait à part, qui ne compte guère dans la phalange des gendres prévus ; pesez bien tout cela, et vous comprendrez qu’avant le oui définitif, qui reste encore incertain, il ne faut pas que la pauvre petite se doute…

— Elle ne se doutera pas, ma cousine… »

Puis, comme il se retournait en entendant bruire la portière derrière lui, il poussa un cri de surprise :

« Ah ! Maréchal ! »

« Monsieur Henri » était là en effet ; le marcher silencieux, habillé d’un deuil très terne, grand au-dessus de la moyenne, et d’une souplesse élégante, cependant, mais désavantagé par son mauvais tailleur. Il était entré comme entrent les personnes qu’on ne remarque pas, et qui ont la vocation de passer dans la vie, comme elles traversent un salon, sans être vues. Il avait su le désastre de son ami, il était accablé à l’égal de Nouvel, et, à peine le petit frère endormi, il était accouru dans sa consternation.

« Mon pauvre Maréchal, commença l’auteur qui avait maintenant des raisons pour être rassérené, il y a bien longtemps que je n’ai pu aller te voir. »

Mais Nouvel n’eut pas le temps de s’excuser, M. Henri l’interrompit.

« Eh ! je sais bien, dit-il, tu avais tes répétitions, c’est moi qui aurais dû venir ; seulement tu sais, le petit m’a tant inquiété !… »

L’écrivain ne sentit pas le reproche involontaire qui existait dans ces mots. Il ne songea pas que, pendant toute la semaine des angoisses de l’autre, il n’avait communiqué avec lui que par des domestiques, quand c’était sa seule ambition à lui, qui se jouait, en même temps que la vie de l’enfant. Il reprit seulement avec une sorte d’ingénuité d’égoïste :

« Ah ! mon pauvre vieux, nous venons d’en voir de dures tous les deux ! »

Dans le salon d’à côté, les mélodies de Frida Allen s’écoulaient languissamment, avec cette puissance d’expression que les Anglaises ont la spécialité de dépenser pour leurs minimes sentimentalités musicales. Elle devait chanter des complaintes. Venue à travers les boiseries, les tentures, la tapisserie, sa jolie voix était adoucie et indiciblement lamentable ; la tristesse de cette musique pénétra, à leur insu, l’âme de Nouvel et de Maréchal.

« Oui, répondit-il, et nous autres hommes nous ne savons pas souffrir ; la douleur nous met à plat : il n’y a pas de force morale qui tienne à un quart d’heure de vraie souffrance. »

Mme de Bronchelles était assise à une petite distance ; elle écoutait le colloque, observant avec une espèce d’étonnement le fin profil intelligent de Maréchal, dont elle avait toujours laissé de côté la personnalité indécise ; elle éprouvait un vif plaisir d’intellectuelle à surprendre le tête-à-tête de ces deux hommes, dont l’un valait l’autre dans le fond, et qui sortaient tous deux d’une crise où avait été ébranlé le nerf même de leur vie à chacun. Elle se plaisait à les comparer. Au premier abord, le prestige physique d’André Nouvel écrasait son ami. L’air opulent d’une maturité heureuse, le faciès bien caractérisé du type brun aux traits amples et délicatement modelés, avec la supériorité du vêtement riche, c’était tout ce qu’il fallait pour éclipser la vague figure du jeune normalien. Mais, à les regarder deux fois l’un près de l’autre, on voyait bientôt se dessiner la particularité de Maréchal, qui était, au rebours de celle de Nouvel, l’effacement du physique sous le moral. L’ossature un peu sèche du masque, le front bossué sous les cheveux demi-ras, l’orbite très cave de l’œil, et l’œil lui-même souvent muet, intermittent dans son expression, tout cela était des traits, insignifiants à première vue, mais qui laissaient transparaître la vigueur cérébrale, dédaigneuse de l’extérieur.

« Les femmes ont bien plus d’endurance poursuivit-il en se tournant vers Mme de Bronchelles, car c’était son mode de galanterie à lui, sobre et pénétrante, de louer la femme en général par ses principes respectueux et admiratifs sur le joli sexe, qu’il énonçait toujours rares et sincères. Et cette galanterie-là valait bien celle de Nouvel, qui connaissait comme sa poche les défauts féminins, et qui parlait toujours individuellement quand il disait ses petites flatteries.

