La Pension du Sphinx/4

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 88-115).

IV

LA SIGNORINA

Entre Vittoria et Annette s’était ouverte la guerre traîtresse et pernicieuse dont le plus grand péril était la confiance de l’une vis-à-vis la fureur clandestine de l’autre. C’était le duel entre le bon chien naïf et rustaud et l’adroite malignité du chat ; la créole était, sans s’en douter, entre les griffes d’une terrible petite panthère, et les choses seraient peut-être allées fort loin, sans un événement inévitable et d’une simplicité banale, qui vint apaiser sous sa brutale réalité sa fureur de jolie panthère offensive.

Et cet événement, qui devait, sinon vaincre la sauvage colère de Vittoria, au moins la disposer à plus de mansuétude, ce fut la petite affiche rouge qui, trois jours après le thé de Nouvel, courait les rues, plaquant les murs, répandant partout l’annonce de la nouvelle pièce qu’allait donner le Théâtre Parisien, « l’Écervelée » d’André Nouvel, avec la distribution des rôles.

Un flot d’amertume vint au cœur de la Florentine la première fois qu’en promenade avec ses sœurs et les Anglaises, ses yeux tombèrent sur ce carré de papier écarlate qui proclamait la publicité de ce nom qu’elle avait tant cru porter un jour ; et l’idée lui vint de passer outre, promptement, sans regarder ; puis un relent de curiosité, ou peut-être un raffinement de rancune, le secret espoir de quelque jettatura capable de détourner pour une fois le succès de ce nom troublant, la poussa au contraire à venir voir de près.

« Approchons-nous », dit-elle à ses amies.

Et elle lut tout, dans le détail, avec sa cruelle complaisance et son insurmontable sang-froid, jusqu’à ce qu’elle eût aperçu dans la distribution des rôles de femmes, au second rang, juste au-dessous de celui du principal rôle, son propre nom « Vittoria », qui fit passer un nuage devant ses yeux.

Escomptant le genre de sa comédie, qui ne devait pas permettre aux jeunes habitantes de la villa du Sphinx de la connaître, André Nouvel n’avait pas vu d’inconvénient à ce que son héroïne, si semblable au modèle, portât le nom dont il ne pouvait la séparer dans son esprit. Il n’avait pas prévu l’occasion de l’affiche révélatrice qui devait porter un tel coup à l’Italienne.

Était-ce le souvenir d’une fantaisie sentimentale qu’il avait eue pour elle jadis, qu’il avait consigné là ? Pourquoi avoir mis son nom dans la pièce si elle lui avait toujours été indifférente ? Mais pourquoi aussi l’y avoir laissé quand il avait cessé de l’aimer ? C’était un délicat problème qui mit en désarroi l’esprit de la pauvre fille, jusqu’à ce que la vérité, que ses compagnes mieux au courant lui avaient scrupuleusement cachée, lui apparût vaguement.

Quand elle se fut bien torturé le cerveau à résoudre l’énigme, elle eut un soupçon de ce qu’avait été en réalité son éphémère roman. Elle avait souvent entendu parler d’auteurs qui travaillent, en les prenant dans la vie réelle, certains types impossibles à créer de toutes pièces. Quelle ressemblance avait sa triste histoire, dont l’épilogue était son nom échoué banalement sur une affiche des rues — avec quelque chose de ce genre ? À peine cette idée l’eut-elle effleurée qu’elle dévora toutes les autres, et l’emplit de mélancolie. Elle n’eut plus dès lors de paix qu’elle ne fût allée consulter son oracle Ogoth, en dépit du coup de collier que donnait l’étudiante à la veille de passer sa dernière épreuve d’internat.

C’était après dîner ; on lisait en bas l’Histoire du moine Herménégilde ; Ogoth était depuis longtemps remontée travailler. Vittoria se leva, sortit du salon dans la grâce féline qui ne quittait jamais sa svelte personne, et monta l’escalier lentement, la main crispée à la rampe, la paupière tombée, comme fatiguée par la lumière ardente et drue que dardaient d’en haut les fils électriques. Elle gravit les deux étages, dans cette noblesse machiavélique qui l’apparentait si étroitement aux artificieuses princesses florentines, ses souveraines d’autrefois. Elle s’arrêta une seconde avant de frapper à la porte de la Norvégienne, un léger halètement aux lèvres, puis elle se décida à entrer.

« Ma pauvre Vittoria… » murmura l’étudiante d’un air de reproche, en lui montrant en même temps, les gros livres amoncelés sur sa table. Vittoria l’interrompit :

« Je sais que je vous dérange, Ogoth, mais il faut que je vous parle — un quart d’heure seulement — et ce soir. Il s’agit de la pièce de M. Nouvel que signifie ce nom, le mien, Vittoria, que j’ai lu tantôt sur l’affiche ? Est-ce une simple coïncidence, un goût qu’il aura eu pour ce prénom italien, ou bien est-ce vraiment moi, Vittoria Ormicelli, qu’il a représentée dans son Écervelée » ? ou bien… »

La philosophie d’Ogoth ne lui permettait pas d’humeur contre les importunités d’autrui ; elle s’était retournée vers la jeune fille avec autant de calme que si elle eût continué son travail brûlant de la dernière heure.

« Ou bien, poursuivit Vittoria, est-ce le souvenir… J’ai une grande amitié pour vous, Ogoth, j’ai confiance dans votre discrétion et votre sagesse, vous allez me répondre franchement, comme je vous parle. Vous savez qu’André a été extrêmement aimable près de moi pendant longtemps ; j’ai véritablement cru qu’il m’aimait, est-ce le souvenir de… cela ?… »

Les éclatantes prunelles de la signorina, qui maintenaient si crânement d’ordinaire la fierté de son nom belliqueux, se voilèrent sous ses cils, et son orgueil ne put retenir deux larmes, deux larmes d’enfant, sincères, limpides, cent fois plus touchantes que la glaciale expression de son chagrin, mais qu’elle écrasa vite sur ses joues du bout de son doigt.

« Ma pauvre petite Vittoria, dit Ogoth, secrètement émue elle aussi, mais malhabile à consoler comme les femmes que de longues études ont masculinisées et qui ont perdu leurs attributs de douceur et de tendresse, ma pauvre petite amie…

— Voyons, dites-moi la vérité, vous qui voyez ce que beaucoup d’autres ne voient pas, Ogoth, répliqua Vittoria, en riant d’un rire forcé, nerveux et amer ; je me suis trompée, n’est-ce pas ? il avait tout simplement besoin d’entendre parler de l’Italie, il m’a fait causer, et je me suis imaginée que c’était moi qu’il voulait entendre. Vous devez me trouver bien sotte, ma pauvre Ogoth.

— Non, Vittoria, non, je vous assure ; si je blâme quelqu’un, ce n’est pas vous qui n’êtes qu’une enfant, et qui vous êtes laissée prendre à un piège où les plus expérimentées auraient peut-être fait comme vous, mais M. Nouvel qui a été coupable. Votre singularité a plu, dès qu’il vous a vue, à son esprit sans cesse occupé de son art littéraire ; et c’est le littérateur uniquement, l’analyste, l’homme curieux d’échantillons humains, qui vous a courtisée de longues semaines. Le malheur, c’est qu’on ne sait pas toujours dédoubler les deux individus qui vivent dans ce terrible garçon : l’homme et l’artiste. Le premier estimable, honnête, loyal, au niveau de ce qui compose ce qu’on appelle la bonne société ; pas au-dessous, mais pas au-dessus. Le second, esthète, poète, sentimental, capable de mener, par l’ampleur de ses idées et la délicatesse de ses conceptions quintessenciées, la foule de ceux qu’il ne dépasse pas dans la vie pratique. C’est ce dernier que vous avez connu, c’est celui dont l’attention vous a tant flattée ; le premier c’est l’être égoïste et irraisonné qui a sacrifié votre sérénité, votre bonheur à son intérêt.

— Je m’en étais doutée tantôt, murmura Vittoria d’une voix étranglée où l’on sentait des larmes ; seulement, il me semblait que dans les arts, quand on voulait des modèles, on les payait, et que, si l’on ne trouvait pas de gens à solde, on s’en passait. »

Ogoth restait silencieuse, renfonçant sous sa manche noire la petite manchette blanche qui s’obstinait toujours à dépasser dans le mouvement de la plume.