« Parce qu’elles ont le don des larmes, mon cher, elles se déchargent en pleurant, releva l’écrivain, voilà le secret de leur endurance, n’en déplaise à ma cousine. Enfin, nous pouvons parler légèrement de tout cela devant toi désormais, ton petit Étienne est hors de danger. »

Le jeune homme secoua les épaules d’un air las.

« Quel espoir veux-tu que j’aie maintenant après ce que j’ai vu ? dit-il ; sa vie c’est comme la flamme d’une lampe sans huile. Un peu de souffle et ce sera fini.

— Allons, Maréchal ! plus d’énergie que cela, mon ami ; tu as des tremblements de jeune mère devant le berceau de l’enfant ! Il faut réagir, te dire que si ton petit frère a surmonté la dernière secousse, c’est qu’il est plus solide que tu ne le crois ; cela me semble clair. Regarde-moi ; j’ai vu s’anéantir hier soir tout le travail de plusieurs mois ; j’ai vu s’engloutir dans l’indifférence de mon public ce qui avait été, depuis presque une année, l’intérêt unique de mes jours et de mes nuits ; je n’ai pas, moi, de petit frère dont l’affection délicieuse me tienne lieu de tout ; je suis un vieux garçon désenchanté, désorienté dans l’existence, je n’ai que mes œuvres, elles sont mon souci, mes enfants, ma famille, ma raison d’être, ma joie. Veux-tu me dire ce qui me reste maintenant de mon Écervelée ? Du dégoût, l’amère saveur d’une humiliation, en même temps qu’un coup dangereux au plein de ma plume. Il me semble pourtant que tu ne me trouves pas absolument désolé.

— Ah ! c’est que, vois-tu, Nouvel, ta pièce, elle ne tenait pas à toi-même, à l’essence de ton être, comme mon malheureux petit frère me tient à moi. Je sais bien ce qu’il en est ; je l’avais suivie cette pièce ; tu me l’avais lue scène à scène ; j’y avais mis autant d’âme que si je l’avais faite ; ton succès prévu me grisait à l’avance, et vrai, j’en étais plus fier que toi. Quand j’ai su ce matin que le stupide public avait méconnu ton talent, que ce merveilleux morceau avait passé inaperçu, sans que personne en discerne l’étourdissante profondeur, j’ai reçu le coup aussi rude que toi, va, mon pauvre vieux. Je…… »

Il n’acheva pas ; on entendit dans le salon voisin le bruit du piano qui se fermait, puis toute la jeunesse déborda dans le cabinet de Nouvel ; les trois robes couleur de sang des demoiselles Ormicelli, la frêle Gertrude, aux lèvres tendrement ouvertes sur ses dents fines ; les Anglaises graciles ; Ogoth Bjoertz, austère comme une veuve, puis Annette.

Quand elle entra, Mme de Bronchelles l’enveloppa d’un sourire ému ; la conversation qui venait de se tenir ici, mystérieusement, donnait une telle solennité à cette heure, et c’était si troublant de la voir s’avancer inconsciente, avec sa grâce d’enfant sans souci, dans cette même pièce où une demi-heure auparavant on délibérait son avenir ! Une légère robe couleur de soufre habillait sa petite taille ondulante une de ces incomparables tailles, souples et harmonieuses, propres aux femmes de couleur — le pli de cette soie jaune encadrait la peau foncée de son col délicat ; son visage ardent, dans le stigmate ennobli de sa race, avait pris ce soir-là une fièvre inconnue, avec un cachet d’exotisme plus accentué. Ses yeux tout d’abord s’étonnèrent de trouver là l’ami de Nouvel ; puis les paroles de la vieille nourrice lui revinrent soudainement à l’esprit ; elle se rappela la prodigieuse affection qui remplissait le cœur de ce jeune homme flegmatique, et la vénération qu’elle avait conçue pour lui l’autre jour au Bois la reprit tout à coup comme envers un thaumaturge.

« Va-t-il mieux, monsieur, votre petit frère ? » lui demanda-t-elle brusquement, avec cette aisance qui relie les âmes affiliées déjà entre elles secrètement par une parenté morale.