« Maintenant, continua l’Italienne, c’est le tour de Mlle Maviel. »

Car c’était désormais vers Annette que s’écoulaient ses pensées tumultueuses dans sa petite tête lasse ; Annette qui, elle aussi, aurait son tour de la déception quand l’illusion se dissiperait pour elle, comme elle s’était dissipée pour Vittoria ; cette humble petite « Café au lait » contre laquelle la jalousie de la Florentine ne trouvait plus prise, maintenant qu’on savait ce qu’il en était des attentions de M. Nouvel, Annette enfin, qu’un commun sort, et les larmes qui l’attendaient demain, rendait presque sympathique tout à coup à son ennemie.

« Est-ce que M. Nouvel l’a remarquée aussi ? demanda naïvement la Norvégienne qui, pour deviner certaines choses, n’était plus du tout femme.

— Oui, répondit Vittoria, oh ! oui.

— On ne peut pas la laisser, elle aussi, dans sa dangereuse erreur, réfléchit la sage Ogoth : il faudra en causer avec Mme de Bronchelles. »

Elle n’avait pas fini de parler, qu’un vrai galop de jeune poulain retentissait dans l’escalier ; puis, la figure orageuse de Giuseppa glissa dans l’entre-bâillement de la porte.

« Ogoth ! Ogoth ! cria-t-elle, vous voulez bien, n’est-ce pas, que demain… ».

L’étudiante jeta sur sa table de travail un regard désolé ; il lui fallait la longanimité d’un Herménégilde pour ne pas renvoyer d’un geste ces Italiennes, qui, avec un acharnement de race, semblaient s’ingénier à la tourmenter, comme de petites mouches opiniâtres, jusque dans ce dernier labeur fiévreux d’une veillée d’armes.

Giuseppa entra tout à fait et bondit sur la Norvégienne.

« Vous voulez bien que demain je vous accompagne à Paris ? Madame, ira avec vous ; moi aussi, n’est-ce pas, picciola mia ? Dites oui… je vous adore… Madame me répète que nous ne pouvons pas toutes vous escorter, c’est vrai ; mais moi, je ne suis pas les autres ; je suis une future étudiante, moi ; il faut bien que je voie ces choses-là de près. Dites oui, bellissima mia !

— Ce n’est pas à moi de décider cela, Giuseppa, répondit Ogoth, il faut faire ce que madame vous dira. »

L’enfant se redressa. Ses énormes yeux noirs fulguraient ; ses cheveux sombres flottaient courts et touffus, sans un lien, sur ses petites épaules. carrées, sur ses joues.

« Madame m’a dit que je resterais ; moi, je vous garantis que j’irai. »

Vittoria se leva, placide.

« Viens, dit-elle à sa sœur, nous empêchons Ogoth de travailler. »

Et tout rentra, en apparence, dans le calme ; l’étudiante reprit ses livres, les jeunes filles retournèrent dans leur chambre ; après un bruit successif de portes fermées du haut en bas de la maison, on n’entendit plus rien ; ni le feuillètement des livres d’Ogoth, ni le cri-cri de la plume de Frida, qui s’épuisait chaque soir en de longues épîtres, on ne savait à qui seul sous le ciel, mister Solomon devait le connaître — ni le grignottement de « Café au lait » qui s’administrait dans sa chambre, en guise d’en-cas, des tartines de confiture de goyave, arrosées de jus d’orange.

C’est pour le lendemain qu’était l’orage.

Il éclata sournoisement avant que le soleil fut levé ; et le premier indice en fut le petit bougeoir de Giuseppa qu’on vit courir dans l’escalier, comme l’aube ne blanchissait pas encore.

Mme de Bronchelles finissait de s’habiller pour donner à Ogoth le témoignage d’affection de la conduire à ce qu’on appelait si suggestivement « son épreuve », quand elle aperçut cette petite flamme folette errant dans les paliers.

« On s’est promptement levée, ce matin, dit-elle à Giuseppa.

— Il fallait bien, répondit sèchement la petite fille.

— Ce n’était pas utile, Giuseppa, puisque je vous à dit que je ne pouvais pas vous emmener aujourd’hui à Paris. »

Les deux mains de l’enfant se crispèrent à la robe noire d’Ogoth qui descendait juste à ce moment, et s’y enfoncèrent comme des griffes de jeune chat.

« Emmenez-moi, vous, au moins, gémit-elle d’une voix déchirante.

— Cela m’est impossible, ma petite amie », répondit tranquillement Ogoth, qui, de ses doigts minces mais nerveux, détacha sa jupe de l’étreinte et poursuivit son chemin dans son ordinaire majesté.