Et comme une conversation, tout de suite cordiale et amie, s’établissait entre eux, Mme de Bronchelles eut une sensation rapide, qu’elle sentait poindre dans son esprit depuis un moment, et qu’elle repoussait chagrinement : c’est que l’âme de ce normalien privé des dons de la fortune, sans éclat, sans nom, ignorant du succès et de la gloire, montait, montait dans son estime, dépassant l’autre, la magistrale personnalité de Nouvel, dont la vanité se faisait impérieusement sentir. Un parallèle s’établissait de force entre l’un et l’autre, par l’obligation qu’elle avait de sonder, à cette ultime minute, le mérite intime du mari d’Annette. Ce Nouvel, elle l’avait surtout connu par ses œuvres. Avant qu’il ne se révélât auteur, elle n’avait pas discerné chez lui ce raffinement de sentiment, cette exubérance d’émotion, qu’il avait inoculés à ses livres. C’était après la lecture de ses petits volumes, écrits avec un charme féminin, dans une note toute vibrante d’émotion, qu’elle avait apprécié ce cœur d’homme, si sensible, et qu’elle s’en était formé un idéal très flatteur. Tout ce qui peut germer de délicat, d’aspirations insaisissables, dans une âme humaine impressionnable, il l’avait dévoilé au public avec un art infini, et, sans nulle honte, il avait dit tout ce qu’il y avait de bon en lui. À ses côtés, ce taciturne de Maréchal, froid et concentré, représentait les âmes vulgaires ; c’était avant tout un ignoré ; seulement, ce qu’il n’avait pas dit au public, ce qu’il avait dérobé à la foule banale, il le mettait en action, lui, silencieusement, dans le mystère de sa triste vie dévouée. Il appartenait à la famille des types quintescenciés que concevait Nouvel ; mais, tandis que l’écrivain les enfantait dans l’indolente rêverie de son cabinet, il les réalisait, lui, dans la vie pratique, il en peinait la douloureuse mission admirable.

Et à mesure que cette révélation se développait dans les réflexions de Mme de Bronchelles, elle pressentait la fragilité de cette valeur d’écrivain, à propos de cette pierre de touche du mariage qui essaye si bien les âmes, qui a si vite fait de dépouiller les faux prestiges dans l’épreuve de la vie commune. Elle eut pour Annette une peur soudaine et indécise ; puis l’ancien idéal auquel elle magnifiait le jeune maître dans son esprit, et qui était trop solidement édifié pour s’évanouir d’un coup, la rassura. Elle se rappela ses paroles « Je lui apporterai une adoration émue, un culte tendre, un rajeunissement miraculeux. » Et le charme de son verbe, toujours ému, était tel, que, sur cette déclaration frivole, elle lui escompta un flot de passion sincère pour la quarteronne.

Le parfum gai du thé qui passait fit une évolution dans les pensées un peu sombres qui s’agitaient dans le cabinet de Nouvel depuis ce jour-là. Ce breuvage amenait régulièrement la joie dans la soirée ; rien que de humer sa tiède fumée subtile, les jeunes filles causaient plus haut, les éclats de rire sonnaient, les robes claires papillonnaient, les tasses couraient de main en main, puis le grignotement des pâtisseries commençait.

« Moi, déclara Frida, j’ai connu un gentil-homme…

— C’était Mister Solomon, confia tout bas Nelly.

— Un gentilhomme qui, après un pari contre un Américain, a bu cinquante tasses de thé.

— Avez-vous connu la théière ? » demanda l’irrésistiblement drôle Giuseppa, dont on trouvait toujours le minois fripon quand il y avait à répondre.

Seule, Annette se tenait à l’écart de la gaîté. L’échec de Nouvel avait non seulement peiné profondément son cœur aimant, mais il était un attrait de plus — et celui-là plus insinuant, plus doux et plus puissant que l’attrait de sa gloire attaché à l’écrivain. L’atavisme du servage qui régissait encore ses affections, sous la forme distillée d’un incompréhensible besoin de se donner, faisait de ce déboire un dernier appel à son âme déjà dévouée. Elle avait aimé Nouvel pour l’éclat de son talent son amour, à cause de cette traverse, devenait soudain plus vif, et-ce qui fait le délice d’aimer plus désireux de consoler en s’immolant. Et de ce sentiment qui la rendait tout à coup grave, elle concevait un besoin de recueillement et de solitude. Elle s’exaltait dans son rêve intérieur, d’une poésie inexprimable, que le bruit offensait. Elle s’approcha de Frida :

« Voulez-vous chanter une dernière fois encore avant le départ ? » supplia-t-elle.

Toutes sortes de causes avaient en quelques jours modifié les sentiments des deux miss Allen à l’endroit de cette « mulatto venue du pays noir ». Au début, la blonde Frida n’eût peut-être pas daigné répondre ; cette fois, elle ne fit aucune difficulté pour daigner chanter, et le flot des jupes soyeuses passa de nouveau la porte, à la suite de l’Anglaise, qui s’en fut reprendre sa mélodie.

Cette fois, Nouvel et Maréchal, qui fumaient, restèrent seuls dans le cabinet de l’écrivain.

Ces deux grandes pièces contiguës étaient reliées par deux portes percées à chaque extrémité de la cloison de séparation, dont l’une restait toujours ouverte, drapée d’une sombre portière en afghanistan, l’autre fermée. C’était face à celle-ci, dans le salon, que se trouvait le coin du piano autour duquel s’étaient rangées de nouveau les jeunes filles ; Mme de Bronchelles, sur un siège un peu à l’écart, paraissait causer avec la mère de Nouvel de sujets fort attachants. Vittoria, plus ténébreuse que jamais ce soir-là, après avoir erré, d’un pas rythmé à la musique, le long du salon, s’approcha de celle des deux portes qui était fermée, et là, son oreille saisie du bruit de la conversation des deux amis son oreille incroyablement fine qu’avait aiguisée sa nature inquiète et curieuse — l’avertit de rester aux écoutes.

C’était un bien compliqué problème vivant que cette Italienne d’apparence morose, dont toute la vitalité méridionale se condensait à l’intérieur, compressée par une sauvagerie défiante, qui lui avait enseigné à craindre tout. Personne n’avait jamais pénétré son âme obscure, mais on pouvait dire en revanche que son âme obscure avait pénétré toutes celles dont elle s’était approchée ; quand ce n’avait pas été par sa perspicacité profonde, au moins par le moyen plus brutal de l’indiscrétion. Et ce besoin d’apprendre, de savoir, de surprendre des insignifiances qui ne regardaient qu’autrui, était bien moins le fruit d’une vulgaire curiosité qu’une immense méfiance ; l’imagination d’une hostilité qui l’aurait enveloppée, et dont elle n’aurait pu se défendre que par ruse. Le chagrin par lequel elle venait de passer, et dont André Nouvel était la cause, n’était pas de nature à guérir son extraordinaire manie. Mais, ce qu’il y avait de particulier, c’est que c’était surtout à l’endroit de l’écrivain, dont elle s’exagérait la malveillance à son égard, que s’exerçait maintenant sa mise en garde.

Pour que les paroles des deux jeunes gens pussent lui parvenir aussi nettement, il fallait qu’eux aussi, de l’autre côté de la porte, fussent installés sur le divan de cuir rouge qui barricadait élégamment cette issue.

Sous le châssis de cette même porte, dans le salon, il y avait une chaise. Vittoria s’y assit nonchalamment, l’air d’écouter le chant de Frida, mais en réalité séparée seulement de Nouvel et de Maréchal par un mince pan de chêne. Elles se les représenta tout de suite, tels ils étaient, avec cette faculté merveilleuse qu’elle avait de reconstituer par le seul organe de son ouïe subtile des scènes invisibles, et aussi par la connaissance qu’elle avait de leurs habitudes à chacun. Nouvel devait être étendu à demi sur ce divan turc, où il trouvait le plus de volupté à la griserie légère de ses cigarettes. Le normalien était vraisemblablement debout devant lui, bougeant à peine de minute en minute, d’un pas. Seulement, au premier instant, la signorina eut la déception de s’apercevoir que leur conversation à voix basse lui était inintelligible à cause du bruit rival de la musique. Il n’y eut qu’une minute — pendant un pianissimo de Frida, si léger qu’on eût dit un instrument éthéré vibrant sous une plume — qu’elle entendit le mot mariage.