La petite Italienne était suffoquée. Elle vint se poster devant Mme de Bronchelles, et, d’une mine de défi, lui demanda une dernière fois :

« C’est bien décidé, madame, vous ne voulez pas que j’aille avec vous ?

— Ce que j’ai dit une fois est irrévocable, vous le savez bien, Giuseppa. »

L’enfant resta quelques minutes devant la porte du perron dont le vent coulis agitait follement la flamme de sa bougie, pendant que les deux voyageuses s’éloignaient d’un pas alerte que pressait l’heure.

« Il faudra qu’elle le regrette, se dit-elle quand elles eurent refermé la grille du jardin ; elle le regrettera. »

Et, le pas ferme, l’allure désinvolte, elle rentra, la prunelle élargie et étincelante par l’apprêt de quelque secrète machination élaborée dans son esprit mystérieux. Tout le monde, sauf ses sœurs qu’elle avait éveillées par un sabbat préalable, dormait dans la maison. Elle ouvrit la porte du cabinet de Mme de Bronchelles dont elle embrassa du regard le meuble somptueux.

L’heure de la vendetta était arrivée.

Le jour n’était pas encore venu ; le châssis des fenêtres et le dessin des rideaux commençaient seulement à se découper dans une lumière naissante ; tout le reste était obscur, sauf quelques objets blancs, marbres, albâtres ou porcelaines, qui ressortaient. Giuseppa fit quelques pas, pressa un bouton, et quand la pièce fut illuminée de la puissante et blanche lumière électrique, elle s’y enferma d’un double tour de clef. La bibliothèque s’offrait dans le fond, avec ses dos de reliures luxueuses, ses éditions riches, la somptuosité palpable des belles-lettres qui est le raffinement de l’amour du Livre chez le lecteur artiste. L’Italienne connaissait quel prix Mme de Bronchelles attachait à ces exemplaires, pour la plupart illustrés et sur papiers rares, des meilleures œuvres de l’époque enrichies de dédicaces autographes ; et, dans son petit vandalisme féroce, elle rêva tout de suite de coups de canif distribués largement, à tort et à travers, aux pages de ces chefs-d’œuvre. C’était une vengeance délicieuse, car ces livres, le plus souvent prêtés au dehors, garderaient leur apparence élégante qui les aurait laissés circuler chez les amis de la maison, jusqu’au jour où le déchiquetage intime des feuilles serait révélé ; et alors le plaisir des dieux, pimenté des scènes drôlatiques qui ne manqueraient pas de naître, prendrait une saveur inconcevable.

Malheureusement pour Giuseppa, la petit clef minuscule qui fermait les portes vitrées n’était pas là, et le moyen extrême de briser les glaces, trop scabreux, l’aurait perdue.

Sur la cheminée, une admirable reproduction en marbre d’un autre marbre célèbre : « La jeune fille qui rit », dressait sa grâce. C’était un objet de grande valeur, que l’année passée les élèves de Mme de Bronchelles lui avaient offert, en symbole ingénieux et délicat. Elle avait aux lèvres un merveilleux sourire, un sourire bien féminin et juvénile qui vous gagnait quelquefois quand on regardait attentivement ce visage rieur. La petite conspiratrice passa, l’œil machinalement levé sur la statue, et ce sourire, cet éternel sourire de la jeune fille, narquois et franc, au lieu de l’égayer l’offensa ; car, ni plus ni moins que celles de Jupiter, ses colères étaient terribles. Une abominable pensée lui traversa l’esprit.

Elle compta sur ses doigts : outre Mme de Bronchelles, elles étaient dans la maison douze habitantes avec les servantes ; il y avait donc onze chances sur douze qu’elle ne fût pas inculpée dans « l’accident ». Ce calcul fait, elle prit une chaise, et, ses souliers ôtés, se haussa sur la cheminée avec l’agilité d’un petit ramoneur.

Quand le fracas sinistre retentit par la maison, Annette sursauta dans sa petite chambre d’en haut, où le bruit arriva légèrement assourdi, mais gardant encore une sonorité de mauvais aloi. Elle était au lit ; elle se leva, se vêtit prestement d’un petit peignoir, et courut à la chambre de sa voisine Gertrude, pleine de cet émoi toujours prêt à naître dans sa vive et vibrante nature.

« Avez-vous entendu, Gertrude ? avez-vous entendu ?

— Le bruit ? C’est quelque maladresse des domestiques ; laissez-moi dormir, je vous prie », dit la tranquille Flamande.

Ce n’était pas satisfaisant. Les pieds nus dans ses sandales, elle descendit lentement l’escalier, l’oreille aux écoutes. C’était d’en bas que venaient les voix, sans doute les lamentations d’usage quand un « malheur », est arrivé. À mesure qu’elle approchait, le murmure devenait clair ; on distinguait les voix plus vulgaires des quatre bonnes, puis le pittoresque parler de Maria et Vittoria, qui, elles aussi, étaient venues au lieu du sinistre. Le cœur d’Annette, prompt à s’impressionner, battait à grands coups sous les gros plis de sa robe flottante.

Seulement, le tragique de son émotion se transforma en gaîté quand elle poussa la porte du cabinet de travail que le désarroi général avait laissée ouverte.

Les quatre servantes, coquettes dans l’uniforme de leur tablier de neige, étaient à genoux, toutes avec la même mine dolente, autour de la cheminée. Vittoria et Maria, rigides et muettes maintenant, se tenaient debout ; debout aussi, mais si haut perchée sur la cheminée qu’il fallait lever la tête pour apercevoir son diabolique minois, Giuseppa pontifiait, profondément impénitente, pendant que par terre gisaient ici une main, là un pied, autre part la tête effritée de la Rieuse de marbre.

Quant à la scène du crime, il était facile de la reconstituer. Une fois de plain-pied avec sa victime, Giuseppa avait engagé la lutte entre ses petits bras nerveux et l’énorme poids de la sculpture. Vraisemblablement, ç’avait été épique ; mais, prise aux épaules par les solides menottes de cette furie d’enfant, la pauvre statue n’avait pu que se résigner au bris mortel, et tout ce que l’on pouvait dire d’elle, c’est qu’elle était tombée le sourire aux lèvres.

Mais Giuseppa avait compté sans la vigilance des servantes qu’un si formidable tapage ne pouvait manquer d’attirer ; elles étaient arrivées toutes, successivement, se heurter à la porte fermée ; et, ne soupçonnant pas que l’auteur du méfait pût être une de ces « demoiselles », elles avaient vite été quérir la clef de réserve qui pendait à leur trousseau, tremblant toutes quatre et ne doutant pas qu’il n’y eût un malfaiteur dans la pièce. Maria et Vittoria étaient ensuite descendues, et tout ce monde avait trouvé Giuseppa juchée en place de celle qu’elle venait de si bien détrôner, Giuseppa que l’énormité de son crime avait stupéfiée au point de lui enlever la force de descendre.

Après un regard de regret jeté sur les débris de ce qui avait été une œuvre d’art si parfaite, Annette ne put s’empêcher de rire ; Giuseppa, ses sœurs, les bonnes, avaient chacune une attitude tellement hilarante, que le comique de la situation l’emportait sur la gravité de l’accident. Les quatre servantes, fort choquées de cette gaîté intempestive, qui ne les étonnait qu’à demi de la part d’une créature de la race d’Annette, relevèrent les morceaux de marbre qu’elles disposèrent en un tas près du principal fragment de la statue, puis elles se retirèrent.

Alors, dans son copieux langage toscan, inintelligible à la créole, la fiévreuse Vittoria commença une mercuriale mémorable à l’adresse de sa cadette. On y sentait une fureur incontestable, et de sanglants reproches, et des menaces, et des lamentations, et de l’ironie, et du pathétique : tous les ressorts de l’éloquence méridionale, quand elle est mise en jeu par un sentiment vif.

Et soudain, l’impassible Giuseppa, qui avait tout écouté d’un air glacial, s’émut aux paroles de sa sœur ; ses paupières orgueilleuses s’abaissèrent, et les larmes lui vinrent, timidement d’abord, une à une, puis à flots ; puis ce fut le tour des sanglots, puis du dramatique désespoir, tumultueux et affolé, qui est le propre des natures chaudes. Elle bondit à terre d’un saut léger, et vint s’affaisser, le visage contre un canapé, son petit corps tout secoué de la convulsion des larmes.

Annette s’approcha, les larmes aux yeux elle aussi maintenant. Elle était ainsi faite que les torts de celui-ci ou de celle-là la laissaient indifférente, et qu’elle ne refusait sa sympathie à n’importe qui,. pourvu que ce n’importe qui eût quelque peine.