Aussitôt, par un effort inouï de volonté, elle s’isola de la romance, s’épuisant à ne recueillir d’autres bruits que ceux des mots intrigants qui se disaient à si peu de distance d’elle ; puis, le diapason de la causerie monta. Les deux jeunes gens parlaient avec plus de chaleur à mesure qu’ils allaient.

« Il y a des hommes faits pour cela, mon cher, toi non, disait Maréchal. En général, oui, il faut y passer ; nous sommes des êtres de famille, incomplets jusqu’à l’association du mariage ; la femme, les enfants, cela nous achève, et aussi cela nous continue après la mort. Dans le cas ordinaire, je suis partisan du mariage, et je t’assure que pour moi…

— Parlons de toi ! répondait paresseusement Nouvel ; tu as beau jeu à prêcher le célibat, toi qui t’y obstines !

— Moi je ne me marie pas parce que j’ai autre chose à faire dans la vie, tu le sais bien, Nouvel. Autant que d’autres, j’aurais aimé un intérieur, une compagne, des enfants qui n’auraient pas été continuellement mourants sur leur petit oreiller ; mais tu sais bien, que diable !… Toi, c’est tout autre chose. Tu es un individu à part, bien plus personnel que collectif. Voyons, je te le demande, est-ce qu’une femme et des enfants te complèteraient, toi ? Est-ce qu’avec ton talent, l’ensemble de tes œuvres, tu n’es pas un homme bien achevé, bien fini, et est-ce que l’épouse que les autres rêvent ne serait pas pour toi une entrave, un obstacle, un morcellement de toi-même ? Un écrivain comme toi est marié à sa plume, va ! S’il lui est infidèle, c’est une personnalité qui s’écroule, et s’il veut être fidèle à la plume, à la vie de la plume qui est si particulière, si différente de la vie bourgeoise, il lui faut sacrifier la femme qu’il a épousée. Voilà mon dilemme, mon cher. Tu t’engages inconsidérément dans cet état qui n’était pas fait pour toi ; si tu veux être bon mari, il faudra que tu cesses d’être l’homme de lettres dont tu as si parfaitement tenu le rôle jusqu’à aujourd’hui. Mais si tu tiens à ton métier, qui est peut-être le plus séduisant et le plus généreux, par pitié pour la jeune fille que tu as choisie, que je ne connais pas, mais que je respecte et estime à cause de ton choix, ne l’épouse pas ! »

Les romances s’étaient tues. Toutes les attentions avaient passé des lèvres de Frida à celles d’Ogoth, qui disait les paroles d’une chanson danoise, tout en esquissant l’air du bout du doigt sur les touches. Vittoria feuilletait avec ostentation un catalogue qu’elle avait eu la bonne fortune de trouver sous sa main, et qui expliquait sa solitude. Par les fentes de la porte, de minces filets de fumée venaient jusqu’à elle, émanant du groupe des deux hommes. Elle écoutait maintenant avec passion.

« Tu es extraordinaire, Maréchal, répondait l’écrivain ; j’avoue que ta théorie est curieuse, et ma foi, je crois bien que je l’avais partagée moi-même jusqu’à ce jour. Mais aujourd’hui, vois-tu, mon vieux, j’ai compris mon erreur, et j’ai pris la décision redoutable après une mûre réflexion, crois-le bien. Je ne m’engage pas inconsidérément, j’ai vu net dans ma situation. Je viens, n’est-ce pas, de recevoir un affront terrible pour un auteur ; à la face du public, je suis déconsidéré et dérisoire ; je suis fini si je ne reprends pas un autre prestige. Vite un autre piédestal pour l’auteur Nouvel, tombé hier soir du sien ; n’importe lequel, mais il faut qu’il remonte, de quelque façon que ce soit ! Alors l’idée du mariage m’est venue comme un trait de génie ; un mariage de prince, un mariage à grands coups de cloche à la Madeleine, avec toute la grande pompe religieuse, depuis les hallebardiers jusqu’aux tapis sur la place ; un mariage avec une riche fille, mais un mariage qui attire les yeux ; non point avec la première bourgeoise millionnaire venue ; je voudrais une femme qui fît de mon salon un lieu d’élection et de sélection : car remarque que ce qui m’a manqué jusqu’ici, c’est la réception. Auteur de femmes, j’ai besoin de réunir ici mes lectrices choisies, et pour les recevoir, ma mère n’est pas la maîtresse de maison qu’il me faut. Saisis-tu, maintenant, l’opportunité d’une jeune Mme Nouvel attirante et originale, qu’on vienne voir par plaisir, et qui remonte ma réputation sans empiéter dessus ? saisis-tu surtout l’opportunité d’une figure singulière qui ôte toute banalité à mon chez moi, et qui soit vraiment femme d’artiste, hein, Maréchal ?