« Vous avez été dure pour elle, Vittoria », dit-elle.

Vittoria la fixa de sa prunelle étrange, où brûlaient dans cette minute-là bien d’autres pensées que celles du marbre mutilé, sa prunelle subitement adoucie pour regarder la créole

« Je n’ai pas été trop dure, répondit-elle ; je remplace ici notre mère près de mes sœurs, et j’ai dit à Giuseppa ce que notre mère lui aurait dit si l’enfant avait fait devant elle ce qu’elle vient de faire et qui va peut-être causer notre départ. »

Et comme Annette l’interrogeait de sa mine surprise :

« Croyez-vous que Mme de Bronchelles veuille garder chez elle une petite fille qui, pour se venger d’un ordre donné, brise les objets auxquels elle tient le plus ? Si encore nous pouvions remplacer cette statue ! mais elle est d’un prix énorme et nous n’avons, nous, qu’une petite fortune qui ne permettra pas à nos parents de faire cette dépense. Aussi faudra-t-il se résigner à la honte d’être chassées. »

Annette se mit à rire.

« Et c’est tout ? dit-elle, rien qu’une question d’argent ? Vous croyez qu’on trouverait une statue pareille ?

— Ce n’est qu’une copie, elle a pu être reproduite. Venez alors, dit la créole, venez vite. »

Puis elle entraîna de force Giuseppa qui se raidissait et, dans sa chambre, elle commença par la calmer en l’inondant d’oranges, de dattes et de confitures ; ensuite, sous les yeux de Vittoria stupéfaite, elle ouvrit un coquet portefeuille de cuir odoriférant qui regorgeait de billets de banque. « Prends, lui avait dit là-bas M. Maviel, mets là-dedans tout ce que tu pourras et sois heureuse ; quand ce sera dépensé je serai encore là. » C’était l’occasion d’être heureuse ; elle vida le contenu du portefeuille sur la table.

« Voilà de quoi payer des statues à toutes nos compagnes, n’est-ce pas ? Seulement, arrangeons-nous de manière à ce que le marbre soit remplacé ce soir. »

Vittoria devint blanche comme un linge. Elle demanda :

« Annette ! pensez-vous ce que vous dites ?

— Ma foi oui, dit la joyeuse « Café au lait », et vrai ! cela me fait autant de plaisir qu’à vous de dépenser mon argent. Maintenant si Mme de Bronchelles rentrait par malheur avant que ce ne soit fait, il est bien entendu que c’est moi, moi seule, qui suis l’auteur du méfait. N’est-ce pas, Giuseppa ? »

Et comme Giuseppa, estimant que la meilleure conclusion d’une si tragique histoire était encore de se consoler avec les savoureuses goyaves, se donnait à cœur joie des confitures, Annette marcha vers elle pour lui réitérer sa question : « N’est-ce pas, Giuseppa ? » quand elle sentit une main s’abattre sur son épaule par derrière, et la serrer ferme. C’était Vittoria qu’elle n’avait pas entendue venir jusqu’à elle.

La signorina la regarda un instant d’un œil profond et significatif ; elle avait les prunelles humides, l’air grave et comme une vague tendresse fraternelle greffée sur son éternelle mélancolie. À la fin elle l’embrassa.

« Merci, Annette, dit-elle d’un ton de serment, je vous promets de vous prouver un jour que je ne suis pas une ingrate. À partir d’aujourd’hui je vous suis dévouée. »

Cette déclaration de paix devait paraître passablement surprenante à Annette, qui ne savait même pas qu’il y eût eu guerre entre elles. Elle n’apprécia pas en tout cas, à sa juste valeur, l’avantage qu’il y avait à posséder une alliée de la souplesse, de l’habileté, de la perspicacité vieillotte et de l’ardeur latente de cette inconcevable Vittoria, figure changeante, nature double, capable d’autant de férocité dans le dévouement que dans la vengeance.

Une heure plus tard, les deux nouvelles amies et les Anglaises se mettaient en route pour Paris à la recherche d’un marbre semblable au marbre : défunt. Nelly et Frida, qui, elles, avaient le dédain ouvert et l’ironie franche, appelaient toujours Annette, bien en face, « Café au lait » ; au début, c’était profondément contemptueux, et la créole en avait souffert ; puis, peu à peu, l’habitude avait émoussé l’acuité du surnom ; cette fois, dans le ton où elles avaient dit ces trois mots : « Mademoiselle Café au lait, nous allons vous accompagner », on sentait un nouveau sentiment, qui tenait de la cordialité, de la sympathie et de la déférence. Était-ce le nuage d’or, planant autour d’Annette, qui l’avait tout à coup métamorphosée à leurs yeux de Britanniques, ou bien sa bonté qui, s’insinuant peu à peu, avait enfin touché leur cœur de jeunes filles ? À partir de ce jour, leurs poignées de main devinrent plus chaudes, leurs sourires discrets plus fréquents, et leurs lèvres moins dédaigneuses, quand elles tournaient vers Annette leurs jolies figures de chromos frais. Il y avait dans la quarteronne un rayonnement mystérieux, qui orientait de force les cœurs vers elle.

Pendant que ces scènes se passaient chez elle, Mme de Bronchelles poursuivait sa route vers Paris en compagnie d’Ogoth Bjoertz, que l’heure importante qui se préparait pour elle laissait dans sa noble placidité. Il semblait qu’elle fût indifférente à l’examen où se jouait son intense ambition, et que c’en fût une autre qui le passât à sa place. C’était l’excès de sa maîtrise d’elle-même, que de se montrer toujours au-dessus des événements les plus poignants ; et même durant ce trajet, où il n’y aurait dû exister pour elle d’autre préoccupation que celle de cette épreuve suprême de ses études, elle se remémora le discours de Vittoria, la veille, l’avertissement que lui avait donné la signorina, et elle entama sur-le-champ, avec Mme de Bronchelles, le sujet épineux de l’amitié naissante entre André Nouvel et Annette. On aurait presque voulu la voir pâle et tremblante comme une vraie femme : elle se fit logicienne.

Regardez, dit-elle en montrant la première affiche qu’elles eussent aperçue de la pièce de l’écrivain ; ces hommes d’esprit sont inconcevables ; ils s’acharnent après leurs propres défauts, quand ils les ont découverts… chez les autres. L’Écervelée ! Il a appelé sa comédie l’Écervelée ! J’imagine que ce doit être l’histoire d’une femme frivole et irréfléchie, n’est-ce pas, le titre est clair ; eh bien ! l’irréflexion, cette épouvantable plaie du genre humain, c’est justement ce qui gâte toutes les qualités de ce pauvre Nouvel ; c’est un écervelé… »

Mme de Bronchelles, tout d’abord, se mit à sourire :

« Ma belle Scandinave, lui répondit-elle, quand donc pénétrerez-vous enfin le caractère français ? Nous avons beau faire tous nos efforts pour paraître graves et sagaces, nous autres, le souci de charmer nous perd toujours en société, et nous tombons presque immédiatement dans la badinerie dès que nous commençons à causer. Tenez, voyez M. Maréchal lui-même, ce vieux garçon de vingt-cinq ans qui est savant comme quatre et enténébré comme pas un ; quand il est trois à parler, pour peu qu’il soit en verve, il babille comme une jeune fille, à tort et à travers. André Nouvel est maître dans l’art de plaisanter, n’empêche que son cerveau soit un outil remarquable, et que, dans la solitude, il pousse la réflexion jusqu’à son travail le plus ardu. Vous n’avez donc pas lu ses livres ?

— Si, madame, fit Ogoth, et je sais aussi bien que d’autres quel penseur profond il fait. C’est un auteur accompli, et Dieu me garde d’incriminer son cerveau. Seulement, dans la vie, il ne suffit pas d’être intelligent ; ce n’est pas l’aimable gaîté de M. Nouvel que je blâme, c’est son manque de jugement et son égoïsme.

— Vous êtes sévère, ma bonne Ogoth ; décidément nos âmes françaises vous sont inintelligibles. Quand on veut connaître le bon sens d’André, on n’a qu’à l’écouter parler ; et si l’on doute de son âme tendre, il suffit de le lire. Est-ce un insensible qui a écrit ces petits volumes délicieux qui ont fait sa réputation de sentimental ?