C’est justement la conception que je n’ai pas du mariage, répliqua M. Henri. Ta spéculation est d’un bon commerçant en livres, et je crois que tu réussiras à t’achalander si tu trouves l’associée que tu rêves. Seulement, j’attendais de toi qu’en te mariant tu t’inquiètes d’une autre question que de celle de tes affaires ; de celle qu’on désignait autrefois par le mot toujours vrai d’inclination. »

Vittoria entendit que Nouvel riait doucement.

« Mon jeune ami, que tu t’y connais peu, toi qui t’imagines être virulent quand tu dis le mot d’associée à propos de la femme que je choisis ! Mais aucune expression n’est plus propre, ni plus naturelle, mon cher, ce n’est pas à un homme qui connaît le cœur humain comme moi, qui a étudié si exclusivement l’amour, qu’on peut demander d’attendre le coup de foudre pour se marier, si le mariage se présente utilement. Il est vrai que la jeune fille sur laquelle j’ai jeté mon dévolu m’est particulièrement agréable ; mais, si à tous les avantages qu’elle réunit elle avait joint celui de m’inspirer une vraie passion, comme il en existe, et comme j’en ai peint, je t’avoue que j’en aurais été aussi heureux qu’un autre.

— Tu as donc trouvé ? demanda Maréchal.

— Toutes les conditions réunies, sauf, hélas ! la dernière. (Dis-toi bien cependant que je ne suis pas un rustre, et qu’elle sera parfaitement heureuse.) J’ai trouvé le type qu’il fallait pour attirer les regards. Si la presse le veut bien, il y aura des comptes rendus piquants sur l’originale beauté de ma jeune femme ; elle a la grosse fortune dont j’avais besoin, elle a l’esprit et la grâce voulus ; as-tu compris maintenant que c’est la petite quarteronne de Mme de Bronchelles, Annette ? »

Vittoria, presque sans souffle, fit un effort suprême pour recueillir l’exclamation de Maréchal, mais elle eut beau faire, elle n’entendit rien. Maréchal n’avait pas répondu.

« Mais quoi ! reprit Nouvel après un moment d’étonnant silence, est-ce que tu désapprouves mon choix maintenant ? Est-ce qu’elle n’est pas ravissante, cette petite ?

— Écoute, Nouvel, fit le jeune homme, je vais te dire mon sentiment : tu fais là une affaire, n’est-ce pas ? une affaire ronde — et bonne — dont tu conviens avec beaucoup de désinvolture ; eh bien ! mon cher, j’aurais préféré que, dans ce cas, l’affaire ait eu pour objet une autre que Mlle Maviel. Une autre aussi riche, qui aurait eu beaucoup de grâce — il s’en trouve, — mais qui n’aurait pas été celle-là. Car, je ne l’ai vue qu’à peine, mais elle m’a paru du nombre de plus en plus petit de celles qui sont capables de faire encore des mariages d’amour. Il est vrai que, si elle ne trouve pas avec toi le bonheur absolu, elle ne pourra pas se plaindre ; elle est un peu en dehors de la société par sa naissance ; tu as encore l’air de faire une bonne œuvre. »

« Vittoria ! appelait au piano Maria Ormicelli, viens donc chanter « Stella amore ».

— Je ne peux pas chanter ce soir, répliqua Vittoria toute blême, j’ai la voix cassée ! »