— Ce n’est pas un insensible, madame, c’est un dilettante. Et tenez, je vais en venir de suite au fait. Si M. Nouvel possédait les magnifiques sentiments d’altruisme et de bonté qu’il a si bien analysés dans ses livres, aurait-il étourdiment causé à la pauvre petite Vittoria la peine de la délaisser, après l’avoir cultivée si longtemps pour sa seule originalité ? Il lui a fait croire qu’il l’aimait, par sa manière d’agir, tout le temps qu’il a eu besoin d’elle pour sa pièce, comme M. Maréchal me l’a fait entendre ; maintenant, vous savez ce qu’il en est, et — ne le dites pas — je vous confie que Vittoria a un gros chagrin.

— Vittoria ! s’écria Mme de Bronchelles, mais c’est une enfant, une gamine ; comment a-t-elle pu prendre pour un sentiment le goût d’André pour les petites causeries familières avec elle ? J’avais bien, par deux ou trois fois, pensé sérieusement… »

Ogoth l’interrompit.

« Cette histoire est finie maintenant, sur une opiniâtre rancune de la pauvre petite ; mais ce qu’il y a de grave et d’urgent à entraver, c’est une autre histoire du même genre, en train de se nouer entre M. Nouvel — un honnête homme qui n’agit que par irréflexion, je vous l’accorde et votre charmante petite amie Annette Maviel. Prenez garde. Dans Vittoria, c’est la vanité surtout qui à été blessée ; chez Annette, une petite âme souverainement aimante, ce serait autrement grave et irrémédiable. Malgré mes préventions contré son origine, cette enfant me plaît irrésistiblement ; j’ai cru de mon devoir de vous signaler la peine qui l’attend. Observez-les, surveillez-les, Ils sont en passe de se rapprocher l’un de l’autre, lui par curiosité, elle par enthousiasme. Lorsque la curiosité de l’auteur sera satisfaite, le mal sera fait chez votre quarteronne ; elle l’aimera. »

Ogoth se tut. Elles approchaient du but ; elle tira de sa poche un livre de pathologie où une question lui restait à voir, et Mme de Bronchelles se dit mentalement que cette incomparable fille avait peut-être mieux pénétré l’âme française qu’il ne paraissait.

Si perspicace qu’on soit, on est si prompt à s’illusionner sur le mérite de ses amis, surtout de ceux dont le renom vous flatte, et dont l’amitié vous a toujours été agréable, que cette femme de jugement avait laissé inaperçues les petites faiblesses d’André Nouvel. Mais elle était trop loyale pour ne pas les reconnaître quand on les lui faisait toucher du doigt, le cruel avertisseur fût-il l’une de ces jeunes filles qu’elle était censée diriger. Sous les paroles d’Ogoth, dont elle sentait la justesse, elle eut la pénible impression qu’une illusion précieuse s’en allait encore de son esprit. Ce charmant homme perdait un rayon de l’auréole dont elle l’avait entouré ; elle ne lui donna pas raison, mais sa pensée s’en fut de suite avec un serrement de cœur vers Annette, dont la surprenante Norvégienne venait de diagnostiquer si nettement le cas ; Annette dont elle redoutait tant de voir couler les larmes, et qui peut-être était si proche de son premier chagrin. Elle se rappela mot pour mot les paroles de l’écrivain : « J’ai rangé dans ma mémoire ou dans mon intellect, comme dans un musée, les jeunes filles que j’ai rencontrées et étudiées ; j’y ai mis votre insaisissable Vittoria… » puis cette autre phrase, qui empruntait une telle menace de la précédente : « Annette y sera demain ». C’était donc vrai ; il allait s’intéresser à son aimable petit caractère, à sa jolie figure pittoresque, à son esprit pétillant, juste le temps de capturer dans son cerveau ce nouveau modèle de jeune fille. Et après, si sa pauvre petite créole enthousiaste avait donné naïvement son cœur dans la même illusion que l’Italienne !

Oh ! ce Nouvel ! Il lui apparaissait maintenant comme un cruel peintre d’oiseaux qui se serait amusé à prendre des colibris en les blessant, s’estimant quitte s’il les relâchait après. Elle concevait une impatience fiévreuse de voir s’affirmer la supposition qu’Ogoth lui avait mise dans l’esprit ; elle brûlait d’en savoir assez long pour aller trouver l’écrivain et lui dire à temps :

« Vous agissez comme un malhonnête homme ; ayez pitié au moins de celle-là, la plus exquise de toutes. »

Elle ne prévoyait pas combien les circonstances allaient la servir.